
Fabien Clavel : Dédée était ma grand-tante, décédée il y a quelques années, et qui faisait un peu office de grand-mère. Mes trop rares visites à sa maison de retraite m’ont permis de découvrir à quel point ce genre d’endroit est déprimant, quand bien même son établissement était de bonne tenue et n’avait rien à voir avec le Mouroir décrit dans le roman. J’ai pour habitude de dédier chacun de mes romans à une personne qui m’est chère. Vu le sujet de celui-là, Dédée s’est imposée. D’ailleurs le personnage de Maglia lui emprunte quelques traits.
Actusf : La description du Mouroir, c’est un peu l’antichambre de l’Enfer, non ?
Fabien Clavel : Ma description du Mouroir perdait tout son sens si elle ne reposait pas sur des éléments réels. Du coup, je me suis documenté à travers deux livres de témoignages de soignants : Maman, est-ce que ta chambre te plaît ? et On achève bien nos vieux. Les deux font froid dans le dos : j’en ai tiré notamment la manière de pousser un vieux au bout du rouleau. Sachant que le zombie exprime une peur du vieillissement et de la mort, cela permettait de mettre le lecteur au diapason et de le placer en sympathie avec le narrateur. En outre, cela permet de dénoncer le traitement indigne que l’on impose à nos anciens. Du coup, le comportement de mes grabataires apparaît plus compréhensible, sinon excusable.
Actusf : Depuis plus de dix ans, tu explores également tous les genres de l’imaginaire, thriller vampirique (Homo Vampiris), western mâtiné de fantasy (Le Châtiment des flèches), péplum uchronique (La Cité de Satan), fantasy de cape et d’épée (L’Antilégende), urban dark fantasy (Requiem pour Elfe noir), space opera (L’Océan des étoiles), bit-lit (Le Miroir aux vampires). Avec L’Évangile cannibale, tu voulais faire un road movie en fauteuil roulant ? Un hommage au cinéma « zombiesque » et aux films de survival ?
Fabien Clavel : Depuis longtemps, je voulais mettre des vieux en scène. C’est peut-être à force d’écrire pour la jeunesse, je me suis rendu compte que les vieux sont les grands oubliés de la fiction de genre, à part pour faire le sage qui donne des conseils au héros. J’ai trouvé le biais que je cherchais en les rapprochant de la figure du zombie. Le vieux et le zombie sont finalement assez proches : le corps les lâche, ils sont sur la frontière qui sépare la mort de la vie. En plus, les imaginer en survivants alors qu’ils sont censés être trop vulnérables me plaisait. Ensuite, comme d’habitude, je me suis documenté sur le sujet. J’ai notamment lu l’essai de Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, qui m’a passionné. Et puis, comme j’avais vu une grande quantité de western pour Le Châtiment des flèches, j’ai visionné beaucoup de films de zombies, des bandes dessinées pour voir comment le thème était abordé. Mais j’ai tout de même été rattrapé par le western et le mythe arthurien dont des résurgences sont apparues. L’aspect politique reprend bien sûr les films de Romero sur les morts-vivants. Mais pour le reste, oui, je voulais un road movie en fauteuil roulant. Malgré les références et expérimentations, je n’oublie jamais que le roman de genre doit d’abord être un plaisir de lecture. J’ai essayé de reproduire, sur un mode personnel, le plaisir qu’on peut éprouver devant une histoire de zombies. Ma seule réticence a été de résister aux armes à feu qui sont un élément presque obligatoire pour faire exploser des corps au ralenti : je leur ai préféré des perceuses électriques. Les seules détonations du livre sont là pour le clore.
Actusf : Les nephilim, les elfes, les vampires, les anges…Il manquait la figure du zombie à ton tableau de chasse de l’Imaginaire. Tu as envie de mettre en scène toutes les créatures de nos genres ?
Fabien Clavel : Oui, c’est le but avoué. J’ai même une liste dans laquelle je barre peu à peu les créatures évoquées. J’ai par exemple encore des fantômes, des loups-garous, des momies, des super-héros et autres dans cette liste. Dès que j’ai un projet qui tient la route sur l’une de ces figures, je me lance. Cela vaut aussi pour les genres comme le wu xia, le planet opera, le cyberpunk. L’idée serait d’explorer ces univers de la même manière que, toutes proportions gardées, Balzac et Zola décrivaient les différents milieux sociaux. Cela ne m’empêche pas d’ailleurs de revenir plusieurs fois sur une même créature : les anges sont présents dans Nephilim et Les Adversaires, les vampires dans Homo Vampiris et Le Miroir aux vampires. Pour les zombies, je travaille aussi sur un roman jeunesse, Metro Z, qui les évoquera selon un angle différent. D’autre part, pour poursuivre la filiation avec les cycles du XIXe siècle, je m’attache peu à peu à relier mes histoires entre elles avec des personnages récurrents afin de proposer un monde complexe mais cohérent.
Actusf : Tu relies tes livres entre eux, créant un univers où tous ont des liens. Quels sont ceux que tu as tissés ici, et avec quels autres livres de ta bibliographie ?
Fabien Clavel : Ici, les liens avec d’autres romans sont nombreux. Par exemple, la journaliste Lana Blum est déjà apparue dans mes thrillers jeunesse chez Rageot, Décollage immédiat et Nuit blanche au lycée. Elle a simplement quelques années de plus ici. Il existe aussi des allusions à des romans en projet ou inédits : Yasupharma est au cœur d’un roman dystopique, les catastrophes nucléaires évoquées par les personnages doivent être utilisées pour un projet de thriller… La tour Eden apparaît à la fin des Adversaires. Comme je l’avais fait pour Nephilim, ce sont les méchants qui créent le lien entre les différents romans : à savoir McNess & Visanto, la multinationale que j’ai déjà mentionnée à de nombreuses reprises (on la retrouve par exemple dans Furor). Quant à la secte de l’Oïkoumène, elle apparaissait déjà dans Homo Vampiris. Mais, dans ce roman, j’ai essayé d’aller plus loin. En effet, le narrateur de L’Évangile cannibale, Mathieu Cirois, est également le père de Léa Cirois, l’héroïne et narratrice du Miroir aux vampires. Les deux peuvent se lire en miroir car ils proposent des versions différentes et contradictoires qui obligent à comprendre tout autrement ce que Léa racontait. À terme, je voudrais pouvoir écrire des histoires en mêlant des personnages de différents romans et en jouant à la fois sur la construction d’un univers cohérent mais dont les personnages proposent des visions divergentes.
Actusf : Sans tout dévoiler au lecteur, ton roman est émaillé de clins d’œil littéraires, un vers de Nerval revisité ici, des allusions aux Misérables là. Simple jeu littéraire, hommage affiché aux auteurs qui t’ont le plus inspiré ou que tu admires ou volonté de s’inscrire dans une certaine tradition littéraire ?
Fabien Clavel : C’est sans doute une déformation de professeur de français. Mais, dans mes livres, la littérature est souvent un personnage à part entière. Je ne peux pas m’empêcher de glisser de l’intertextualité. En même temps, je m’arrange pour qu’elle ne soit pas une barrière à la compréhension de l’histoire. C’est à la fois un jeu littéraire pour ceux qui reconnaissent les allusions mais aussi un besoin profond d’en revenir toujours aux œuvres que j’ai aimées. Hugo, par exemple, me poursuit partout. De même que voir un film de zombies me donne envie d’écrire une histoire de zombies, lire une œuvre littéraire marquante me donne envie de reprendre certaines des techniques utilisées (ici, le narrateur non fiable comme on peut en voir chez Palahniuk ; on peut aussi retrouver l’absence de marqueurs de dialogue que j’avais observée dans La Route de McCarthy). Évidemment, cette utilisation n’est pas gratuite : ici l’absence de tirets montre que la seule parole que nous recevons est celle du narrateur et que nous sommes entièrement dépendants de sa vision des choses. Quant aux Misérables, l’allusion est ici fondée sur le souvenir de mai 68 qui est l’une des clés du roman. La révolte de 1832 racontée par Hugo est ici mise en parallèle avec les barricades des étudiants de 68 et celles de mes personnages. Le choix du jardin du Luxembourg n’est pas innocent car c’est là que Marius rencontre Cosette sous l’œil mécontent de Jean Valjean. Finalement, mes personnages ne font que rejouer des histoires déjà écrites, déjà lues, et sont toujours confrontés à la différence entre le réel qu’ils connaissent et la fiction à laquelle ils se réfèrent.
Actusf : Tu donnes une explication à l’origine de ton apocalypse et des zombies. Faut-il y lire seulement une divagation de Mat Cirois ou également une angoisse d’auteur face au désir d’immortalité de l’homme ?
Fabien Clavel : Il y a des deux. Je pense toujours à la céruse qui a été utilisée très longtemps comme fard et qui s’est avérée toxique. Cela me fait penser aux nanomatériaux employés aujourd’hui dans de nombreux cosmétiques alors qu’aucune évaluation toxicologique n’a eu lieu. On meurt de vouloir se faire beau. J’aimais l’idée qu’on se tue à ne pas vouloir mourir ou à vouloir vivre mieux. On a eu récemment des exemples de médicaments qui étaient plus dangereux qu’autre chose. Je tiens l’obsession humaine pour l’immortalité comme une illusion dangereuse. D’ailleurs, déjà dans Homo Vampiris, j’ai traité de l’immortalité comme d’une malédiction. Et même si un jour l’homme arrivait à atteindre l’immortalité, il changerait de nature, la sienne étant définie par la mortalité et la conscience de la mortalité. D’autre part, il serait naïf de croire que cette immortalité deviendrait accessible à tous. Un article récent du Spiegel racontait comment certains réfugiés syriens au Liban étaient conduits à vendre des organes pour survivre. Donc, les explications données dans le roman font appel à des angoisses et des questions profondes. Cependant, il ne faudrait pas pour autant croire Mat qui n’est pas entièrement fiable comme narrateur : plusieurs éléments en sont donnés en cours de roman (dissimulations, incohérences, divagations…). Comme dans Furor, les personnages proposent une explication de ce à quoi ils sont confrontés et c’est au lecteur que revient le devoir de trancher. Mais, dans L’Évangile cannibale, il est plus facile d’adhérer à l’explication donnée par Mat.
Actusf : Tu proposes même une apocalypse après l’Apocalypse. Comment peut-on imaginer un monde repeuplé par de vieux grabataires ?
Fabien Clavel : C’était l’un de mes points de départ : du post-apo avec des vieux. J’ai sans doute été lointainement influencé par Les Assurances Crimson de Terry Gilliam qui ouvre Le Sens de la vie des Monty Python : de vieux employés se révoltent et prennent le pouvoir dans leur compagnie d’assurances et se lancent à l’assaut de leurs rivaux sur un immeuble transformé en bateau pirate. Ce qui me plaisait de montrer, chez mon personnage principal, c’était à la fois l’élément de révolte de cet ex-soixante-huitard et aussi sa désillusion. Il est celui qui a su proposer le choix d’une rébellion face au pouvoir en place mais aussi celui dont la rébellion même a été entièrement retournée et réutilisée par l’ultra-libéralisme contemporain. Le fait que ce soit des vieux qui survivent montre aussi qu’ils ont pris la place des jeunes. Il semblerait que, pour la première fois depuis des décennies, les nouvelles générations héritent d’une situation plus difficile que celle de leurs aînés, notamment du point de vue de la santé. Dans L’Évangile cannibale, la jeunesse est constamment utilisée au bénéfice des adultes, les vieux étant rejetés dans le mouroir. Finalement, les grands absents du roman, ce sont les générations intermédiaires, dont la mienne en particulier, sur qui repose pas mal de responsabilités.
Actusf : À propos d’auteur, « Y a que moi, l’auteur. Avec un grand a », c’est le cri de l’Auteur dans la nuit ? La réaffirmation de la toute-puissance de l’auteur sur son roman ?
Fabien Clavel : En tout cas, il s’agit de l’affirmation de la toute-puissance d’un narrateur sur son récit. Mat a tendance à s’affirmer comme auteur et à réclamer de ce fait une domination complète sur son récit. Ce qui lui permet de s’affranchir de certaines règles habituelles comme la vraisemblance, la correction grammaticale, la cohérence, la sincérité. Il est le grand dictateur de son récit. Cela va avec son caractère. Mais, à l’autre bout du A de l’auteur, il y a le Z du zombie…
Actusf : « Et puis, ça me donne l’impression que mes mots restent en vie un peu plus longtemps. Une fois écrits, ils sont à moitié morts. Des mots morts-vivants. » Est-ce ta définition de l’acte de création ?
Fabien Clavel : Contrairement à mes habitudes, ce roman m’est venu par strates. Je suis parti des vieux, je suis passé par les zombies, le post-apocalyptique et j’en suis arrivé à l’acte de création en découvrant que je devais traiter les zombies comme des signes typographiques. L’invasion zombie est devenue une métaphore du remplissage de la page par les signes. Cela renvoie aussi à la façon dont j’ai écrit ce roman, en y ajoutant des couches de sens successives : la plupart du temps, le sens nouveau que je découvrais en cours de route était déjà présent mais je devais le développer pour aller au bout de la logique. Ainsi, le fait que le témoignage du narrateur-personnage soit d’abord oral puis écrit imitait le processus par lequel passe un roman : de l’abstrait (le roman imaginé, rêvé, théorique) au concret (le roman écrit). Il y a un processus de deuil à mettre en place pour renoncer au roman rêvé et accepter le roman écrit qui a perdu en chemin une grande partie des potentialités qu’on lui prêtait dans notre tête. Je pense que c’est aussi la raison pour laquelle beaucoup de personnes ne terminent jamais les romans qu’elles ont commencés. Cela explique pourquoi les mots deviennent morts une fois qu’on les a couchés sur le papier. Cependant, ils demeurent aussi vivants car ils vont désormais être lus et accèdent ainsi à une vie seconde. D’une certaine manière, le lecteur les ranime. Du coup, le jeu sur la typographie devenait très important : sur les capitales manquantes, la présence du blanc et tout un vocabulaire de la typographie qui envahit le texte. À ce sujet, les capitales permettent de renverser le rapport habituel au réalisme. On emploie des noms propres pour renvoyer le lecteur à des éléments connus et familiers. Mais ici, ils n’ont plus leur majuscule, ce qui modifie leur statut, alors que les éléments de mon univers fictionnel (Lana, Léa, Felkay, Yasupharma…) conservent leur capitale alors même qu’ils sont fictifs. Quant aux autres personnages comme Maglia ou Chris, le fait qu’ils n’aient pas droit non plus à une capitale montre que leur existence, au cœur même de la fiction, est sujette à caution.
Actusf : L’humour noir innerve L’Évangile cannibale, c’est si bon d’être méchant ou vraie terreur pour l’avenir ?
Fabien Clavel : L’un de mes modèles en commençant ce roman était Céline et son style oralisant. Du coup, je ne pouvais concevoir l’aventure sans un certain humour noir. Cela m’a d’ailleurs gêné en cours de route car j’avais dans l’idée de construire le narrateur comme un paranoïaque, au sens freudien du terme, c’est-à-dire un véritable psychotique. Mais ce type de fou est incapable d’humour, de second degré ni d’intérêt pour autrui. Du coup, cela aurait empêché toute identification pour le narrateur. J’ai donc seulement donné quelques traits paranoïaques à la personnalité de mon narrateur mais conservé son humour noir. Il faut tout de même qu’on ait envie de suivre ce qu’il raconte. L’avantage de l’humour, c’est que ça permet de ne pas s’appesantir et, traitant de problèmes aussi graves, après avoir été très sérieux dans des romans comme Le Châtiment des Flèches ou Furor, j’avais besoin de prendre un peu de recul humoristique sur les horreurs que je racontais, sinon tout devient insupportable. Mais ça me permet aussi de raconter des scènes que je n’aurais peut-être pas écrites au premier degré : cela permet de faire passer les pires atrocités. Et c’est bien plus amusant.
Actusf : Ton roman est un « nouvel Évangile des morts » selon tes propres termes. De quel Évangile celui-ci est-il la réécriture ?
Fabien Clavel : Le titre L’Évangile cannibale a été trouvé très vite, avant même que je commence vraiment à travailler sur le texte. Je voulais que l’évangile soit présent en filigrane dans le texte : j’ai donc construit mon action en suivant celui de Matthieu. Mais comme il s’agit d’un évangile inversé où le partage de la cène devient une orgie cannibale, j’ai pris le texte à rebours : le déroulé des épisodes vécus par les personnages est presque point par point celui de l’Évangile de Matthieu, mais dans l’ordre chronologique inverse. On peut s’amuser à lire en parallèle le roman et le texte biblique. D’ailleurs, les pensionnaires du Mouroir ne sont que les douze apôtres. Si on regarde la façon dont ils meurent, on verra que cela correspond à la légende. Ainsi Simon l’apôtre meurt coupé en deux avec une scie : on peut comparer avec celui de mon roman. Mais, comme le roman raconte une fin, on suit également, dans l’ordre cette fois, l’ouverture des sept sceaux de l’Apocalypse. Là aussi, on peut lire le roman en parallèle de ces chapitres. La structure des sept sceaux a donné à mon texte son architecture : au-delà des cinquante chapitres, l’ensemble est construit en sept parties distinctes.
Actusf : L’Évangile cannibale est un roman sans temps et très visuel. Paris cannibalisée est un décor parfait de cinéma. Quels sont les films qui t’ont inspiré pour ce roman ?
Fabien Clavel : Ma documentation a surtout consisté en films. Ma première émotion visuelle pour le film de zombies a été la série 28 jours plus tard et 28 semaines plus tard. Du premier j’ai retenu Londres abandonnée et désertée, du second Londres bombardée (les scènes au napalm étaient vraiment impressionnantes). J’ai transposé cela à Paris. Le pilote de The Walking Dead a été aussi une source d’inspiration. J’ai aussi visionné tous les Romero pour l’occasion. De Dawn of the Dead, j’ai retenu la scène du supermarché mais en la modifiant : poussé par une sorte d’instinct de conservation qui dépasse le trépas, les zombies se mettent à la place des surgelés et deviennent eux-mêmes le produit vendu. J’ai aussi vu Dance of the Dead et Bienvenue à Zombieland pour l’approche plus humoristique et la recherche sur les différentes manières de tuer un zombie. La série des [•Rec] m’a été utile pour voir comment construire le scénario de manière à ce que tout se passe sous les yeux d’une caméra (ici, mon narrateur-personnage). L’Armée des morts m’a terrifié avec la petite fille zombie que j’ai reprise pour le personnage de Manon. Les autres films que j’ai vus m’ont sûrement influencé aussi, comme la série des Resident Evil ou La Horde, mais je serais plus en peine de dire comment.