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Interview de Marvano
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Interview de Marvano

ActuSF : Comment est née la série Dallas Barr ?
Marvano : Nous avons commencé Dallas Barr juste après La Guerre éternelle avec une forte envie de travailler ensemble de nouveau, Joe et moi. Il y avait cette idée merveilleuse de pouvoir acheter l'immortalité à un prix exorbitant, une bonne idée pour faire une série de longue haleine. On s'y est mis tout doucement.

ActuSF : Justement, c'est votre première série de longue haleine, est-ce plus difficile à gérer qu'une série plus courte ?
Marvano : Pas avec un monde comme celui de Dallas Barr , on peut y faire tout ce que l'on veut : changer le décor, faire vieillir les personnages, faire des retours en arrière…. Avec ce sujet là, je sens que je pourrais encore continuer la série sur une dizaine d'albums. Il a des tonnes de choses que l'on n'a pas encore exploré…

ActuSF : Alors pourquoi présenter cet album comme l'ultime de la série ?
Marvano : Parce que Dallas Barr a d'abord été édité chez Dupuis. L'éditeur a voulu arrêter la série. Tout de suite Le Lombard Belgique a voulu la reprendre mais il fallait l'intégrer dans une collection. La plus évidente était Polyptyque mais pour celle-ci il faut limiter le nombre d'albums. Nous nous sommes donc mis d'accord pour faire un septième et dernier tome qui termine un cycle. Est-ce que çà termine le monde de Dallas Barr , le futur nous le dira…

ActuSF : Vous disiez qu'une série à long terme permettait beaucoup de choses. En ce sens, vous avez d'ailleurs fait un Dallas Barr sans Dallas Barr (le sixième tome), ce qui a surpris tous les lecteurs…
Marvano : Je peux parler en fonction du tome 7 qui a bien évidemment été déjà lu par les gens ! (Rire). Il est évident que Dallas réapparaît. Je me suis d'ailleurs posé la question de savoir si je montrais encore Dallas à la fin du sixième tome ou non. Mais la fin que j'avais trouvé, sans montrer Dallas, était tellement forte que je me suis dit que le mieux était effectivement de ne pas montrer le héros dans le tome 6. J'ai donc attendu le tome 7 pour montrer tout ce qui s'est passé.

C'était gai à faire. Dans le tome 6, il y a beaucoup de petites indications qui montrent qu'il y a quelque chose qui cloche. Il y a pas mal de gens qui s'en sont aperçus et sur Internet il y a eu plusieurs discussions. Certains ont remarqué qu'un journaliste portait le même nom que Dallas avait utilisé dans un passé lointain, d'autres que Stileman se comportait de façon très bizarre et avait plus l'attitude de Dallas Barr . Là, je me disais " Chapeau ! ", ils ont vraiment bien compris les personnages.

ActuSF : C'est difficile à faire en tant que dessinateur ?
Marvano : Au contraire, c'est très gai à faire. On distille des petits détails pour que les gens puissent deviner, même s'il n'y en a pas beaucoup qui s'arrêtent dessus. C'était une merveille à faire ce sixième album. Je me suis bien amusé !

ActuSF : S'amuser autant après une vingtaine d'années !
Marvano : Oh oui !

ActuSF : Votre style a beaucoup évolué. Vous êtes arrivé à un trait plus épuré, plus minimaliste…
Marvano : Tout a fait. Je crois que si tu fais ce métier de manière honnête, tu essaies toujours de faire mieux. J'ai toujours été plutôt content du résultat d'un album, mais le prochain, je voulais qu'il soit encore meilleur. Dans ce contexte, il est inévitable que ton dessin évolue, que ta manière de raconter une histoire est plus efficace. Je trouve que j'ai d'ailleurs beaucoup changé sur ce point, mes albums sont plus lisibles qu'il y a une vingtaine d'années. Tu améliores la lisibilité pour que les gens rentrent plus facilement dans l'histoire et se laisse entraîner par elle.

ActuSF : Les couleurs ont aussi beaucoup changé depuis les débuts de la série ?
Marvano : Quand j'ai commencé Dallas Barr , il n'y avait presque personne qui faisait de la colorisation par ordinateur. Aujourd'hui, c'est l'inverse. L'ordinateur permet un " coloriage " plus détaillé, plus net et plus fin. Cette colorisation rajoute au côté SF.

ActuSF : En parlant de science-fiction, c'est un genre que vous appréciiez avant de connaître Joe Haldeman ou est-ce lui qui vous l'a fait découvrir ?
Marvano : J'aimais déjà la SF avant de faire la connaissance de Joe. Nous nous sommes connus il y a plus du vingt ans déjà à une convention de science-fiction à Gand. J'étais enthousiasmé par la SF à l'époque - des années 60 à 80 -, beaucoup plus que maintenant. Avant, elle était différente, c'est celle que nous faisons encore avec Joe. Elle a des côtés sociaux, philosophiques tandis que la SF d'aujourd'hui est plus " explosive ".

ActuSF : C'est Joe Haldeman qui vous a proposé d'adapter La Guerre éternelle en bande dessinée ?
Marvano : Non, c'est moi. Je voulais faire de la bande dessinée mais je ne me sentais pas capable d'écrire un bon scénario. Les bons scénaristes n'étant pas tentés de travailler avec un inconnu qui débute, je me suis dit " Pourquoi pas prendre une bonne histoire qui existe et la transformer en BD ". Là, je me sentais capable de le faire, je comprenais le médium BD. Je connaissais Joe et on était déjà amis. Il m'a dit de faire ce que je voulais, lui ne connaissait rien à la BD européenne, si je pensais que l'histoire pouvait être éditée il m'a dit " Vas-y ". Et voilà comment tout à commencer.

ActuSF : Comment organisez-vous le travail avec ces milliers de kilomètres entre vous ?
Marvano : Il n'y a pas grande chose à organiser, même à l'époque de La Guerre éternelle. C'était moi qui adaptais l'histoire en BD. Pour Dallas Barr , on se met d'accord sur une histoire de base et c'est moi qui raconte, lui ne fait plus que quelques dialogues de temps en temps. Le monde de Dallas Barr est basé sur un roman de Joe, Immortalité à vendre, j'en retire parfois quelques petits détails qui peuvent me servir.
C'est Joe qui bâtit l'univers et je construis des histoires dans l'univers qu'il a créé. L'idée de base de se faire rajeunir tous les dix ans pour un million de livres avec toutes les conséquences que cela entraîne est de lui. Nous tâchons de les développer dans la série : le monde change, les supers riches disparaissent, à la limite tous ceux qui veulent avoir " l'immortalité " dépendent à 200% de Julius Stileman qui en profite, mais on découvre au fur des albums que c'est pour le bien du monde. Stileman est un vieux hippie qui croit encore aux bonnes choses, c'est un humaniste. Il peut être très cruel et très dur mais c'est pour le bien du monde en général.

ActuSF : Justement, vous aviez prévu de faire évoluer Stileman de cette façon ?
Marvano : Oui, au début on croit qu'il est Dieu. Petit à petit, on se rend compte qu'il n'en est rien. Il le dit lui-même, s'il rencontre quelqu'un qui n'est pas intéressé par la marchandise qu'il vend et qui a assez de fric pour l'emmerder, il peut le faire, il est en fait très vulnérable. Il sait très bien que son empire va un jour se terminer, mais il espère qu'entre temps il aura réussi à changer le monde d'une façon assez profonde pour qu'il puisse évoluer dans un meilleur sens que lorsqu'il a créé son fameux traitement. Stileman est vraiment un idéaliste.

ActuSF : C'est un idéaliste qui a mis en œuvre son utopie ?
Marvano : Oui et il a l'avantage d'avoir pu réaliser son utopie sans faire la guerre à qui que soit. Il a trouvé le point faible de tous les gens riches. Je pense que l'utopie qu'il a en tête est une bonne utopie. Dallas Barr est une série faite pour faire réfléchir. Elle tend un miroir pour que les gens puissent se dire est-ce bon pour l'humanité en général ou fait-on des conneries pour n'importe quelles raisons ?
Je trouve que nous vivons dans une époque où du moment qu'il est possible de faire des tomates bleues, on va faire des tomates bleues sans penser aux conséquences. Peut-être que dans dix ans, il n'y aura plus de tomates rouges, et là on se dira " Ah ! Mais il n'y a plus de tomates rouges ! ". Nous faisons n'importe quoi sans penser aux conséquences. La différence entre l'ADN d'un chimpanzé et celui d'un être humain, c'est, je crois, 2% et quelque… Mais laissons ces 2% tranquilles. Nous ne savons pas ce que l'homme pour en faire. L'humanité en générale a une arrogance qui est inouïe : On peut le faire, on le fait. Les problèmes sont déjà visibles à l'horizon, mais on l'ignore.

Quand j'ai fait le tome 4 de Dallas Barr où il y a la fameuse image de l'attentat à New York, c'était deux ans avant le vrai attentat de 2001 à New York. A l'époque mon éditeur chez Dupuis m'avait dit " Là, tu exagères quand même ". Mais Joe, dans les années 70, était dans un groupe de personnes qui sont payées par l'armée américaine pour élaborer des scénarios improbables pour le futur. Joe avait déjà eu l'idée des attentats : il y a New York qui a trois ou quatre aérodromes internationaux dans les environs, si tu as un malin qui tassent beaucoup d'explosifs dans un petit avion et qui s'écrase contre la Maison Blanche, vous avez un problème. A la même époque, un vieux colonel anglais du SAS disait : un avion de passagers rempli de kerozen, c'est une bombe si l'on parvient à le diriger contre quelque chose. Tu rassembles ces deux idées et tu as les attentats du 11 septembre. Il ne faut pas avoir une boule en cristal pour voir ce qu'il va se passer, il y a des choses qui vont inévitablement arriver. Oui il y aura un attentat terroriste avec une arme nucléaire, aucune idée de quand mais cela arrivera.

ActuSF : C'est le rôle de la science-fiction d'imaginer toutes ces possibilités ?
Marvano : Disons que dans un monde où, à mon avis les gens ne réfléchissent pas assez, tous ceux qui ont l'occasion de faire penser les gens ont une obligation morale de le faire. Ce n'est pas forcément la Tâche de la science-fiction, mais elle a toujours servi à cela, à montrer ce miroir aux gens. Exagérons les évolutions jusqu'à leur paroxysme pour voir où cela peut nous mener. Ce n'est pas être Madame Soleil, nous ne prévoyons pas le futur. La science-fiction que nous pratiquons, Joe et moi, parle en définitive plus de maintenant que du futur.

Il y a également autre chose, je ne vois pas l'équivalent d'un Churchill ou d'un Roosevelt dans cette époque. Quand on voit le " petit " Bush, soyons poli, disons qu'il n'est pas l'être le plus malin du monde mais il a un pouvoir épouvantable, tout comme Blair ou Chirac. Je vois peu de dirigeants politiques qui ont le sens des responsabilités, de connaissance de l'histoire. Quand tu écoutes parfois les conneries qu'ils racontent, tu te dis c'est pas possible. Si tu ne veux pas répéter les erreurs du passé, il faut essayer de les comprendre, mais aujourd'hui ils n'essayent plus de les comprendre. Il y a de nouveau cette fameuse arrogance qui resurgit. Je ne vois aucun des petits Bush résoudre un seul problème, jusqu'à maintenant en tout cas…

ActuSF : Il y a dans toutes vos histoires une réminiscence de la guerre du Vietnam. Je pense qu'elle est due à Haldeman, mais avez-vous fait de son traumatisme le vôtre ?
Marvano : Sans doute. D'une manière complètement différente et moins meurtrière que Joe, bien sûr, j'ai également grandi avec la guerre du Vietnam. C'était tous les soirs au journal télévisé, je me souviens de la petite fille brûlée, du colonel sud-vietnamien qui tient un revolver sur la tempe d'un soi-disant Vietcong et qui tire. Quand Joe était au Vietnam où il a été blessé, j'avais quinze ans. J'étais très conscient de ce qu'il se passait. J'ai grandi dans une époque où l'on nous disait à l'école - on peut à peine l'imaginer aujourd'hui - qu'en cas d'attaque nucléaire, il nous fallait nous réfugier sous les bancs. C'est sûr çà allait beaucoup nous aider.

A l'époque de la crise des missiles à Cuba, j'avais 9-10 ans, nous étions terrifiés. Nous avons grandi dans l'ambiance de la Guerre froide, de la guerre du Vietnam. Et aujourd'hui c'est déjà oublié. Cette peur incroyable qui a dominé leur vie pendant cinquante ans a déjà disparu de la mémoire des gens.

ActuSF : C'est un devoir de mémoire de distiller ces références ?
Marvano : Oui, parce que si l'on veut éviter les mêmes conneries dans le futur, il faut aller voir dans le passé ce que l'on a commis comme stupidité. Si l'on ne fait pas çà, nous sommes condamnés à les répéter. A notre époque, il y a quelque chose que l'on n'a jamais connue avant, c'est cette incroyable évolution, sa vitesse. Ce n'est finalement pas étrange que les gens soient arrogants, qu'ils pensent que l'on peut tout résoudre. Il n'y a plus moyen de faire de la science-fiction, avant que ton bouquin ne soit sorti, ce que tu y décris a été réalisé dans la vie de tous les jours. Nous pouvons tout faire : des tomates bleues, cloner des animaux et dans pas longtemps on clonera les gens. Ce n'est pas parce que nous pouvons le faire que nous devons le faire. C'est ce qui est inquiétant.

ActuSF : Dallas Barr est une série qui permet d'y réfléchir tout en gardant un côté ludique et léger ?
Marvano : Tout à fait, Dallas Barr doit être avant tout une bonne histoire. Mais il y a un côté philosophique qui est voulu de notre part, à Joe et moi. A mon avis, il a beaucoup de gens qui lisent Dallas Barr sans rien n'y voir de philosophique. Mais notre but était de faire réfléchir les gens. Et la manière façon de faire entrer quelque chose dans la tête, c'est par le divertissement. Quand c'est bien emballé, qu'il y a un contexte agréable, çà passe mieux. Il ne faut pas " gronder " ou faire les gros yeux, il y a des petites choses dans la série que je trouve formidables, notamment dans une séquence de La Dernière Valse. On y voit Dallas en conversation avec une personne qui habite sur la Lune, et la Lunaire lui dit : " Je ne comprends pas votre (en parlant des Terriens) agressivité vis à vis des autres Humains. Sur la Lune nous savons que la solidarité est préférable pour faire grandir une société. " Et Dallas de lui répondre : " C'est logique, vous habitez un endroit dangereux, on ne peut faire ce que l'on veut sur la Lune. Vous vivez dans un environnement très fragile. " Et la Lunaire : " Et pas vous ? ". Ce sont des petites choses qui échappent peut-être à beaucoup de gens mais que nous introduisons pour faire comprendre que nous vivons également dans un univers très fragile. La petite planète bleue, elle ne représente rien du tout. D'où vient notre droit de la violer tout le temps, cette petite planète ? C'est nous qui vivons dessus, c'est nous qui devrions la ménager d'une façon plus respectueuse. Pourquoi nous ne le faisons pas ? Est-ce que nous croyons vraiment que nous allons pouvoir tout résoudre dans le futur grâce à la technologie ? Ou est-ce que nous ne réfléchissons pas ?

ActuSF : Pour finir, l'amitié qui lie Stileman et Dallas ne serait-elle pas la même que la vôtre avec Haldeman ?
Marvano : Je crois que ce qui lie Dallas et Stileman est le seul simple fait qu'ils sont les deux hommes encore vivants qui se souviennent du monde dans lequel ils ont grandi. Ce sont presque des dinosaures, des mémoires vivantes. Ils ont besoin l'un de l'autre, si Dallas disparaît, Julius est le seul être humain vivant qui se souvienne encore d'avant. C'est plus qu'une amitié, ils sont liés jusqu'à la mort. Comme un vieux couple, lorsque l'un des deux décède, l'autre ne tarde pas à suivre, parce qu'il a perdu alors sa jeunesse.

Joe et moi, je ne sais pas ce que c'est. On s'entend merveilleusement bien alors même que nous avons des passés complètement différents. C'est mon meilleur ami bien que je ne le voie que de temps en temps. Il y a un lien très fort, il est comme un frère

ActuSF : Que nous réservez-vous dans les mois à venir ? Avez-vous des projets ?
Marvano : Oui. Il y a une bonne dizaine d'années, j'ai fait un one shot chez Dupuis, Les Sept Nains, qui racontait le destin d'un équipage de bombardier anglais pendant la Seconde Guerre Mondiale. Je suis en train de faire deux albums qui avec, ce one shot, formeront une sorte de trilogie. Ce ne sera pas vraiment une suit des Sept Nains, car à la fin il n'y a presque plus personne qui est encore en vie, mais il y aura un lien entre ces trois albums.
Avec Joe, je vais faire une reconstruction de l'année magique de 1968 en deux albums. Le premier se déroulera au Vietnam et le second se passera aux Etats-Unis après que les soldats y soient rentrés. Tout çà va encore m'occuper pendant un moment….

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