ActuSF : Parlons d’abord un peu de vous, quel est votre parcours ?
Frédéric Jaccaud : En principe, un parcours aboutit quelque part ; ce qui n’est pas mon cas. Il n’y a pour l’instant aucun aboutissement, seulement une étape. Je suis effectivement directeur de collection associé avec Sébastien Guillot pour « Terra Incognita », cependant, je ne me considère par réellement comme tel, plutôt comme un consultant. On ne peut pas parler de parcours, tout au mieux, de chemins de traverse.
31 ans, citoyen suisse, détenteur d’un master en littérature française, je suis attiré par toutes les formes de littératures, avec une préférence pour celle des franges. En travaillant de mon côté, la vision de certaines personnalités telles que Versins, Curval, Klein, Sadoul, Baudou ou Lehman (etc.), ont forgé d’une certaine manière mon regard sur la littérature dite de science-fiction, avec toutes les catégories excentriques qu’elle charrie à sa suite. Le reste n’est dû qu’à des rencontres fortuites ou hasardeuses, PP. Durastanti m’a présenté et appuyé auprès de O. Girard qui recherchait justement quelqu’un pour tenir une chronique bifrostienne tournée vers le passé ; ce qui a donné, après un premier calibrage, « Les anticipateurs ». Ensuite, on s’aperçoit que le monde n’est pas si grand.
ActuSF : Parlons maintenant de Terra Incognita, votre collection chez Terre de Brume. Quelle sera sa ligne éditoriale ?
Frédéric Jaccaud : La collection va creuser le double sens issu des terra incognita. Ainsi, elle recherche les livres introduisant des univers inconnus, une définition large, à dessein. « Autre temps, autres mondes », une expression compréhensible et non définitive qui permet de ne pas surcatégoriser ou restreindre notre champ d’investigation. Par opposition, la collection extrait de l’oubli des œuvres ni réalistes (en terme de cadre spatio-temporel) ni normatives. Dans un second mouvement, il s’agit de retrouver des ouvrages qui, perdus dans des bibliothèques trop grandes ou oubliés par la mémoire collective, sont devenus eux-mêmes des terra incognita.
Comme toutes personnes consultant certainement ce site (lecteur, écrivain, critique ou éditeur), nous sommes conscients d’évoluer au sein d’une littérature qui se définit par défaut – ce mouvement pour sa sauvegarde, mais aussi, pour sa marginalisation – contre une littérature normative, souvent qualifiée de « blanche ». Dans ce sens, restituer et mettre à disposition des œuvres oubliées pour de mauvaises raisons – parce qu’œuvres mineures, de mauvais genres et subissant l’ostracisme d’une intelligentsia frileuse – est une tentative de les réinsérer dans un grand tout littéraire, tout en apportant aux amateurs des pistes sur des origines peu connues. La littérature, comme tout art ou culture, se parle à elle-même, entretient des relations complexes au travers du temps et de sa masse culturelle. D’une certaine manière, la collection tente d’étoffer cette masse.
La réédition de ces romans anciens permet de comprendre, de voir, ce que la littérature produisait à ce moment-là mais qui n’intéresse que trop peu de monde parce qu’elle ne s’intègre pas dans les canons usuels et ne porte pas encore d’étiquette. Sans reconnaissance stricte, nous espérons mettre à jour non pas un genre mais une famille, et pour continuer sur une métaphore filée, observer son arbre généalogique, les affinités, les héritages, les filiations, les incestes, etc. C’est une partie de ce travail de mémoire qui donnera la possibilité de construire une autre histoire littéraire ; car nous nous concentrerons avant tout surs des textes « littéraires » ou « excentriques », laissant de côté, pour l’instant, les récits plus populaires.
ActuSF : Comment est née l’idée de cette collection ?
Frédéric Jaccaud : Cette idée vient d’un désir – cette fascination générée par des livres perdus ou inaccessibles dont on se doute de l’existence. Sébastien y songeait, je crois, depuis longtemps. Cela participe de son mouvement naturel à rechercher et mettre à disposition des textes « classiques » qui ne sont plus accessibles. Ce projet, il l’avait débuté avec « Poussière d’étoile » chez Terre de Brume. Ensuite, Sébastien s’est tout naturellement, ai-je envie de dire, plongé dans les racines de la littérature francophone. Comme il avait lu mes chroniques dans Bifrost, il m’a contacté pour me faire part de son projet. Nous avons mis en commun nos lectures, nos envies et optiques. Très vite, nous nous sommes mis à travailler ensemble. Pourtant, la collection ne semblait guère réalisable. Puis, la sortie de la très belle compilation de S. Lehman, Chasseurs de chimères, nous a motivé à poursuivre.
A l’image du projet de Lehman, notre collection n’est pas née d’un désir passéiste ou nostalgique, mais d’une interrogation générée par l’absence ; quelles sont ses œuvres qui ont existé avant que le genre ne se catégorise « définitivement ». Nous creusons dans l’évasif et l’incertain ; c’est ce désir de cartographier l’inconnu, de devenir nous-mêmes des chasseurs de chimères, qui est à l’origine de cette collection.
ActuSF : Comment allez-vous vous répartir le travail avec Sébastien Guillot ?
Frédéric Jaccaud : Il n’y a pas vraiment de répartition ; nous travaillons dans une forme de complémentarité. Sur le fond, nous essayons de partager lecture et recherche de sources selon nos affinités. Sur la forme, Sébastien gère tous les aspects pratiques liés à une collection, alors que je rédige les préfaces.
ActuSF : On a du mal à se rendre compte. Existe-il beaucoup de livres qui entre dans la définition du texte de présentation de la collection « des œuvres anciennes, parlant d’autres monde ou d’autres temps » ? Y a-t-il beaucoup de texte selon vous à découvrir ?
Frédéric Jaccaud : Je crois que S. Lehman avant parler de plusieurs milliers lorsque Chasseurs de chimères était sorti. Il est certain qu’il reste beaucoup de textes inaccessibles, mais que cette masse dépend du champ de vision. Avec Versins, par exemple, on pourrait presque parler d’un champ d’annexion, tant il a étendu sa propre définition. Disons que la quantité stricte, suivant les critères subjectifs de chacun, dépasse toujours l’estimation des spécialistes littéraires et néophytes en la matière qui n’estiment qu’à quelques centaines ces texticules mineurs et sans résonances. De fait, il est plus facile qu’ailleurs en littérature de (re)découvrir certains textes, certaines excentricités ou quelques perles parce que beaucoup d’entre eux ont subi une forme d’exclusion, de leur temps et encore aujourd’hui. Je dis (re)découverte, car cela est évidemment relatif ; la plupart de ces textes sont connus des spécialistes ou passionnés.
ActuSF : Parlez-nous des deux premiers titres Ignis et Star et de leurs auteurs. En quoi ces deux livres vous ont intéressé ?
Frédéric Jaccaud : Star et Ignis sont des œuvres fondamentales parce qu’elles s’inscrivent comme des tentatives littéraires originales et fascinantes aussi bien à leur moment de parution qu’à la lueur contemporaine. Issues d’auteurs inconnus et mineurs, ces deux textes, si l’on excepte les spécialistes, sont restés totalement inconnus. Personnellement, c’est par l’entremise de l’Encyclopédie de Versins que j’ai eu connaissance de leur existence. Peut-être est-ce les premiers textes que j’ai cherché à lire en rassemblant ma documentation sur ces auteurs anciens pour ma propre culture. A l’époque, j’aurais aimé les trouver en librairie.
Star, c’est La cité des Saints et de Fous à l’échelle d’un système solaire, écrit par un excentrique du milieu du XIXe siècle. Defontenay a tenté de traduire la différence et l’ailleurs non seulement en élaborant tout un univers, mais aussi multipliant les genres, les tentatives littéraires et poétiques, en insérant du théâtre. La richesse de cette œuvre devrait étonner, bien qu’il s’agisse d’un texte exigeant.
Ignis est un roman plus accessible et plus classique dans la forme. A première vue, l’inconnu Comte de Chousy a produit un pastiche des récits de « découverte scientifique ». Mais derrière cette première impression, on découvre rapidement un style extrêmement incisif, fin, de l’humour aussi (quelque chose d’absurde d’ailleurs). Reste encore quelques dialogues philosophiques, et pour finir, des idées science-fictives étonnamment folles jetées à chaque page (robots, détachement de l’Angleterre, bref voyage dans l’espace, la séparation de la terre en deux, etc, etc). Pour lui donner encore plus d’impact, nous avons d’ailleurs reproduit les images qui accompagnaient Ignis dans sa réédition en revue.
ActuSF : Evoquons un peu du style littéraire. Ils sont faciles à lire, lisibles, modernes ? On a parfois un peu peur en ouvrant des livres anciens qu’au niveau du style ils soient ampoulés ou pas franchement accessibles…
Frédéric Jaccaud : Cette question ce justifie, je le conçois ; cependant, elle se fonde su un faux problème. « Terra Incognita » propose des classiques, des textes du passé qui s’inscrivent dans un temps, un mouvement littéraire, un cadre social spécifique, des idées, etc. qui font que ces œuvres existent à ce moment-là et non pas à un autre moment. Star et Ignis sont tous deux tributaires d’éléments contemporains à leur écriture. Le premier s’inscrit dans une optique de petit romantique ; un texte donc extrêmement travaillé, certainement ampoulé, difficile à lire, mais d’une étonnante modernité dans son ambition de créer un univers et dans son traitement poétique (l’usage des blanc typographiques relevé par R. Queneau). Il sera plus facile de lire le second, du moins dans ces passages purement narratifs, proches de ces récits d’aventures scientifiques qu’il imite. Dans Ignis aussi, on peut trouver des prémisses de modernité, surtout au niveau du ton (railleur) et des idées. Tout cela reste des prémisses. Si un texte d’il y a 150 devait sembler moderne aujourd’hui, il faudrait s’inquiéter de l’état actuel de la littérature.
Pour le lecteur moderne, il y a certes une brèche entre son expérience de la littérature contemporaine et celle qu’il pourra tenter en ouvrant ces ouvrages. De même que la lecture n’est pas innée, que tous les lecteurs n’ont pas gagné l’aptitude à s’immerger dans des univers non référentiels, celui qui cherche à lire de tels ouvrages (cumulant l’ancien, la recherche littéraire, des mondes excentriques, des références souterraines) devra – c’est un devoir, il n’a pas le choix – se faire violence, pénétrer, comprendre, s’inspirer, se renseigner, triturer l’œuvre. En proposant ce type d’ouvrage, nous donnons la possibilité d’explorer de véritables terra incognita.
Un livre se construit en différentes strates sur lesquelles l’écrivain travaille consciemment ou non, avec plus ou moins d’envie. S’il peut paraître plus simple, au lecteur moderne, de s’immerger dans la littérature contemporaine, c’est bien parce qu’il a développé certains réflexes de lecture, qu’il partage plus facilement certaines données, qu’il ne se rend pas compte de la « supercherie » ou mécanique littéraire (le style, les effets, les modes, etc.). Ce qui, avec le temps, pourrait paraître ampoulé, malhabile, lourd ou cliché n’est bien souvent qu’un effet de décalage temporel.
Lire un classique demande de l’investissement et un désir – toujours – enfin, il reste les goûts personnels…
ActuSF : aussi, on peut trouver des prémisses de modernité, surtout au niveau du ton (railleur) et des idées. Tout cela reste des prémisses. Si un texte d’il y a 150 devait sembler moderne aujourd’hui, il faudrait s’inquiéter de l’état actuel de la littérature. Quels sont vos objectifs en terme de tirages et de ventes ?
Frédéric Jaccaud : A vrai dire, je suis mal placé pour répondre, car je ne dispose pas de ces données. Pour être franc, les chiffres ne m’intéressent pas. Il est clair que la collection s’adresse à un public restreint ; le tirage sera fait en conséquence. Quant aux objectifs de ventes, je ne sais pas. Qu’importe, les auteurs sont retournés à la poussière et nous vivons d’eau fraîche.
ActuSF : Au-delà de ces deux premiers titres, avez-vous déjà une idée des suivants ?
Frédéric Jaccaud : Oui, des idées, mais rien de concret qui mérite, pour l’instant, d’être mentionné. Je pense que nous n’allons pas encore éditer de textes plus accessibles ou narratifs, mais continuer de travailler des métaux lourds.
La chronique de 16h16 !