ActuSF : Est-ce que tu peux nous redire qui est Poul Anderson et quelle est sa place dans l’univers de la science fiction ?
Jean-Daniel Brèque : Il appartient à cette génération d’auteurs américains arrivée tout de suite après l’âge d’or, puisqu’il dévorait Asimov, van Vogt, Heinlein, etc., dans les pages d’Astounding quand il était adolescent. Il est aussi un des premiers, avec ses contemporains Dick et Silverberg, à avoir tenté de vivre de sa plume, ce qui lui fut parfois difficile. Sur le plan des thèmes et des préoccupations, il creuse avec obstination quelques sillons qui s’appellent liberté individuelle, exploration de l’espace, lucidité quant à la nature humaine, et, surtout, passion pour l’histoire, dont il est conscient de la dimension tragique.
Le principal motif qui parcourt son œuvre comme un fil rouge, c’est la lutte contre l’entropie : le héros andersonien sait que la Longue Nuit ne peut qu’arriver et il se démène pour en retarder l’avènement et pour semer les graines d’une future résurrection. C’est ce qui motive au premier chef des personnages comme Dominic Flandry, le Gradlon du « Roi d’Ys », Reymont dans Tau zéro et, dans une certaine mesure, le duc Imric dans L’Épée brisée.
Par ailleurs, il a eu une carrière exceptionnelle tant par sa longévité – plus de cinquante ans – que par la bonne qualité globale de ses œuvres : il sombrait parfois dans la médiocrité, surtout à ses débuts où il a écrit pas mal de textes alimentaires, mais il n’était jamais mauvais et il lui arrivait souvent d’être excellent.
ActuSF : Tu as traduit plusieurs romans de Poul Anderson. Qu’est-ce qui te plaît chez cet auteur ? Quelles sont ses qualités pour toi ?
Jean-Daniel Brèque : L’une des toutes premières nouvelles de science-fiction « adultes » que j’aie lues était « La Patrouille du temps », dans l’anthologie Les Vingt Meilleurs récits de science-fiction chez Marabout (où j’ai également découvert des gens comme Lovecraft, Matheson et Borges). Je devais avoir douze ou treize ans et, à partir de ce moment-là, j’étais perdu. Par la suite, à mesure que j’ai exploré le genre, j’ai souvent été frappé par mon affinité avec les textes d’Anderson, à tel point que c’est en partie grâce à lui que j’ai fait des progrès en anglais, puisqu’il m’a bientôt fallu pallier les carences de l’édition française et le lire en version originale.
Ce qui me frappe, avec le recul, c’est qu’il était capable d’aborder tous les thèmes classiques de la SF et de leur imprimer sa marque : space-opera, time-opera, dystopie ou contre-utopie, histoires de mutants, de robots, etc. Jetez un coup d’œil au sommaire de « La Grande Anthologie de la science-fiction » et vous verrez qu’il fait partie des deux ou trois auteurs les plus sollicités, avec des récits à la tonalité très variée.
Et à mesure que j’apprenais à lire en anglais, j’ai été frappé par ses qualités stylistiques, par sa grande connaissance non seulement de l’anglais mais aussi du danois (évidemment), du français, du latin, etc. D’ailleurs, cette virtuosité pose parfois des problèmes au traducteur. Pour l’anecdote, je devrais sans doute présenter ma candidature au Livre Guinness des Records puisque je suis le seul à avoir dû traduire par deux fois un pastiche de François Villon dû à la plume d’un auteur anglophone – la première fois chez Lucius Shepard, la seconde chez Poul Anderson !

Jean-Daniel Brèque : Tau zéro paraît en 1970 et, pour ce qui est des nouvelles, Poul Anderson est en train de vivre un véritable âge d’or. C’est durant les années 1960-70 qu’il produit ses meilleurs textes, la majorité de ceux qui sont réunis dans Le Chant du barde et qui lui valent de rafler tous les prix littéraires de la SF. Par ailleurs, il est en train de construire son plus grand cycle, celui de « la Civilisation technique » dont nous n’avons en France qu’une vision parcellaire.
Sur le plan de la qualité, c’est sans doute son livre le plus abouti, eu égard à ses ambitions, qui étaient plutôt élevées – lui-même le qualifie de « tour de force ». On a fait pas mal de réserves sur ce roman, lui reprochant des personnages dessinés à gros traits, des relations amoureuses stéréotypées, mais avec Tau zéro, Poul Anderson voulait écrire un épisode de l’histoire de l’humanité, pas les tribulations d’un groupe de personnages. C’est pour ça que les héros sont très typés – le Français rationnel, l’Américain grossier, la Suédoise froide : pour qu’ils soient aisément identifiables – et notons que Reymont, le pivot de l’intrigue, est un apatride. Par ailleurs, la structure narrative du livre est éblouissante, puisque la succession des scènes à bord du vaisseau suit le rythme de l’accélération de celui-ci. Et pour revenir à Reymont, il faut noter la stature particulière de ce personnage : nous ne partageons jamais sa pensée, nous le voyons tour à tour par le point de vue des autres – c’est parce que dans cette situation d’urgence, vu la nature de sa mission, il devient la synthèse de tout l’équipage, l’agent de la communauté, celui qui agit en son nom.
ActuSF : Tau zéro relève de la hard-science. A-t-il été facile à traduire ?
Jean-Daniel Brèque : À la base, j’ai une formation scientifique, même si je suis un peu rouillé, donc cet aspect-là ne m’a guère posé de difficulté, sans compter que je savais que je serais relu par Roland Lehoucq, ce qui est quand même rassurant. Les principales difficultés étaient de nature littéraire. À cette époque, les auteurs de SF n’avaient pas tous la possibilité de produire des gros livres et devaient se forcer à la concision ; pour le traducteur, c’est très difficile à rendre. Mais dans le cas de Tau zéro, cette concision sert admirablement le livre : on va à l’essentiel ; si l’auteur avait disposé de cinq cents pages pour décrire les tours et les détours des relations entre les personnages, le livre aurait perdu de son impact.
ActuSF : Il a été publié en 1970, est-il toujours « actuel » ?
Jean-Daniel Brèque : Sur le plan scientifique, les notions ont quelque peu évolué – d’où la postface de Roland Lehoucq qui, outre qu’il explique le soubassement astrophysique de l’intrigue, en souligne les aspects qui auraient nécessité des révisions si le livre avait été écrit aujourd’hui. Je crois d’ailleurs qu’il était déjà en partie « dépassé » du vivant d’Anderson.
Pour ce qui est des personnages et de leurs relations, on est dans une autre époque, celle qu’un Californien comme Anderson vivait avec un certain scepticisme. Par ailleurs, la Terre que quittent les passagers du Leonora Christina présente une dimension géopolitique qui découle de la guerre froide.
Mais abstraction faite de ces aspects superficiels, je pense que ce livre demeure valide. Peut-être même que la patine du temps le rend plus accessible : s’il avait été traduit à l’époque, les critiques se seraient peut-être arrêtés à la surface des choses. Et puis, considérez la situation qu’il nous présente : un groupe d’humains obligés de mettre de côté leurs divergences pour assurer leur survie et leur avenir. Un thème d’actualité, dirais-je.

Jean-Daniel Brèque : Pour le lecteur qui connaît peu ou mal son œuvre, je conseille les ouvrages consacrés, tous disponibles en poche, soit au Livre de poche (Le Chant du barde, qui présente les meilleurs récits de l’auteur, et les quatre volumes du cycle de « La Patrouille du temps »), soit en Folio (Les Croisés du cosmos, qui est un petit bijou d’humour, Trois cœurs, trois lions, suivi de Deux regrets, une fantasy mâtinée de SF, et La Saga de Hrolf Kraki, une geste ébouriffante). Pour celui qui veut aller plus loin : Barrière mentale et autres intelligences, que le Livre de poche réédite prochainement, les trois volumes consacrés à Dominic Flandry parus à l’Atalante, qui ont malheureusement été publiés dans le désordre, et un livre merveilleux qui vous obligera à fréquenter les bouquinistes : Tempête d’une nuit d’été, jadis paru chez Pocket, une uchronie qui part du principe que Shakespeare n’était pas un auteur de fiction mais un historien.
Il existe quantité de livres inédits de Poul Anderson, et sa redécouverte au Bélial’ est loin d’être achevée. Cette année, nous allons publier une édition définitive du cycle de « La Patrouille du temps » en deux forts volumes, et, à partir de 2016, nous allons nous lancer dans la publication d’un cycle essentiel, celui de la « Ligue polesotechnique » (titre provisoire). Ce cycle comportera cinq volumes, dont trois totalement inédits. Il raconte les exploits d’un marchand interplanétaire truculent au possible, Nicholas van Rijn, fondateur de la Compagnie solaire des épices et liqueurs, et de trois de ses agents, David Falkayn, issu de l’aristocratie de la planète Hermès, une colonie terrienne, Adzel, une sorte de centaure dinosaurien converti au bouddhisme, et Chee Lan, une extraterrestre féline aussi vive que féroce ; à eux trois, ils forment une excellente équipe d’aventuriers-marchands et van Rijn leur réserve les missions les plus délicates. De la SF d’aventures, donc, mais qui gagne en complexité à mesure qu’avance le cycle et se termine dans une ambiance crépusculaire, à l’annonce de la fin d’une civilisation.
Ce cycle est en fait la première époque de celui dit de « la Civilisation technique », dont la seconde est constituée des exploits de Dominic Flandry, l’agent de l’Empire terrien. Ces dernières années, l’ensemble du cycle a été édité en sept gros volumes aux États-Unis. Pour l’instant, notre ambition se limite à van Rijn et Falkayn, mais dans quelques années, qui sait ?…

Jean-Daniel Brèque : Poul Anderson n’a jamais cessé d’écrire de la fantasy, et d’ailleurs, L’Épée brisée est son tout premier roman, même si ce n’est pas le premier qu’il ait publié. Mais il en a écrit dans des conditions qui n’étaient pas du tout celles d’aujourd’hui. Lorsque le roman est sorti, en 1954, la fantasy en tant que catégorie éditoriale n’existait pas, tout simplement, et la critique n’a su que faire de cet ovni. J’ai retrouvé un papier signé Groff Conklin, paru dans Galaxy en mai 1955, qui portait à la fois sur L’Épée brisée et sur La Communauté de l’anneau, paru au même moment. Il vaut la peine d’être cité :
Deux brindilles de sorcellerie plus ou moins tombées de la même branche, pour ceux qui prennent encore plaisir à lire des histoires d’elfes, de trolls et de gobelins.
Le conte de Mr. Tolkien, où il est question de hobbits – une espèce inventée de la faërie – est riche, savoureux, exagérément détaillé et presque trop nonchalant ; l’œuvre de Mr. Anderson est une épopée violente et sanglante, imitée du norrois, contenant tous les éléments de la faërie, des shens de Chine aux sidhe d’Écosse, mais s’attardant surtout sur une guerre opposant elfes et trolls. Pour parler franchement, j’ai lu environ la moitié de chacun de ces excellents livres avant de renoncer. C’est une provende pour les amateurs de runes, mais, quant à moi, je préfère des œuvres de science-fiction comme…
Suit une critique laudative de La Terre est une idée, de James Blish.
Par la suite, Anderson est souvent revenu à la fantasy, mais ce fut une fantasy suffisamment teintée de rationalité pour être acceptable dans les collections de SF (Trois cœurs, trois lions), ou alors une fantasy franchement dérivée des sagas scandinaves (La Saga de Hrolf Kraki), sans parler de ses romans historiques à peine teintés de fantasy (le cycle du « Roi d’Ys », coécrit avec son épouse Karen, et une poignée de livres inspirés de l’histoire et des légendes scandinaves). Par rapport à tous les écrivains qui se sont épanouis après l’immense succès du Seigneur des anneaux, il faisait un peu figure d’oncle éloigné, même si certains se revendiquent de son influence – Pascal J. Thomas a dit du premier roman de George R.R. Martin qu’il évoquait « un peu Poul Anderson, avec plus de finesse ».
ActuSF : Est-ce que tu peux nous dire un mot sur ce roman. De quoi s’agit-il ?
Jean-Daniel Brèque : C’est un livre qui brasse délibérément des archétypes et des intrigues provenant des sagas scandinaves. L’idée de base : pour asseoir sa puissance, Imric, le duc des elfes de Grande-Bretagne, enlève un nouveau-né humain avant son baptême et lui substitue un changelin, qu’il a obtenu en violant la fille du roi des trolls, retenue captive dans son château. Ce jeune humain, appelé Skafloc, grandit en force et en beauté chez les elfes, tout en méprisant les humains, tandis que le changelin, Valgard, devient un être sombre et tourmenté, qui sombre parfois dans la folie des berserkers. À l’origine de cet échange, une sorcière humaine dont toute la famille a été massacrée par Orm, le père de Skafloc ; elle va séduire Valgard et causer l’anéantissement d’Orm et de toute sa famille ; seule sa fille, Freda, sera épargnée, et voilà qu’elle est secourue par Skafloc, qui en tombe amoureux…
Tout cela s’inscrit dans un contexte bien précis, à savoir la lutte entre elfes et trolls, qui va bientôt virer à la guerre totale. Et Imric, le duc elfe, a conscience que cet affrontement est peut-être le dernier, que sa race est condamnée à disparaître. Et dans l’ombre, le dieu Odin manipule les personnages, tous les personnages, pour parvenir à ses propres fins.
À noter que ce roman – le tout premier de son auteur, donc – avait fait l’objet en 1971 d’une édition révisée que nombre de spécialistes jugeaient affadie. Nous avons choisi de publier la version brute, en dépit de quelques défauts de jeunesse.
ActuSF : En quoi a-t-il influencé Michael Moorcock ?
Jean-Daniel Brèque : Celui-ci l’explique dans sa préface, qui est en fait une critique parue dans la presse britannique à l’issue de la réédition du livre en 2003 (si vous avez peur des spoilers, lisez-la après le livre). Il y a trouvé une lucidité, un pessimisme, une résonance mythique qui, selon lui, étaient absents de Tolkien, qu’il découvrait en même temps. En fait, on peut pousser la comparaison un peu plus loin : L’Épée brisée est au Seigneur des anneaux ce que le roman noir américain est au policier classique anglais. Tolkien et Agatha Christie sont des partisans de l’ordre et leur œuvre est globalement optimiste, même s’ils sont conscients l’un comme l’autre des épreuves à affronter ; Anderson et les maîtres du « noir » américain sont pessimistes et connaissent la puissance du chaos, même si leurs personnages ne cessent de lutter contre lui. Comme le dit Moorcock, c’est toute la différence entre l’état d’esprit global à l’issue de la Première Guerre mondiale et celui qui prévalait à l’issue de la Seconde.
Une bonne partie de l’œuvre de Moorcock, notamment le personnage d’Elric et le cycle à lui consacré, est issue de L’Épée brisée. Et la dimension tragique de l’histoire, que j’évoquais à propos d’Anderson, infuse toute l’œuvre de Moorcock.