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Interview 2017 : A. A. Attanasio pour Radix
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Interview 2017 : A. A. Attanasio pour Radix

Mnémos : Votre roman, Radix, a marqué toute une génération, que pensez-vous de son impact et pourquoi ?
 
A. A. Attanasio : Avec Radix, je n’ai pas tant créé un monde que détruit celui que nous connaissons. La culture contemporaine répond vigoureusement à l’iconoclasme.
 
 
Mnémos : En lisant Radix, beaucoup l’ont rapproché de Dune, d’Herbert ; l’histoire d’une quête initiatique pour les deux héros, leur rôle de messie et leurs dons de prescience, l’accès à une mémoire collective, qui dans le cas de Radix pourrait être rapproché du système de mémoire des Voors, la présence de mutations… que pensez-vous de cette comparaison ?
 
A. A. Attanasio : La structure littéraire de Radix est construite comme une parodie de Dune. Quand j’avais douze ans, je lisais énormément de science-fiction et voulais devenir écrivain, j’ai eu le privilège de rencontrer le célèbre auteur et éditeur de science-fiction, John Campbell, dont la femme faisait du crochet avec ma tante. À cette époque, vers 1963, monsieur Campbell éditait Dune World afin de le publier dans le magazine Analog.
 
Il m’a profondément impressionné par sa connaissance de l’élaboration d’une trame narrative. Il m’a aussi poussé à questionner certains aspects thématiques de cette fresque comme le rôle élitiste du protagoniste, Paul Atréides, les connotations religieuses, le féodalisme et le culte du potentiel humain. Douze ans plus tard, quand j’ai commencé à écrire Radix, je me suis approprié la structure de Dune afin que le lecteur puisse voir mon roman comme une réponse formelle à la conception hiérarchique d’Herbert de la nature humaine.
 
Mnémos : Votre personnage principal, Sumner Kagan, a tout du héros typique du bildungsroman : il est ingrat, sans talent, ne lutte que pour satisfaire ses propres désirs, c’est un personnage sans but. Mais, au fur et à mesure du récit, les épreuves transforment son corps et son esprit et il comprend qu’il est engagé dans une quête, quelque chose qui le dépasse, il découvre sa destinée Pendant l’écriture de votre roman, connaissiez-vous le travail de Castaneda ou possédiez-vous déjà des convictions similaires ? Le cheminement et la quête rédemptrice de Sumner Kagan sont-ils importants ou simplement un prétexte pour décrire votre univers ? Peut-on y voir des influences du roman picaresque ou du bildungsroman
 
A. A. Attanasio : Mettre en scène les transformations de Sumner Kagan qui passe d’une vie misérable au statut de divinité était une tentative d’utiliser une technique littéraire que j’ai découverte à l’université en étudiant le philosophe Kenneth Burke. Il qualifie le langage d’« action symbolique ».
 
Je voulais que mes protagonistes symbolisent notre situation anthropique moderne. Cela demandait un homme en adéquation avec notre histoire dominée par le patriarcat (et une mère qui lui rappelle notre préhistoire païenne). Voici une de mes citations, tirée de la postface de l’édition numérique de Radix : « En regardant l’homme qui pourrait nous représenter, j’acceptais qu’il dût être laid pour incarner notre ère polluée et faible, de par l’inaptitude de son corps, tout comme notre société est faible de par sa stupidité écologique. C’est un homme en colère, aussi avare que notre société mercantile. C’est un monstre dans un monde peuplé de monstres. À la toute fin, Kagan tue et détruit un produit de l’iniquité environnementale et la calamiteuse impersonnalité des deux civilisations et de l’univers. »
 
Et oui, je me suis inspiré de concepts célèbres tirés de la tradition dubildungsroman dans le premier tiers du roman autant que de stéréotypes picaresques comme le périple dans des endroits étranges : une riche histoire littéraire depuis Gilgamesh en passant par L’Odyssée, Beowulf, L’Enfer de Dante et Don Quichotte. J’ai eu la chance de pouvoir trouver une place dans mon roman pour des idées et des images puisées dans ces histoires dont l’« action symbolique » a façonné notre monde.
 
 Mnémos : Votre roman offre une vision à la croisée de la science et du mystique, il entremêle les théories de Newton sur la lumière et la philosophie de Carlos Castaneda. Si les références scientifiques sont claires, on a pu rapprocher certains éléments centraux de Radix aux préceptes de Castaneda, dont le premier livre L’herbe du diable et la petite fumée : une voie yaqui de la connaissance est sorti en 1968. Les Voors par exemple, leur empathie presque totale leur permet de voir vraiment le monde et de le comprendre et les rapprochent du concept de l’attention seconde chez Castaneda qui permet de percevoir l’inconnu, on a aussi associé Sumner Kagan au guerrier voyageur ou au Nagual en sa qualité d’être complet, dont le cheminement l’a élevé, capable de guider ses pairs.
Pendant l’écriture de votre roman, connaissiez-vous le travail de Castaneda ou possédiez-vous déjà des convictions similaires ?
 
A. A. Attanasio : À l’adolescence, j’ai lu L’herbe du diable et la petite fumée et j’ai dévoré les quatre premiers volumes de cette série. En fait, je m’étais entraîné à décrypter ces histoires à dormir debout que Castaneda présentait comme de la non-fiction. En effet, quelques années plus tôt, j’avais plongé dans l’œuvre de Robert Graves et sa Déesse Blanche [ndlr : rebaptisé Les Mythes Celtes]. Graves y présente sa « grammaire historique » comme une étude factuelle de la Triple Déesse, une divinité néolithique lunaire qui aurait incarné la Naissance, l’Amour et la Mort. En fait, comme je le découvris après avoir dévoré ces essais que je considérais comme de l’histoire documentée, La Déesse Blanche est un mélange de mythe, d’anthropologie et d’imagination. Exactement comme la fiction de Castaneda. Graves et Castaneda ont inspiré une approche mythologico-poétique de la fiction, m’encourageant à intégrer différents éléments de philosophie, de folklore, de science sociale et de spéculation mystique. Lorsque je construisais mon écriture, j’ai également été poussé à approfondir le « mysticisme scientifique » de ma fiction grâce à l’influence de diverses icônes littéraires des années 1960 et 1970 : Jorge Luis Borges, Italo Calvino, Gabriel Garcia Márquez, Samuel R. Delany and Roger Zelazny.
 
Mnémos : Ceci m’amène à vous demander d’où vient cette fascination pour la lumière ? Son action est omniprésente ; elle est à la fois création et destruction car ce sont les rayonnements cosmiques qui entraînent les mutations et la destruction sur la planète mais enfantent également les Voors.
 
A. A. Attanasio : La lumière est omniprésente et pourtant tout à fait mystérieuse. La fameuse gedankenexperiment (expérience de pensée) d’Einstein, où il imagine chevaucher un rayon de lumière, a mené à l’étonnante conclusion que, à la vitesse de la lumière, le temps n’existe pas. Du point de vue de la lumière, quand un photon est créé, il arrive instantanément à sa destination ! Cela signifie également que pour un photon la distance jusqu’à sa destination n’existe pas ! Les implications d’une telle idée transcendent même l’imagination d’un écrivain de science-fiction.
La lumière originaire de galaxies lointaine s’en est éloignée bien avant la formation de la Terre, et pourtant ces photons nous trouvent exactement ici, où nous sommes destinés à être depuis la création du temps (après tout, les photons issus de micro-ondes résultant du Big Bang bouillonnent tout autour de nous et sont arrivés instantanément depuis le début de l’univers) ! La lumière nous apprend que nous vivons dans une profonde illusion.
Dans Radix, la Terre baigne dans la lumière alien ! Un rayon de photons se propageant depuis la singularité nue d’un trou noir imprègne notre planète d’une énergie venue d’une autre réalité. La lumière devient donc une métaphore de la lumière divine qui révèle la vraie nature du monde et des gens qu’elle illumine.
 
Mnémos : À vous qui avez été bercé par la peur d’une apocalypse thermonucléaire, il semble inévitable de demander ce que vous pensez de la société d’aujourd’hui ; celle qui semble s’enfoncer toujours plus dans des conflits d’envergure, qui craint la menace bactériologique quand elle ne subit pas la recrudescence de maladies disparues et qui voit des hommes belliqueux prendre le pouvoir.
Dans ce contexte, la science-fiction est-elle toujours d’actualité, voire même nécessaire pour comprendre ce que nous traversons ?
 
A. A. Attanasio : Mon ancienne peur de l’annihilation thermonucléaire a été la traduction de la panique d’un enfant prenant conscience de nos limites mortelles. En tant qu’adultes, nous devons accepter que nous sommes toujours à la limite de l’extinction comme individus et comme espèce car nous existons. La science nous a démontré que le socle de notre existence est le principe d’incertitude ! Des événements arbitraires se produisent tout autour et à l’intérieur de nous. Notre existence est pour toujours provisoire.
Dans Radix, le voyage arrive à sa conclusion lorsque le protagoniste accepte l’inexplicable nature de la réalité comme étant le portail vers ananda, le plus haut degré de l’humanité : le tout est le meilleur. Cette destruction complète des valeurs transcende notre humanité, notre besoin biologique profondément ancré d’une hiérarchie.
 
La science-fiction sera toujours pertinente car elle fournit la mise en scène pour des histoires concernant « le singe et l’essence » [ndlr : une référence au roman d’Aldous Huxley, Temps Futurs], la transition depuis notre ascendance simiesque de mâles alpha (les hommes belliqueux) jusqu’à notre humanité émergente, peu importe ce que cela signifie si tant soit peu que nous survivions à l’autodestruction.
Définir l’humanité est l’une des principales fonctions de la science-fiction, une tradition littéraire qui remonte à Diogène de Sinope qui alluma une lampe en plein jour et dit en se déplaçant : « je cherche un homme. »
 
Mnémos : Si dans Radix on ressent cette peur de la menace nucléaire, vos autres romans ont-ils continué à s’inspirer du monde qui vous entoure, des peurs et des espoirs de l’humanité ?
 
A. A. Attanasio : Ayant écrit et publié une vingtaine de romans, j’ai découvert que chaque livre ou série m’emmène à chaque fois vers une province de l’esprit humain complètement différente.
 
Mnémos : Radix fait partie d’un cycle de quatre livres, mais outre cela vous avez énormément écrit ; le cycle d’Arthor, beaucoup de nouvelles, des essais… Où en êtes-vous aujourd’hui ? Avez-vous des projets en cours ?
 
A. A. Attanasio : je suis en train d’écrire un roman de science-fiction cabalistique, Lost Light, qui combine le Zohar (Le livre de la splendeur – de la lumière !) à la physique quantique, spécifiquement la théorie des mondes possibles de Hugh Everett (où toutes les histoires et futurs alternatifs sont réels). Le narrateur de Lost Light a de multiples identités réparties entre différentes réalités parallèles et des planètes Terre alternatives. Au cœur même de la narration se superposent différentes strates ce qui amène le problème de la fiabilité du narrateur à un nouveau niveau !
 
Mnémos

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