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Formes de la SF : Le début de La Grande Roue de Ray Bradbury
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Formes de la SF : Le début de La Grande Roue de Ray Bradbury

Carnaval-vampire
commentaire sur le début de « La Grande Roue » (The Black Ferris) de Ray Bradbury (1948)
 
 
 
Nul besoin de parcourir des centaines de pages noircies pour savoir si l’on est en présence ou non d’un grand écrivain. Quelques lignes en général suffisent. En lisant les premières phrases de la nouvelle « La Grande Roue » (« The Black Ferris »), publiée dans Weird Tales en 1948, puis traduite tardivement en français par Jean Bonnefoy en 1981 pour un « Présence du futur » demeuré hors commerce, avant d’être reprise dans l’anthologie des Territoires de l’inquiétude (n° 6) en 1993, avec une nouvelle traduction de Jacques Chambon, et à nouveau dans le n° 72 de Bifrost d’octobre 2013 – spécial Bradbury –, le lecteur sait immédiatement à quel type d’écrivain il a affaire avec Ray Bradbury :
 
« La fête foraine était arrivée comme un vent d’octobre, comme le vol noir d’une chauve-souris sur le lac glacial, dans un concert nocturne d’os entrechoqués, de plaintes, de soupirs et de murmure tout le long des toiles de tentes battues par une pluie sombre. Elle devait rester un mois durant au bord du lac aux eaux grises et agitées, sous un ciel de plomb traversé d’orages de plus en plus violents. 
C’était la troisième semaine, un jeudi, au crépuscule, et les deux garçonnets longeaient les berges du lac dans le vent froid. »
 
Les anglophones goûteront aussi la V.O. :
 
« The carnival had come to town like an October wind, like a dark bat flying over the cold lake, bones rattling in the night, mourning, sighing, whispering up the tents in the dark rain. It stayed on for a month by the gray, restless lake of October, in the black weather and increasing storms and leaden skies. 
During the third week, at twilight on a Thursday, the two small boys walked along the lake shore in the cold wind.  »
 
En seulement trois phrases qui posent ses thèmes de prédilection, un décor, des personnages et une situation, Bradbury, à grand renfort de comparaisons et de métaphores, parvient à plonger son lecteur dans une atmosphère fantastique tout en imprimant un rythme et un phrasé poétique si caractéristiques de son écriture. 
 
 
Bifrost, dans sa présentation de la nouvelle en 2013, notait à juste titre combien celle-ci contenait déjà « en germe tout ou presque de Ray Bradbury », offrant « un précipité idéal » de son art. « Et la nouvelle de s’ouvrir sur un paragraphe qui nous parle d’octobre, ce mois d’automne fondamental dans l’imaginaire bradburien, de fête foraine, de crépuscule, de l’orage, de l’enfance… ». Mais Bradbury fait plus que poser quelques jalons thématiques ou annoncer sa future Foire des ténèbres. En quelques lignes, il immerge son lecteur dans une atmosphère chromatique et sonore suggestive et effrayante. Les teintes noires et grises marquent l’arrivée de la fête foraine, comme l’invasion de l’obscurité l’arrivée des mois d’automne. À cette atmosphère sombre et plombée, l’auteur adjoint toute une ambiance sonore faite de toiles de tentes battues par la pluie, de cliquetis, de soupirs et de murmures que redoublent parfaitement les belles allitérations de la langue anglaise (les « l » virevoltants, évoquant le « flapflap » d’un vol nocturne, alors que  les « r » ou les « ae » suivis de « i » renvoient aux grincements ou aux clapotements de la pluie). En trois phrases, Bradbury met en place un univers tourbillonnant, tout en mouvement et en forces contraires. Portée par le flux du vent, la fête foraine arrive comme une créature volante (première phrase) puis se fixe  au sein d’un environnement toujours mouvant (un lac agité et un ciel changeant) (deuxième phrase). Face au vent, Bradbury, dans sa troisième phrase, oppose alors l’avancée des deux enfants comme si, d'emblée, ceux-ci étaient en lutte contre cette force naturelle ayant apporté la fête foraine.
 
En entourant la fête foraine d’un voile de mystère et d’épouvante, ces éléments (noirceur, sons inquiétants et mouvement tourbillonnant) permettent à Bradbury d’aborder celui-ci comme un phénomène ou un être étrange et maléfique. Les comparaisons utilisées l’assimilent immédiatement à une bête fantastique recelant un mystère macabre sous la cape membraneuse des toiles de tentes (un mystère suggéré par les bruits d’ossements entrechoqués et les murmures (d’âmes damnées ?) qui en émanent, à nouveau reproduites par les sonorités de la langue originale). Dès l’entame, l’auteur le compare à une créature volante qui, tel un prédateur nocturne, fond sur la ville pour s’en repaître. Or, dans l’imaginaire fantastique, la chauve-souris renvoie instantanément à la figure du vampire, annonçant certains développements de la nouvelle qui, d’une certaine manière, recycle le thème vampirique (notamment un personnage qui rajeunit, change d’aspect et qui, à défaut de sang, ponctionne l’argent de ses victimes…).  Dans la V.O., c’est le terme « Carnival » qui désigne la fête foraine, et l’écriture de Bradbury, en assimilant le « Carnaval » à un prédateur, vient ainsi donner corps à l’étymologie latine de ce terme, le « carnis levare » renvoyant à « l’enlèvement de la chair ». Semblable à une créature vampirique au vol tourbillonnant, le « Carnaval » apporte avec lui les puissances de la nuit et de la mort et recèle d’emblée un voile de mystère que les deux garçonnets vont logiquement tenter de percer ou de lever. 
 
Notons enfin que le bruit des ossements entrechoqués renvoie à la figure macabre du squelette, chère à l’imagerie fantastique, une image qui réapparaîtra en toute fin de la nouvelle, bouclant celle-ci comme un bizarre tour de roue, à l’issue d’un mouvement circulaire (entre la fête foraine et le village) impulsé dès cette ouverture. 
 
Illustration originale pour The Black Ferris dans Weird Tales 
 
Avec ces quelques lignes d’entame, nous voyons que Bradbury ne se contente pas de poser quelques thèmes appelés à devenir sa marque de fabrique mais développe aussi une écriture riche en comparaisons et métaphores qui donnent un tour résolument poétique et fantastique à sa prose, tout en lui conférant une remarquable identité stylistique. Bradbury refusait le qualificatif d’écrivain de SF pour lui préférer celui d’auteur fantastique. Examinée de près, son écriture possède en effet quelque chose d’éminemment fantastique, entièrement faite de glissements qui métamorphosent le réel en images poétiques, comme ici le Carnaval, que le génie du verbe transforme en créature nocturne et prédatrice, abritant en son cœur un secret que la nouvelle va dévoiler, au terme d’un tour à la fois magique et macabre, dans la plus pure tradition foraine. 
 
© Pierre-Gilles PÉLISSIER 

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