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Interview de Thomas Day
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Interview de Thomas Day

Actusf : Comment as-tu découvert cette histoire des mortes de Juárez ?
Thomas Day : Il y a une dizaine d'années, en faisant des recherches pour un « voyage d'écriture » que je projetais de faire au Mexique / Nouveau-Mexique. J'avais déjà alors « fait » la Californie, l'Orégon, le Nevada et le sud de l'Idaho. A l'époque, je travaillais sur un polar fantastique navajo que je n'ai jamais fini.Il y a tout un « univers criminel » mexicain qui me semblait sous-utilisé en littérature (et d'ailleurs qui me semble encore aujourd'hui sous-utilisé) : les sacrifices humains de Matamoros, les enlèvements d'étrangers à Mexico (mis en scène par Tony Scott dans l'excellent Man on fire), les mortes de Juárez (à la rigueur on peut voir le film Les Oubliées de Juárez, médiocre), la guerre entre cartels, Sinaloa et Juárez, mais aussi la Mara Salvatrucha. Je me suis tellement fait peur en faisant mes recherches que j'ai repoussé à plus tard l'idée de ce voyage. Quand je voyage pour écrire, j'aime bien me fondre complètement dans la population locale, éviter les zones touristiques et explorer le « monde de la nuit » ; je me suis causé pas mal de problème en Asie (surtout au Laos et à Mae Sot) à cause de ça... et le sud-est asiatique, ça me semble bien cool comparé au Mexique.Comme le Mexique n'a jamais vraiment cessé de me travailler, il y a quelques années j'ai pensé faire un voyage en Louisiane, où j'ai ma famille paternelle (que je ne connais pas, contrairement à mon frère qui y est allé le mois de la naissance de mon fils aîné), pousser jusqu'au Texas, et profiter de l'occasion pour passer deux jours à Juárez, en traversant la frontière à El Paso. Puis Felipe Calderon est arrivé au pouvoir et a déclenché, fin 2006, une véritable guerre contre les narcotrafficants qui a fait près de 30 000 morts en 4 ans, sans parler du tsunami de limogeages dans la police. De quoi déstabiliser entièrement la société mexicaine, ou du moins la population de l'état de Chihuahua. Cette année, au moins un touriste a été tué d'une balle perdue. Ça rigole vraiment pas et je me connais, si je peux pas traîner Calle Mariscal et me descendre des mezcals dans les bouges les plus infâmes, inutile de quitter la France.Cette guerre contre les narcotrafficants a complètement occulté l'affaire des mortes de Juárez. Il y a tellement de meurtres à Juárez de nos jours qu'il est difficile de voir si les meurtres de femmes ont cessé ou continuent. J'ai trouvé des articles récents qui avancent qu'ils ont presque cessé et d'autres qui affirment que le rythme de ces meurtres reste d'environ deux par semaine.

Actusf : Qu'est-ce qui t'a donné envie d'écrire une nouvelle à partir de ce fait réel ?
Thomas Day : Je ne vois pas comment j'aurais pu y échapper. Tout est fascinant dans cette histoire de meurtres non élucidés. Le contexte économique : les maquiladoras. La corruption. La position géographique de Juárez. Les points communs entre les victimes. Leur nombre : même en hypothèse basse, sans compter les « disparues » on est à 450 cadavres. Jack l'éventreur peut se rhabiller quatre-vingt fois.D'une certaine façon, le Mexique c'est la collision de deux cultures fascinées par la mort, la culture espagnole (les corridas, Viva la muerte !) et la culture aztèque (sacrifices humains, sports ultraviolents). C'est caricatural et à ne pas prendre au pied de la lettre, mais je ne peux pas m'empêcher de penser comme ça (ma mère, née Huertas, était d'origine espagnole et cette culture a été très présente dans mon enfance ; je me souviens être resté paralysé devant les tableaux de Goya au Prado, j'avais sept ou huit ans). Je ne suis pas étonné que cette affaire ait lieu au Mexique plutôt qu'à Rio, Mombasa ou New York. Je crois beaucoup à la magie des lieux.Après, une fois le travail de recherches digéré il faut « pondre » un texte, produire une prose et là, le déclic est plutôt venu du passé : « et si le nombre de sacrifices des cérémonies d'inauguration du templo mayor était conforme aux textes aztèques (80 400) plutôt qu'aux estimations des historiens (2000), quelles auraient été les conséquence « magiques » de ce bain de sang ? » Ma nouvelle est une métaphore inversée : ses personnages aux pouvoirs surnaturels sont là pour nous rappeler que les vrais tueurs (de femmes, à Juárez) ne sont que des hommes, de « simples » hommes.

Actusf : Parle nous de ton personnage. Comment le vois-tu ? Il est violent, sans remords et antipathique. Qu'est-ce qui t'intéresse dans ce genre de héros ?
Thomas Day : Sergei est Vor V Zakone, « voleur dans la loi ». Il a connu les prisons de Russie où il a joué du couteau et violé de nombreux co-détenus. Il a une croix gammée tatouée sur la poitrine comme beaucoup de mafieux russes. Il a aussi un gros problème avec sa mère. C'est le gendre parfait. Celui qui ne se trompe pas de fourchette au moment de l'entrée.Disons, pour simplifier, que je n'aime pas les chevaliers blancs. Et encore moins leur point de vue.Par ailleurs, ce texte et « Nous sommes les violeurs » à paraître dans Bifrost 61 font partie d'un cycle de trois textes sur « la violence faite aux femmes ». J'ai souvent été taxé de misogynie (dans les critiques, les commentaires sur les forums) et je me suis dit que j'allais montrer la vraie misogynie : mettre en scène les victimes, leurs bourreaux, leurs amants et ceux qui ne font rien contre la violence. Je ne nie pas que mes personnages soient globalement misogynes, mais en fait j'essaye toujours de montrer les mecs comme ils sont vraiment : des ordures. Je connais bien un ou deux potes qui a priori n'entrent pas dans cette catégorie, mais bon qu'est-ce qu'on se ferait chier à lire leurs « aventures ».

Actusf : Que représente pour toi le festival des Utopiales ?
Thomas Day : J'y vais pour le boulot et je m'y amuse rarement (la foule c'est pas vraiment mon truc). Cette année, j'ai écourté au maximum ma présence ; j'accompagne Ian McDonald, j'ai une séance de dédicace prévue et, pour le reste, on devrait me trouver assez facilement au bar. Je vais aussi essayer, comme aux Imaginales cette année, de me coucher tôt.

Actusf : Sur quoi travailles-tu ? Quels sont tes projets ?
Thomas Day : Je ne finis pas la moitié des trucs que j'ai en projet (il suffit de lire mes interviews anciennes pour s'en rendre compte), alors c'est toujours un peu délicat pour moi de répondre à ce genre de questions.

Cette année, j'ai fini Daemone (la révision des Cinq derniers contrats de Daemone Eraser) qui sortira en mai 2011 au Bélial'. J'ai aussi fini (ou presque) mon steampunk breton/anglo-normand/irlandais, Du sel sous les paupières, qui est actuellement en lecture chez Folio-SF.

Côté fantasy, il me reste une novella à écrire sur mon fix-up La Contrée du Dragon. Et il faudra ensuite harmoniser le tout. Je vise une parution 2012, mais sur le plan professionnel je risque d'avoir une année 2011 turbulente, et j'ai une idée pour une nouvelle ou novella « dragons » de plus.

J'ai en tête trois projets de recueils : celui sur la violence faite aux femmes, il me reste une nouvelle à écrire sur l'esclavage moderne (elle est très claire dans ma tête, mais nécessite un voyage en Afrique) ; un recueil « futurs proches », j'aimerais qu'il contienne 7 textes, j'en ai écrit 4, synopsisé deux de plus (j'ai un doute sur le statut d'« Ethologie du tigre », je vais peut-être le transformer en court roman, la version publiée par Gallimard est écourtée comparée à mon synopsis complet). Et puis je travaille sur un truc bizarre : une trilogie de nouvelles fantastico-glauques qui se passent dans une Forbach parallèle (enfin dans une ville minière de l'est de la France), c'est très lovecraftien. Mais j'ignore si j'irai un jour au bout, j'ai commencé deux des trois textes, et je trouve ça très difficile à écrire (l'un des textes en question demande de sérieuses recherches sur la spéléologie).

Actusf : Un mot, pour finir ?
Thomas Day : Oui, je voudrais remercier Xavier Mauméjean qui m'a été d'une grande aide sur « La Ville féminicide ». Il est aux bêta-lecteurs ce que le professeur Moriarty est au monde du crime...

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