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Interview Timothée Rey sur Cosmos à moelle
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Interview Timothée Rey sur Cosmos à moelle

Actusf : Comment as-tu composé le sommaire de ce recueil ?
Timothée Rey : Après La Providence du Reclus, le recueil de trois récits fantastiques (Lovecraft rules !) paru en numérique chez ActuSF en 2012, un certain Jérôme Vincent (^^) m’a proposé au printemps 2013 de partir sur un autre petit recueil, mais relevant cette fois de la SF.
J’ai sélectionné six textes parmi ceux qui étaient disponibles. À part le premier, inédit, ils avaient déjà été publiés voilà quelques années sur divers supports, deux en revue et trois en antho.
Pour ce qui est de l’ordre... Vu qu’on était dans le cadre d’un recueil court, je n’ai pas non plus dû jongler comme quand il y a une vingtaine de textes ; j’ai procédé en trois groupes de deux. 
J’ai placé en premier le texte le plus court, une dystopie « scolaire » mettant en scène une métaphore. Ça me parle assez que Serge Lehman voie dans la SF le « genre de la réification de métaphore », vu que c’était, même si pour ma part je parlais de « concrétisation », un des axes de la maîtrise (plutôt bordélique) sur les « aspects esthétiques du décor dans la SF francophone » que j’ai soutenue à Nice en 1993. 
J’ai placé à la fin un récit du type « ici et maintenant, sous nos yeux, des trucs zarbi se passent », pour finir sur une note un peu plus déjantée. 
En position intermédiaire, 2 et 5 – cela, pour maintenir une certaine symétrie –, j’ai inséré deux textes certes SF mais fortement teintés de polar (de la SF polaroïde, si je puis dire), et ayant des points de vue complètement différents : dans un cas, celui du meurtrier, et dans l’autre, à la fois celui d’un journaliste qui est aussi une des victimes et celui du flic menant l’enquête.
Et, au milieu du recueil, j’ai placé les textes 3 et 4, deux récits d’un avenir assez lointain, dans le cadre du Panspiral – dont je vais reparler un brin, plus bas –, le 3 alternant le point de vue d’une « déité » IA en vers libres et un récit en prose, et le 4 rendant hommage – dans la faible mesure de mes moyens – à Jack Vance et Christopher Priest.
 
 
Actusf : Travailles-tu différemment pour l'écriture d'un roman et d'une nouvelle ?
Timothée Rey : Oui. À cause de la longueur, évidemment, mais pas que.
Jusqu’à présent, j’ai surtout écrit des nouvelles, avant tout parce que je bosse à côté comme prof de français et d’histoire-géo en lycée pro et que je m’investis pas mal dans des projets le plus souvent chronophages (pour l’instant, cette année, nous réalisons un dazibao, un trimestriel sous forme de grandes affiches, avec des élèves venus de l’ensemble des classes du bahut – pas tous, hein ! – et, par ailleurs, avec mes cinq classes de CAP cette fois, nous adaptons Macbeth au contexte de Mayotte, c’est là que je suis en poste, avec une réécriture complète et une ou des représentations prévues en fin d’année scolaire). Et puis, il y autre chose : dans le cas d’une nouvelle, je sais que je dois rester dans un cadre court, bien défini ; du coup, je parviens mieux à contrôler ma Némésis, la prolifération débordante.
Pour les quatre cinquièmes de ces nouvelles, j’en ai écrit une petite centaine à ce jour, le germe a été un AT (appel à textes) – ainsi, aucun des six récits de Cosmos à moelle ne déroge à cette quasi-règle. Il me faut une contrainte au moins thématique pour démarrer (et c’est encore mieux si ça se double d’une contrainte formelle, mais je ne systématise pas ça non plus). À la limite, j’ai du mal à partir dans l’écriture d’une nouvelle s’il n’y a pas cette contrainte.
Ensuite, dans le cas d’une nouvelle, je la laisse « se faire » en arrière-plan mental, j’y pense un peu de temps à autre, en marchant, en faisant mes courses ou en fumant une clope entre deux cours, sans aller plus loin. J’ouvre un fichier dans mon ordi, j’y réunis des infos que je cherche sur le net, en bibliothèque et, si besoin, mais c’est plus rare, en achetant revues ou bouquins. Toutefois, je n’écris pas. C’est comme pour une pâte à crêpe : je laisse reposer. Et puis, quand vraiment la deadline de l’AT est là, dans un nombre redoutablement réduit de jours, et qu’y a plus à tortiller, faut s’y mettre, eh bien, je sors la poêle et je fais cuire la crêpe (je crains de ne pouvoir travailler que dans l’urgence).
À ce moment-là, je décide du point de vue, de l’angle d’attaque (à quel moment, où, etc.). Surtout, je visualise la fin à laquelle il faut que je parvienne, et je construis tout en fonction de cette chute (m’est avis qu’en disant ça, j’invente l’eau chaude, mais bon). Je n’ai pas forcément besoin d’un plan détaillé, mais je jette toujours sur le papier le pitch, la chute (ou la fin ouverte, ou tout autre type de fin) et l’ensemble de ce que cette fin implique comme « préparatifs » en amont.
Après, même s’il y a des exceptions, ça va d’ordinaire assez vite. Genre, en moyenne, une semaine / dix jours à tout casser. Ce peut être beaucoup plus. Et j’ai déjà écrit à plusieurs reprises une nouvelle en une journée. La dernière fois, ç’a été « En préparant le pot-au-feu » pour l’antho Monstres de Jacques Fuentealba parue début 2012 chez Céléphaïs, parce que ma Némésis m’avait débordé, que le premier texte que j’avais soumis était nettement trop long – c’était « Trente-six, dix-neuf », maintenant dans La Providence du Reclus – et qu’il fallait que j’en envoie un le plus vite possible. Pour le coup, la phase de réflexion / préparation a été très réduite (deux jours).
À côté de ça, il m’est arrivé de solliciter mon inconscient quand je sèche sur le thème d’un AT. Le soir, après avoir éteint la lumière, je m’oblige à revoir tout ce dont « j’ai besoin » pour ce texte. Et parfois, au réveil – pas toujours hélas, ce serait plutôt sympa, pourtant –, j’ai le pitch et le déroulement du texte, que je note aussitôt, avant que ça se dissipe (c’est bien d’avoir un « cahier-de-lit » et un stylo sur la table de nuit ou, dans mon cas, perdus quelque part dans les draps – les papiers et stylos sont pour moi ce que le jambon entier est à Caradoc, dans Kaamelott : toujours à portée de la main, même au lit). Un des textes du recueil Caviardages (éd. La Clef d’Argent), « Reperdre Giulietta », a été écrit comme ça, et il y en a d’autres (« Une danse avec les nuages », paru dans Monk, ou encore « C’est là, dans le vestibule », jadis retenu par Le calepin jaune, qui est l’un des textes du recueil de steampunk glauque et brumeux que je finirai bien par boucler un de ces quatre). Des créatures, des paysages et des scènes entières du planet opera qui traîne depuis un moment maintenant et dont je reparle plus loin viennent directement de rêves, elles aussi.
Pour en finir avec les nouvelles, j’aime bien l’idée de récits courts se situant dans le même univers. J’ai procédé ainsi pour Des nouvelles du Tibbar, en fantasy : quand je soumettais un récit pour un AT, je savais que ce texte serait ensuite intégrable dans un recueil spécialement consacré à ce bout de continent. Je le fais également pour le recueil de steampunk dont je viens de parler, et auquel je travaille de temps à autre – pas assez souvent. Il y aussi les textes qui appartiennent à l’univers SF du Panspiral, récits situés dans un secteur plus ou moins large de la Voie lactée, douze à ce jour (les deux du milieu, dans Cosmos à moelle, appartiennent à ce « micro-cycle »), même si, pour des raisons x et y, je ne les ai jamais réunis dans un recueil spécialement dédié à cet univers.
Pour un roman – enfin, pour les deux que j’ai achevés et pour d’autres qui sont en cours (ainsi que pour Le Nuage des heures, ma monstrueuse épopée-SF-en-vers-et-impossible-à-placer sur laquelle je bosse épisodiquement depuis des années et des années) –, ça se fait avec des pauses, qui peuvent être longues.
Je me figure ça un peu comme un gros ressort.
Avant d’écrire une partie (un chapitre, deux, trois, un peu plus parfois), je le comprime, ce ressort. 
Je joue avec les lettres, les mots. Je cherche des termes rares dans les dicos, termes que je n’utiliserai pas forcément, voire surtout pas pour certains, mais leur sonorité, ce qu’ils appellent de notions étranges ou différentes, me titille l’imagination. Quand j’ai lu Langage-Tangage de Michel Leiris, ça m’a fait penser à cette phase-là : le potentiel de rêve que comportent les mots en eux-mêmes. Lorsque j’étais gamin, donc avant l’apparition d’Internet, j’avais déjà cette image de « surf » dans les dictionnaires, de définition en définition. Enfin, je disais « naviguer », pas « surfer », mais c’était ça, l’idée.
Et j’ai toujours lu avec gourmandise les lexiques à la fin de certaines œuvres de SF ou de fantasy. Sinon, des mots, j’en invente aussi, plein. Je fais des listes, je triture, je regroupe, je biffe. 
Je joue avec, comme je joue avec les images, les atmosphères, les idées, les personnages, les articulations narratives possibles, les dialogues que j’aimerais bien insérer (ce qui est différent des dialogues qu’on est mécaniquement « obligé » d’écrire au cours de la progression du récit). Je colle, décolle, ajoute, retranche, inverse, mâchouille un moment, décide que ce truc ira ici et que cet autre truc prendra place là. Ou pas.
Je prépare des lexiques, que je transforme en PDF afin de pouvoir y naviguer plus facilement, des frises chrono, des cartes à différentes échelles du même lieu, des chorèmes, des schémas (qui ressemblent à ces trucs saugrenus à force de vouloir être hyper précis qu’on voit dans les manuels de géographie). Je suis notamment obsédé par la mise au point d’un système de mesure de l’espace et de comptage du temps adapté à telle ou telle diégèse (les calendriers, mais pas seulement : je pars de l’unité minimale ressentie, en gros le dixième de seconde, jusqu’à l’année entière, et même le millénaire dans le planet opera en travail). C’était déjà présent dans le Tibbar, ça l’est aussi, mais de manière plus soft, dans le roman préhistorique qui sort en janvier prochain. Et, dans tout ce que je prépare depuis des années sous l’étiquette « romans », une des premières choses que j’ai faite, ç’a été de bâtir un calendrier « différent ». 
Après, je range tout avec soin dans un séquencier en perpétuelle évolution (c’est Ugo Bellagamba qui m’a expliqué l’absolue nécessité d’un séquencier, qu’il en soit béni ici !).
Faut de la patience, parce que, quelquefois, c’est long, cette étape, j’ai tendance à déprimer, rien n’a l’air d’avancer. Mais en réalité, ça avance, le ressort se comprime, se comprime... Et puis un beau soir, ou un matin, ou une nuit, n’importe quand, il n’y a pas de règle... tada ! Ça y est, je me lance sans même vraiment m’être dit : c’est le moment. Et là, ça va (presque) tout seul.
Après, le problème d’un ressort, c’est qu’il est de nouveau détendu au bout d’un laps donné. Et alors, je dois reprendre tout le processus.
Un de mes défauts, j’en ai déjà parlé un peu plus haut, est le foisonnement. Avec la méthode décrite ci-dessus, aussi bien, on ne finit jamais. L’espèce d’ivresse de la mise en place du background, de la caractérisation des personnages, de l’onomastique, etc. pourrait se suffire à elle-même. À un moment, il faut dire stop. On arrête la pullulation, on taille, on jette. Et on y va.
Yal Ayerdhal m’a dit un jour qu’il ôtait ce qui lui semblait en trop, après l’écriture, et dans quelle proportion (pas petite, la proportion). Un sacré bon conseil. Mais je dois aussi en ôter avant d’écrire, parce que sinon, c’est comme un joyeux foutoir labyrinthique et démesuré où se perd, et le récit, et le type qui essaie de le mener à bien.
 
 
Actusf : Comment est née l'idée de la nouvelle « À moi, mon équipage ! » ? Elle a un petit côté Cercle des poètes disparus, non ? Quelle part de l'enseignant que tu es y a-t-il dans ce texte ?
Timothée Rey : Voilà quelques années, du temps du « Navire en pleine ville », l’éditrice, Hélène Ramdani, avait lancé un AT sur le thème... « le navire ». « À moi, mon équipage ! » avait été retenu après un chouilla de réécriture. Hélas, le Navire a été mis en cale sèche et l’antho n’est jamais parue. 
Pour ce récit, je voulais clairement une nef métaphorique, je me suis demandé comment elle pourrait se manifester, puis quel serait le contexte général qui en créerait la nécessité.
Après, pourquoi avoir choisi le milieu scolaire comme « univers étouffant que l’on veut fuir » ? Sans doute parce que, élève comme enseignant, j’ai toujours eu du mal à être « dans le moule » (et ne l’ai assurément jamais souhaité). En tant qu’élève, ça m’a valu, hum, quelques convocations chez le principal adjoint ou le CPE. En tant que prof, mon amour du saugrenu – et du canular – m’a posé quelques difficultés en début de carrière, notamment avec les chefs, sous-chefs d’établissement et/ou inspecteurs. Ça va mieux maintenant, je sais mieux cacher les cornes de petit diable qui me poussent pourtant toujours régulièrement (NB : si un proviseur ou un inspecteur lit ceci, qu’il se rassure : je ne dis cela que pour les besoins de l’interview, je suis en réalité un enseignant parfaitement digne de confiance, toujours respectueux de la bienséance et surtout, surtout, j’exécute à la lettre ce que me demandent les Instructions Officielles, sans parler de ma ponctualité légendaire et de mon rayonnement allant de l’infrarouge le plus chaleureux à l’ultra-violet le moins agressif – ledit « rayonnement », je le précise pour cette étrange catégorie de la population qui ne travaille pas dans l’Éducation nationale, étant un des points sur lesquels nous autres profs sommes évalués tous les ans – quant à savoir ce que cela signifie, nul ne le sait au juste, et c’est bien cela qui est, comment dire ? savoureux).
Pour ce qui est de l’enseignant mis en scène... on va dire que c’est comme ça que j’imagine ce métier dans un univers dystopique, ça ne reflète pas ma réalité de prof (personne ne me croirait si je racontais vraiment ma réalité de prof, en métropole en tout cas ; il me suffira de préciser qu’en arrivant à Mayotte, j’ai été rudement désarçonné par le fait que les élèves de l’île sont à 99 % agréables et respectueux). Rien que cette histoire d’estrade, tiens... Dans tous les bahuts où je suis passé depuis le début des années 1990, on n’en trouve plus. Le prof est à la même altitude que la classe, et c’est tout à fait voulu par l’institution. Ce qui me fait penser à un truc : quand j’étais en seconde et que je saisissais mal le sens du mot « limites », un ou deux potes et moi, on entrait avant le cours – y a toujours moyen –, on poussait le bureau du prof au bord de l’estrade, on plaçait deux craies, verticalement, sous les deux pieds côté élèves de ce bureau ; sitôt que le pauvre enseignant s’appuyait sur le plateau, le bureau tombait sur les rangées de devant, où il ne faisait donc pas bon se trouver. (Si Monsieur C*** me lit : je vous jure, m’sieur, c’étaient les autres qui m’avaient entraîné sur la pente savonneuse du vice et de la petite délinquance scolaire, je ne voulais pas, moi ! pardonpardonpardon)
Il doit bien y avoir vingt ans que j’ai vu Le cercle des poètes disparus et je ne l’avais pas du tout présent à l’esprit en écrivant, pas consciemment du moins. Ce n’est pas la première fois, et de loin, qu’une telle résurgence se produit, comme ça, à l’insu de mon plein gré – le fameux truc de « l’innutrition », hein. Souvent, je cite ou j’allusionne volontairement, j’aime bien qu’il y ait des échos, des liens avec des œuvres antérieures écrites par des gens beaucoup, beaucoup plus forts que moi, et j’aime bien le pastiche aussi... mais là, j’avoue n’y avoir pas même pensé avant la question. Maintenant, je trouve qu’il y a de ça, en effet.
 
 
Actusf : « Zap ! » est l'histoire d'un meurtre parfait. Comment en est née l'idée ? Et est-ce que c'est difficile à construire un plan aussi parfait justement ? (en tant qu'écrivain bien sûr)
Timothée Rey : Cette nouvelle a (tiens donc ?) été écrite pour un AT, « le corps » – elle a d’ailleurs a été refusée (faut dire que le thème est traité par la bande), et je l’ai donc soumise à Black Mamba, où elle est parue voilà déjà quelque temps.
Pour la construction de ce récit, j’ai joué sur le fait que j’ai tendance à être un chouilla parano ; le petit vélo se met vite en route dans ma tête. Dans le cas de « Zap ! » je l’ai laissé tourné sur un problème fictif, pour voir ce qui pouvait en ressortir. Je me suis dit : « Si je voulais profiter du phénomène bizarroïde décrit dans cette nouvelle pour tuer quelqu'un, comment est-ce que je procéderais exactement, pour ne pas me faire prendre ? » J’ai laissé ça en sous-routine mentale, en prenant des notes sur des bouts de papier. Puis j’ai lancé un premier jet, l’ai relu, me suis dit : « Ah non, là, je vais me faire coincer. » Alors j’ai repris des notes, retouché et retouché encore (et, forcément, par effet domino, je devais à chaque fois reprendre ailleurs, et aussi là, et, tiens, ici...). Cependant, je serai bigrement content qu’un lecteur me dise : « Ah mais, sur ce point-là, on pourrait te coincer... ». Parce que ça voudrait dire que ce lecteur a joué le jeu à fond (bon, après, pour être franc, je grincerai sans doute un peu des dents aussi).
Je fais de nouveau tourner en sous-routine des idées de ce genre, en ce moment, puisque je prépare un deuxième tome des enquêtes de N’a-Qu’un-Œil, mon chamane-détective préhistorique – pour les Moutons électriques, j’en parle plus loin –, et il « me faut » des meurtres si possible presque parfaits.
 
 
Actusf : « L'aurore sur ses rails givrés et murmurants » fait appel au cirque. Est-ce un univers qui te fascine ?
Timothée Rey : J’aime le cirque... et surtout la fête foraine, parce qu’on ne reste pas assis à s’émerveiller passivement, mais qu’on y déambule, on y est immergé. On en est pleinement acteur. On conduit l’auto-tamponneuse, on tire sur les pipes ou les canards en carton qui défilent au fond du stand, on cherche son chemin dans le palais des glaces, on a l’estomac retourné par les montagnes russes... 
Quand j’étais gamin, à Annecy, une fête foraine s’installait tous les ans, en automne, sur un grand parking, sur le chemin de mon école, et c’était un autre monde qui prenait vie à deux cents mètres de chez moi. Je rêvais en passant devant les stands de tir, la chenille, le train-fantôme, l’espèce de chaudron où l’on fait les pommes d’amour, le bateau des pirates... Une fois, pendant des jours, on a parlé à l’école d’une attraction, sur le principe du train-fantôme justement, sauf qu’on s’y déplaçait à pied : on entrait dans la baraque, il y avait un parcours et, à un endroit, on arrivait dans une « pièce » où, soi-disant, on marchait comme un astronaute sur la Lune. À 8 ou 9 ans, j’ai rêvé toute une semaine de cet endroit. Et quand, le samedi, je suis entré dans l’attraction, j’ai été affreusement déçu : l’endroit en question n’était rien d’autre qu’un réduit avec un sol de mousse épaisse où l’on s’enfonçait de peut-être 15 cm, sans même « l’effet trampoline » dont les autres gamins, sans doute entraînés par leur imagination, avaient parlé. Une autre fois, dans ces âges-là, je me suis perdu dans un « palais des glaces » (expérience qui m’a poussé, des années après, à écrire pour l’excellent dessinateur Colville Petipont le deuxième épisode de la BD Infra-Rouge vs Ultra-Violette, épisode qui se passe dans une fête foraine et où ce labyrinthe de miroirs joue un rôle important)
Mais plus généralement, c’est cet univers en toc, avec ses décors kitsch, ses lumières, ses musiques, ses bruits, ses odeurs, toute cette atmosphère particulière (même si c’est – forcément – en perte de vitesse) que je trouve magique. En une journée, les forains installent un autre univers, dans lequel on peut aussitôt déambuler ; pour moi, on n’est pas très loin de la SF ou de la fantasy.
Ce qui me plaît énormément aussi est ce mélange de rêve et de mélancolie, que l’on retrouve dans Les baladins d’Apollinaire ou sur les toiles de la période rose de Picasso, ou encore, en plus loufoque, dans l’œuvre du dessinateur et scénariste de BD Fred, lequel, ayant commencé par Le petit cirque, a développé dans sa série la plus célèbre un univers qui doit beaucoup à la fête foraine, tout comme au théâtre, d’ailleurs (qui est un autre univers dont les décors en toc, créant une réalité fictive en demandant « ostensiblement » au spectateur de suspendre son incrédulité, peuvent avoir un côté fascinant), mais une fête ou un théâtre portés aux dimensions d’un archipel – les fameuses « lettres » de l’Océan Atlantique. Ce n’est pas pour rien si j’ai prénommé mon fiston Philémon (ce qui n’est pas si dur à porter que c’en a l’air... enfin, je crois – et, tiens, j’ai épousé une Fred).
En tant que spectateur de films, je préfère infiniment les décors en carton-pâte de Vogue le navire de Fellini ou de La Nuit du chasseur de Laughton à ceux, spectaculaires mais froids et sans âme, que l’on voit dans les blockbusters.
Ce texte a été inspiré par la lame du Tarot « Le Bateleur » (de même que l’une des deux autres nouvelles de Cosmos à moelle dont le titre est aussi un alexandrin, « Offerte aux mille traits de sa passion torride », est inspirée par la lame « Le Soleil », qui comporte des jumeaux, un mur – dans le récit, c’est l’océan de plantes atmosphériques flottant autour du monde –, et des larmes). « L’aurore sur ses rails... » et « Offerte aux mille traits... » ont été écrites à la demande de Fabien Lyraud, qui avait proposé, chez Voy’[el], la maison de Corinne Guitteaud, une anthologie intitulée Arcanes parue voilà quelques années, dans laquelle les auteurs sollicités devaient s’inspirer des 22 lames majeures du Tarot de Marseille. J’ai envoyé deux nouvelles, parce qu’un des auteurs, trop pris par ailleurs, avait finalement dû renoncer, et j’ai levé la main pour me proposer.
En fait, j’avais écrit une première nouvelle pour l’arcane « Le Soleil », parue depuis dans Galaxies puis au sein du recueil SF Dans la forêt des astres, chez les Moutons électriques, « Mille soleils, une pluie », pour laquelle Ugo Bellagamba m’avait donné une très belle image finale, mais comme pour une fois j’avais un peu de temps, j’ai préféré en écrire une autre et en faire un récit du Panspiral, histoire d’étoffer cet univers-là.
 
 
Actusf : « Fallait pas gâcher » a un ton plutôt polar. Là encore comment est née cette nouvelle et est-ce un genre qui t'intéresse ?
Timothée Rey : Chez Griffe d’Encre, ils ont eu, peu après leur lancement, la très sympathique idée de lancer quatre anthologies thématiques sur les éléments. J’avais participé à « La terre » (avec « Odeur des pluies de mon enfance », depuis intégrée au recueil Dans la forêt des astres). Pour leur deuxième opus, « L’air », j’avais soumis un premier texte, du planet opera (une histoire de « filles de l’air » sur une planète surtout océanique) qui a été recalé avec raison – ça fait des siècles qu’il faut que je le retouche, ce texte, il y a vraiment des choses qui ne vont pas, même si j’aime bien, et le background, et le pitch. Bon, pour « L’eau », je leur ai un petit peu fait faux-bond (j’avais soumis « Dix-sept feuillets épargnés du journal de Cham », texte portant sur l’Arche de Noé, avant de me raviser pour l’intégrer lui aussi au recueil SF chez les Moutons et l’ai donc « dé-soumis », sans savoir s’il était accepté ou non, d’ailleurs). (Je n’ai hélas rien proposé pour la quatrième antho, « Le feu », la deadline étant en juin 2012, moment où je courais dans tous les sens, juste avant ma mutation à Mayotte).
Au sujet de « L’air », ils ont rouvert l’AT, quelque temps plus tard, parce que ne disposant pas d’assez de textes traitant le sujet sous un aspect humoristique. J’ai retenté le coup en me demandant comment ce serait si, dans un milieu spatial clos – une station ou un vaisseau –, il fallait impérativement utiliser de l’air que les gens auraient sous la main, mais auquel un « tabou » quelconque interdirait de toucher.
Or j’ai dans ma bécane un fichier « Musées impossibles & expos imaginaires » où, depuis des années, je note des dizaines et des dizaines d’idées d’œuvres ou installations d’art contemporain, et, entre « La meilleure et la pire des choses : portrait en buste de Serge Brussolo réalisé avec la langue, l’artiste usant un bloc de caramel de 1,5 m3 » et « Al Capone <3 <3 <3  : mitraillette à poèmes avec mécanisme d’essore-salade et pale de petit ventilateur comme "éjecteur", dotée d’un canon de PVC, le tout monté sur axe pivotant horizontalement et verticalement (l’utilisateur doit pouvoir projeter des centaines de petites flèches en carton – sur chacune desquelles est écrit un mini poème d’amour – à la figure des visiteurs du musée) », j’avais noté : « Sculptures d’air solide : sujets ? contraintes ? mises en danger comment ? »... Le reste s’est construit tout seul.
Si je suis grand lecteur de SF et de fantastique (moins de fantasy – quoique je n’écrive pas le mot ainsi, « f*** », comme le fait quelqu'un dont j’ai encore récemment lu une préface : malgré d’innombrables scories et tolkiennades de plus ou moins bas étage, on peut trouver des choses phénoménales dans ce dernier genre aussi, Ambre, Terremer, Corum, Gaiman, Kay, Rusch, Pinget, Stevermer, Mieville, Michaux ou Rowling...), le polar m’intéresse également beaucoup : j’aime tout autant les récits piégés de Bill Ballinger que les intrigues au millimètre de Rex Stout, les casses improbables mis en scène par D. Westlake que les récits « ethnologiques » de J. Doss, A. Upfield ou Tony Hillerman. Je me délecte aussi bien du roman noir à la Jim Thomson / JP Manchette / JB Pouy que du procedural façon Ed MacBain / M. Connely / Don Meyer (procedural qui est au polar ce que la hard science est la SF) ou encore avec les énigmes biscornues en chambre close de JD Carr ou GK Chesterton (au passage, tout ce qu’écrit Chesterton est extraordinaire). Bon nombre de mes films préférés (La Nuit du chasseur, Asphalt Jungle ou, pour de plus récents, Fargo ou Snatch) appartiennent à ce genre, alors que j’ai franchement plus de mal à trouver un film de SF, de fantastique ou de fantasy qui m’enthousiasmerait vraiment ; même chose pour les séries, où The Wire, The Shield et Justified, dans cet ordre, me semblent des musts.
Lorsque je lis, j’aime qu’on m’emporte... ou, plutôt, qu’on me plonge, le plus profondément possible, dans l’univers diégétique qui m’est proposé (et je suppose que ce doit être le cas pour d’autres lecteurs que moi). Du coup, quand j’écris, tous les « trucs » et recettes qui tentent de provoquer pareille immersion me semblent bons à prendre : emploi du présent, avec le passé composé comme temps principal du passé ; utilisation du point de vue interne au plus près des pensées et des sensations d’un personnage, en insérant souvent des morceaux de « monologue intérieur en flux de conscience » dans le récit (des passages à la première personne, donc, même si le récit lui-même est écrit à la troisième personne) ; soin apporté à l’élaboration du background, géomorphologie, faune, flore, ethnologie, onomastique ou, bien sûr, système de mesure du temps... 
 
Au fond, la structure spécifique adoptée par le récit d’enquête est également l’un de ces « trucs ». Nombreux sont les polars où agit une mécanique que l’on peut suivre et tenter de démonter, engrenage par engrenage. Nous jouons tous à ce jeu, sitôt que nous lisons un récit policier ou regardons une série, un film bien ficelés relevant du genre en question. Nous ne restons pas passifs, il nous faut mouiller un minimum la chemise et, d’une certaine manière, ce processus contribue à notre immersion comme lecteur ou spectateur (nous risquons du reste de nous retrouver avec une chemise carrément trempée). 
Or cette structure ne me semble pas réservée exclusivement à ce qui paraît sous l’étiquette « polar ». Je ne parle pas, ici, des nouvelles ou romans qui amalgament à part plus ou moins égales SF et récit d’enquête (à la manière des Cavernes d’acier d’Asimov), mais de la façon dont est construite une histoire. Ainsi, quand on regarde ce que fait Jack Vance, il bâtit souvent ses intrigues sur une trame proche de celle d’un récit policier, qu’il s’agisse de la série du « Prince des Étoiles », des « Chroniques de Cadwall » ou de certains opus de « l’Amas d’Alastor ». Pareil avec PJ Farmer, par exemple dans les cycles « du Fleuve » ou des « Hommes-dieux » : ce qui meut les personnages est leur recherche de réponses précises qui leur permettront d’expliquer la réalité extraordinaire qu’ils vivent. Et Vance et Farmer font justement partie de ces auteurs « immersifs », leurs univers fourmillent littéralement de détails concernant tous les aspects de l’expérience humaine (avec sans nul doute un « plus » pour Vance). Maintenant, on doit pouvoir retrouver cette structure de « roman à énigme(s) » dans pas mal d’autres œuvres « purement » SF.
Comme auteur, je me suis essayé pour le moment à des « mélanges » entre SF et polar (deux exemples donc dans Cosmos à moelle), ou bien entre récit préhistorique et polar (j’en parle plus loin). J’ai aussi écrit une novella dans laquelle Harry Dickson et son fidèle disciple Tom Wills rencontrent André Breton, Robert Desnos, Max Ernst, etc., à l’automne 1922, pendant la période dite des « sommeils », alors qu’ils ne sont plus dadaïstes mais pas encore surréalistes (le premier Manifeste n’est publié par Breton qu’en octobre 1924). Ce récit paraîtra dans Détectives rétro, Une anthologie d'enquêtes excentriques, chez les Moutons électriques, début février 2014. J’ai aussi deux projets déjà un peu étoffés, un de novella et un autre de nouvelle, qui narrent une enquête policière dans le monde du Tibbar (pour un éventuel tome 2, nom de code : Le Tibbar du coin).
Je ne me verrai pas, pour le moment, écrire un polar « pur ». J’ai bien une idée pour un Poulpe (dans la – vaste – communauté catholique de ma ville natale, Annecy), et un projet de polar en milieu scolaire, un meurtre au cours de l’inspection d’un prof (titré provisoirement L’inspecteur a ri)... Mais beaucoup d’autres choses passent avant.
 
 
Actusf : Parle-nous de sa construction qui est assez particulière au niveau de la forme. Comment l'as-tu travaillée ?
Timothée Rey : Quoique ça ne m’empêche pas de m’y essayer régulièrement (ou bien de peindre à l’huile, à l’acrylique ou à l’aquarelle, mais avec maladresse), je ne dessine pas bien, ce que je regrette infiniment, parce que j’ai une imagination très picturale. Je vois les scènes comme celles de tableaux, parfois très fouillés, ou de films. Et donc, dans cet ordre d’idée, le principe était ici de « mimer » le défilement de ce qu’a enregistré une caméra vidéo implantée à la place d’un œil. D’où la scission en deux colonnes, l’une pour « le son », à gauche, y compris les dialogues, et l’autre pour « les images », à droite.
Par ailleurs, j’aime beaucoup les expériences formelles sur le texte. Qu’il s’agisse de jeux façon OuLiPo (par exemple dans une nouvelle parue dans Fiction, tome 8, titrée « évasion sans issue », j’ai utilisé la « contrainte du prisonnier », sans « lettres qui dépassent » au-dessus ou au-dessous de la ligne, à savoir sans « b, d, f, g, h, j, k, l, p, q, t, y » et donc uniquement avec « a, c, e, i, m, n, o, r, s, u, v, w, x et z » – et il y a une raison « science-fictive » à cela dans le récit)... ou bien de textes en vers. Une des nouvelles de Cosmos à moelle, « Offerte aux mille traits de sa passion torride », comporte des passages en vers libres ; quant à « S'il-te-plaît, désenzyme-moi un imMouton ! », le texte qu’a retenu Jeanne-A Debats pour son anthologie chez Mnémos, parue ce mois de décembre 2013 et est titrée Vampires à contre-emploi, c’est un space opera prenant place dans le contexte du Panspiral, dont la narratrice est une IA affreusement stressée, et qui est composé de 666 alexandrins classiques plus 30 notes de bas de page (lesquelles font intégralement partie du récit). Je suis déjà parti de poèmes ou de chansons (brésiliennes, en l’occurrence) pour faire monter ma petite mayonnaise à partir de cette base-là.
J’ai déjà aussi publié de la SF ou du fantastique sous forme de théâtre, dont « En attendant la concordance de phase (avec propositions de mise en scène) – pièce en un acte » dans mon recueil SF chez les Moutons électriques.
En soumission en ce moment, j’ai écrit un pastiche de l’épopée mvett, une littérature orale d’Afrique centrale mettant en scène deux peuples, l’un mortel et l’autre immortel, qui se combattent depuis la nuit des temps. C’est assez démentiel, le mvett : les combats évoquent ceux des comics de super-héros – les personnages manient la foudre et les arcs-en-ciel, ou tirent des armes de métal de leur poitrine –, il y a parfois un homme de la lune ou encore venu d’une autre planète qui apparaissent, etc. Ma tentative n’est quasiment écrite qu’en vers libres, et pullule de métaphores, hyperboles et tout le toutim, imitées de celles que l’on trouve dans les vrais textes africains. Bon, il n’y a pas le griot avec sa harpe-cithare et tout son jeu de mime (mais je ne désespère pas de trouver quelqu'un qui en ferait un jour une adaptation).
J’aime beaucoup aussi les jeux typographiques, les calligrammes, les textes tressés ou avec des formes qui s’y découpent (comme dans Le Livre-machine de Philippe Goy ou Fuzzy Set de Claude Ollier), etc. André-François Ruaud, mon éditeur des Moutons électriques, accepte certains de ces jeux typographiques... mais souvent, il doit me calmer. Voilà plus de deux ans, je lui ai envoyé une partie, dans les 500 KS, du gros planet opera en cours (par intermittence) depuis un moment déjà. Il y avait des passages mêlant dessin stylisé et texte, ou de la typographie « expérimentale », comme des lettrages en corps 250 apparaissant au détour d’une page. Le tout début, mettant en scène des photonefs à l’aspect de lépidoptères, matérialisait dans la forme même du « bloc de texte » un énorme papillon. Etc. André m’a dit en substance : « C’est bien beau, tout ça, mais comment feras-tu pour le numérique ? ». Et puis il a ajouté des arguments convaincants, du genre : « Si tu veux vraiment donner dans l’immersif, ne mets pas trop de ces trucs, certes rigolo, mais qui font "sortir" le lecteur de ce que tu racontes ! » 
De toute manière, en règle générale, les maquettistes qui travaillent avec moi finissent par me haïr.
Après, je ne suis pas obsédé par les contraintes formelles non plus. J’en joue, comme j’aime bien jouer avec d’autres choses.
 
 
Actusf : Enfin, « Ça fait tache » a des accents fantastiques. Comment l'as-tu imaginé ?
Timothée Rey : Ben, ces taches de chewing-gum, sur les trottoirs, on les voit tous, tout le temps, mais sans plus les voir justement. Ça me plaît bien, ça, cette idée que des choses incroyables peuvent se planquer dans de petits détails, juste sous notre nez et que si l’on est suffisamment attentif (ou suffisamment parano), on finira par remarquer mille choses toutes plus incroyables les unes que les autres.
L’étrange dans le quotidien, ça vous a en effet un petit goût de fantastique – mais pas seulement. Ça met du réenchantement dans la vie (merci en passant à Mme Parisot d’avoir remis ce joli mot au goût du jour). Ainsi, ce que fait une artiste contemporaine comme Sophie Calle me parle beaucoup. À un moment – c’était au moins trois ans avant Amélie Poulain, j’ai bien ri quand j’ai vu le film –, je ramassais avec soin les photos déchirées, ratées, que l’on trouvait dans les rues, il y en avait beaucoup alors, et je les collais dans des albums. Des « fleurs des rues ». On trouvait de tout, des portraits, des formes floues abstraites, des scènes énigmatiques (deux types se battant, tenant chacun un poisson – mort ? – dans la main) ou très classiques au contraire, goûters, mariages, journées à la plage, et même des photos porno d’amateur (pas tristes). C’était du temps de l’argentique. Maintenant, on n’en découvre presque plus (un malheureux photomaton de temps à autre, et encore). J’en ai deux albums quelque part sur une étagère, chez moi, à Nice (à presque 10 000 km d’ici, donc, puisque j’écris de Mayotte).
Une autre source, pour ce récit, a été le moment où, voilà des années, mon lave-linge m’a laissé tomber, et où j’ai fréquenté un Lavomatic dans lequel venaient des gens parfois franchement space.
À l’origine, il y a un AT, pour changer. Ce texte a une histoire un peu compliquée. Il avait été écrit pour une antho de Karim Berrouka qui devait s’intituler Nanars et cauchemars, chez Parchemins & Traverses, et qui, après des déboires variés, ne s’est pas faite. L’idée étant donc qu’il fallait une ambiance de « films de série Z » poussée à la limite de l’onirique. « Ça fait tache » a par la suite été refusée par trois ou quatre revues (je n’en ai pas tenu le compte), pour des raisons diverses et parfois absconses. Je l’ai finalement soumise à Fiction. Mais le personnage féminin et toute la scène finale ne convenaient pas au comité de rédaction, j’ai tout repris (par exemple, dans la première fin, le type éliminait sa femme d’une manière abominable, ça me plaisait pour le côté à la Bernie de Dupontel, mais c’est vrai que c’était assez bourrin).
 
 
Actusf : Ce recueil a des accents très science-fictionnesque. Pourquoi écris-tu de la science-fiction et qu'est-ce que le genre te permet en tant qu'écrivain ?
Timothée Rey : Je ne suis pas du tout scientifique de formation, même si ça m’intéresse depuis toujours, les sciences ; j’ai l’enthousiasme du noob quand je ramasse des minéraux et fossiles, cueille des plantes sauvages ou des champignons pour les goûter (après, des fois, je paranoïe à mort – mais, eh eh, je suis toujours là), fais des expériences de physique amusante ou observe le ciel nocturne aux jumelles (pour ça, à Mayotte, on a des ciels fa-ra-mi-neux). J’ai ce rapport assez naïf à la science et ç’a dû infuser dans mon amour de l’écriture.
Surtout, en tant qu’auteur, le genre SF a de mon point de vue l’avantage de permettre la mise en place d’une espèce de « spectacle total » – hum, je suis un parangon d’originalité en notant ça, je m’en rends bien compte –, parce que fournissant la matière à développer un background qui peut être d’une richesse foisonnante, j’en ai déjà parlé plus haut (que n’ai-je dit, plus haut...). Remarque, la fantasy, le steampunk ou le récit préhistorique aussi – et ils m’attirent pour cette même raison.
Le fantastique, c’est autre chose, ça met plutôt en scène un dérapage au sein de notre univers familier, donc il faut prendre du temps pour décrire ce que l’on connaît ; n’empêche, j’aime bien, parce qu’ensuite, on déconstruit cette familiarité, on joue avec « l’inquiétante étrangeté » et tout ça. En plus, je n’ai rien contre me faire peur, de temps à autre.
(Quant à une bonne partie de ce qui se publie sous l’étiquette « polar », ça intègre aussi des événements survenant dans notre réalité quotidienne pour également y appliquer un dérapage, quoique d’un autre type ; le mélange des deux, polar et fantastique, pourrait paraître antinomique à première vue, rationalité contre irrationalité, or il me semble pourtant exister depuis longtemps : si Poe pratique aussi bien l’un que l’autre, mais dans des textes séparés, certains romans de J. D. Carr ou, au cinéma, l’étonnant Sleepy Hollow de Tim Burton, appartiennent clairement aux deux genres, chacun contribuant à enrichir la lecture, par une espèce de jeu de ping-pong où ce qui relève de l’un crée des échos dans l’autre).
Pour cesser de digresser en tous sens et revenir un peu à la SF, il y a aussi que je suis fasciné par les contes traditionnels, de toutes les cultures. À ce qu’ils nous disent de nous, à ce qu’ils éveillent en nous. Or – et là, je parle au feeling –, je retrouve depuis toujours cette fascination, amplifiée d’une façon tout à fait singulière, dans l’éclair de sense of wonder parfois presque épiphanique (oulah !) que déclenche en moi la lecture de certains récits de SF. Je suis intimement convaincu qu’il y a une parenté profonde entre conte et science-fiction.
(Une fois, en refusant avec beaucoup de gentillesse mon texte pour Retour sur l’horizon, S. Lehman m’a écrit en substance que « l’on ne pouvait pas mélanger SF et merveilleux à dose égale ou presque ». Je ne suis pas du tout, du tout d’accord avec lui.)
 
 
Actusf : Je voulais évoquer aussi les titres de tes nouvelles, qui sont particulièrement savoureux. Comment les travailles-tu ? Et comment les choisis-tu ?
Timothée Rey : Faut juste que ça me parle. Parfois, j’ai le titre tout de suite, en même temps que l’idée – voire, avant l’idée : ainsi, ça fait des années qu’Ugo Bellagamba m’a donné un titre (de nouvelle ?), « L’Antéchrist est une femme et c’est probablement ma mère », et j’ai commencé une demi-douzaine de textes, sans que ça prenne ; mais je sais qu’un beau matin, pof ! tombera un pitch qui collera pile-poil et « il n’y aura plus » (hem !) qu’à l’écrire. 
Dans ce genre-là, il y a deux textes pour le recueil de steampunk pour lesquels j’ai déjà le titre, et un argument assez développé, mais qui ne sont pas du tout finalisés : « Corvée de patates » (une punition horrrrrible) et « L’Éternue éventée » (cette expression « existe » dans notre réalité, c’est le joli nom d’une graminée).
Parfois aussi, au contraire, j’ai un texte mais pas de titre. Ou dont le titre ne va pas. Par exemple, à la fin du printemps dernier, j’ai écrit un hommage à Jack Vance (il venait de mourir), qui a été retenu pour un prochain Fiction. J’avais appelé ça « Schéma narratif », je trouvais que ça correspondait au contenu (et ça me faisait marrer qu’un jour, quelqu'un jette un œil au schéma narratif de « Schéma narratif ») ; le comité de lecture a collectivement plissé les lèvres en une grimace éloquente et j’ai fait ce que je fais dans ces cas-là : j’ai soumis n possibilités de titres parmi lesquels, vieux réflexe, j’ai placé aussi des vers de poètes. C’est Hugo (pas Bellagamba, cette fois, mais Victor) qui l’a emporté, avec un quatrain extrait des « Djinns » (dans les Orientales), quatrain ramené en une ligne, qui est donc le nouveau titre de ce récit : « Les Djinns funèbres, fils du trépas, dans les ténèbres pressent leurs pas ».
D’ailleurs, ça arrive assez souvent que ce soient des vers de poètes existants, comme « La vieille qui, là-haut, porte son fagot noir » (Sabine Sicaud) ; « Comme un vol de gerfauts... » (J. M. de Heredia), « Odeur des pluies de mon enfance » (René Guy Cadou), tous trois dans le recueil Dans la forêt des astres (dont le titre est lui-même dérivé d’un extrait de « La Comète » dans La Légende des siècles, de Hugo : « Vous êtes le montreur d'Allioth, d'Arcturus, / D'Orion, des lointains univers apparus, / Et de tous les passants de la forêt des astres ! »).
Au passage, j’aime tellement certains vers que je les insère (parfois sous forme de jeux de mots) dans le texte lui-même. Par exemple, « Après la plaine blanche une autre plaine blanche... », un vers de Hugo encore une fois, évoquant la retraite de Russie dans « Expiation », un poème des Châtiments, je l’ai placé quelque part, mais en le « déguisant », dans le roman qui sort en janvier 2014 chez les Moutons électriques (au milieu de pas mal de petits frères calembours). Toujours Hugo, mais traficoté un brin, avec ce titre des Nouvelles du Tibbar : « Mon père, ce bouffon au sourire si torve ».
Je sais déjà que j’écrirai un jour (si Dieu me prête vie, comme on dit quand on est croyant, ce qui n’est pas mon cas mais on n’est jamais trop prudent) des textes dont j’ai déjà les titres : « Le ciel occidental dans le miroir des sables » (un vers de Heredia), « Je n'aurai pas été dans les douces étoiles » (Laforgue) ou « Écloses pour nous sous des cieux plus beaux » (Baudelaire).
Au passage, il y a même des textes qui me sont directement venus de poèmes ou de morceaux de poèmes qui m’obsèdent (c'est-à-dire que, parfois, leurs mots me reviennent sans cesse, comme une chanson ou une musiquette peuvent vous obséder des journées entières) : c’est le cas de « L’amour devant la mer en cage » (dans l’antho Contrepoint, chez ActuSF), directement issu d’un quatrain de Charles Cros, extrait de « Hiéroglyphe », un poème du Collier de griffes : « J’ai trois fenêtres à ma chambre : / L’amour, la mer, la mort. / Sang vif, vert calme, violet. / O femme, doux et lourd trésor ! ». De même, la courte nouvelle « Roméo et Juillette », qui « illustrait » le mois de juillet du calendrier 2012 des Moutons électriques, a tout entière été provoquée par un autre quatrain, le début de Bonne pensée du matin, un des derniers poèmes de Rimbaud : « À quatre heures du matin, l'été, / Le sommeil d'amour dure encore. / Sous les bosquets, l'aube évapore / L'odeur du soir fêté. »
Après, je peux fabriquer moi-même mes alexandrins, comme un grand. Dans le Tibbar, il y a un exemple de ma période « je-donne-un-titre-en-alexandrin-à-mes-textes-de-SFFF » : « Suivre à travers le bleu cet éclair puis cette ombre ». De tels titres dodécapodes (avec douze pieds, quoi), il y en a trois dans Cosmos à moelle, j’en ai déjà touché un mot. Suffi

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