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Interview sur Robert Heinlein
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Interview sur Robert Heinlein

Actusf : Que représente Robert A. Heinlein pour chacun d’entre vous ?
Ugo Bellagamba : Éric va dire que c’est le plus grand des écrivains de science-fiction. Je suis d’accord avec lui, en substance, mais je formulerai la chose différemment : il n’y a pratiquement aucun auteur, dans toute l’histoire de la SF, qui ait embrassé un spectre de thèmes et d’enjeux narratifs aussi vaste que celui de Robert A. Heinlein. Et tout aussi rares sont ceux qui l’ont fait avec un talent comparable. Robert A. Heinlein est, à mes yeux, un auteur en or, le regard planté droit dans le réel et l’imagination solidement chevillée aux étoiles. Si certains de ses contemporains ou de ses successeurs l’ont parfois dépassé, en subtilité ou en pertinence, cela n’a toujours été que de façon ponctuelle. Sur le temps long, c’est bien lui qui fait montre de la plus puissante capacité spéculative.
Eric Picholle : C’est avant tout le plus grand des écrivains de science-fiction. Mais c’est aussi un incroyable brasseur d’idées, un poil à gratter intellectuel qui m’oblige à sans cesse réviser mes préjugés sur la société. Son œuvre a accompagné la plupart des défis du XXesiècle, de la condition féminine à la décolonisation, en passant la mécanique quantique, les armes de destruction massive et, bien sûr, la conquête de l’espace.

Actusf : Comment l’avez-vous découvert ?
Ugo Bellagamba : Ma véritable découverte de Robert Heinlein est très tardive. Certes, j’avais lu, adolescent, Double étoile, Une porte sur l’été, Starship Troopers, et quelques-uns de ses juvenile, mais nulle plongée dans les eaux profondes de son œuvre. J’étais fan de Silverberg, très tôt, de Simak, de Dick, d’Asimov, de Jeury, de Herbert, de Cordwainer Smith (à l’œuvre si personnelle), mais... pas de Heinlein. Juste un lecteur occasionnel. Et par la suite, je l’ai gardé à l’écart, influencé bêtement par ce qu’on en disait partout : fasciste, militariste, mysogyne, ringard. Il était de bon ton de le mépriser. Puis, en discutant avec Éric, à l’occasion de nombreux projets partagés sur l’université et la SF (Colloques, rencontres interdisciplinaires, ateliers d’écriture, etc), j’ai réalisé qu’il y avait là un vrai terrain de recherche que l’historien des idées que j’étais devenu se devait d’explorer. Et lecture après relecture, j’ai découvert ce que représentait véritablement l’œuvre de Robert Heinlein et qui était l’homme qui se cachait derrière : anti-fasciste de la première heure, chantre de la liberté de conscience et de sexualité, défenseur acharné de la SF, irréductible à tout dogme, qu’il soit politique ou religieux. Et tout est là, il suffit de savoir lire.
Eric Picholle : Tout enfant, j’ai eu la chance de tomber sur de vieilles éditions de certains juvenile, à la bibliothèque. Je n’avais pas encore bien compris ce qu’était de la science-fiction, mais j’ai tout de suite adoré La Planète rouge. Ce n’est que bien plus tard que j’ai pris conscience de la profondeur de son œuvre, et de son importance. Le vrai choc intellectuel a été la lecture d’Expanded Universe, au milieu des années quatre-vingt.

Actusf : Pourquoi avoir voulu faire ce livre ?
Eric Picholle : Heinlein a une jolie expression : « to pay forward »…
Ugo Bellagamba : Parce que nous en avons eu l’occasion, tout simplement : André-François Ruaud voulait lancer une collection d’essais sur les grands auteurs de l’histoire de la SF. En bons larrons, il n’a pas eu besoin de nous le dire deux fois. Pour moi, c’est surtout l’aspect « patrimonial » qui m’a séduit : faire œuvre d’historien au sein même de mon genre de prédilection, c’était, malgré les risques, irrésistible. C’est même moi, je crois bien, qui ai lancé la proposition, au détriment des autres textes que j’avais en cours. Je ne regrette rien.

Actusf : Il y a apparemment un débat sur ses débuts en SF. Comment a-t-il commencé pour vous ?
Eric Picholle & Ugo Bellagamba : Plutôt qu’un débat, il y a une légende, soigneusement entretenue : en 1939, fauché, Heinlein s’assoit pour la première fois à sa machine à écrire pour répondre à un concours de nouvelles dont le premier prix était de $50 ; résultat : « Ligne de Vie » ; il décide de l’envoyer plutôt à Astounding, et John Campbell la lui achète $70 ; c’est fini : jamais plus il ne cherchera de « travail honnête ».
La réalité est plus prosaïque. « Ligne de vie » est loin d’être le premier texte de Robert Heinlein. Sa première fiction connue est « Week-End Watch », pour un concours de nouvelles déjà, en 1929, parmi l’équipage du porte-avions Lexington. Il n’avait pas gagné et — faut-il l’avouer ? — c’était probablement mérité : c’est une vague histoire d’espionnage avec une scène de bagarre et pas grand chose d’autre. En 1938, Heinlein avait même écrit un roman complet, For Us the Living.
Ensuite… il est bien possible que sa deuxième épouse, Leslyn, ait pris les choses en main. Heinlein la présente comme « le meilleur story doctor d’Amérique ». En tout cas, très vite, il analyse et corrige ses défauts, s’empresse de « perdre » le manuscrit du roman (qu’un éditeur s’est récemment cru autorisé à exhumer et à publier), et trouve définitivement sa voie. Le texte suivant, c’est « Ligne de vie » — et la réalité rejoint la légende.

Actusf : Quelle est sa place dans l’Histoire de la SF ? Qu’a-t-il apporté ?
Eric Picholle : Heinlein est l’un des pères fondateurs de la science-fiction moderne. Il a inventé bon nombre des techniques narratives qui nous semblent si évidentes aujourd’hui que nous les confondons presque avec la SF elle-même ; il a sorti le genre du ghetto des pulps, a imposé sa rigueur au cinéma, inspiré les premières grandes séries télé de SF, comme Tom Corbett, Space Cadet. Mais son héritage le plus spectaculaire est peut-être d’avoir inoculé le virus de l’espace à toute une génération de jeune lecteurs — la génération Apollo. Heinlein, c’est l’homme qui nous a vendu la Lune !
Ugo Bellagamba : Qu’a-t-il apporté ? Le simple fait qu’il faille poser cette question prouve que notre essai était nécessaire. Au-delà de la boutade, regardons les choses en face : demande-t-on encore aujourd’hui ce qu’Isaac Asimov, Arthur C. Clarke, ou Philip K. Dick, pour ne citer qu’eux, ont apporté ? La réponse est si évidente qu’elle fait immédiatement sourire : seul un néophyte pourrait l’ignorer : Asimov, les Robots et Fondation, Clarke l’exploration du système solaire ou Rama, Dick les faux-semblants du réel et les simulacres. Heinlein est le contemporain des trois autres : il a dialogué avec eux, échangé des idées avec eux. Ils le respectaient tous comme un frère, parfois un maître. Ce qu’il a apporté est décisif : la prise de conscience qu’il existe une communauté de valeurs, de méthodes, de combats, entre tous les auteurs de SF. Cette aptitude à interroger le réel sans perdre de vue la nécessité d’offrir un divertissement de qualité. Sa place est au centre.

Actusf : Qu’est-ce qui le caractérise lui et son écriture ?
Eric Picholle & Ugo Bellagamba :Paragraphe par paragraphe, l’écriture de Heinlein est un modèle de sobriété. Son efficacité est renforcée par des images aussi simples que percutantes. En même temps, à partir des années soixante et de En terre étrangère, la construction de ses livres devient éminemment complexe, avec un grand nombre de niveaux d’interprétation simultanés.
Ce qui caractérise le mieux l’homme, c’est probablementce qu’il appelle son « patriotisme », non pas tant à l’égard de son pays qu’à l’échelle de l’humanité tout entière. Lorsqu’il considère qu’il en va de son devoir, il est capable de tout lâcher et de se consacrer corps et âme aux priorités du moment. Jamais il n’a perdu sa confiance en l’Homme, en sa capacité à surmonter ses erreurs, à faire face à ses contradictions, à grandir en même temps qu’elle s’étend. Le nihilisme et le pessimisme, si répandus aujourd’hui, n’ont jamais été pour lui.

Actusf : Parlez-nous des rapports entre Robert A. Heinlein et l’armée. On lui a souvent reproché l’aspect militariste de Starship Troopers. A tort ou à raison selon vous ? Ses autres livres sont-ils eux aussi militaristes ?
Eric Picholle & Ugo Bellagamba : La première carrière que choisit Robert Heinlein, c’est celle d’officier de marine. C’est un enfant de la première guerre mondiale, et il entend bien mettre son corps entre son pays, ceux qu’il aime, et les dangers qu’il sent monter. Pour lui, c’est une responsabilité qu’on ne peut déléguer, et il ne tolère pas qu’un « planqué » se permette de critiquer ceux qui montent en première ligne. Starship Troopers est dédié « à tous les sergents du monde », c’est-à-dire aux sous-officiers, à ceux qui font le sale boulot et payent trèscher nos propres erreurs — et celles des états-majors.
Il est réformé en 1934 mais, pendant la guerre, il s’engage comme ingénieur civil dans un laboratoire de l’US Navy, à Philadelphie, et n’écrit pas du tout de fiction (au contraire par exemple d’Isaac Asimov, qu’il y avait fait recruter aussi, et qui y écrit les premiers épisodes de Fondation).
Pour autant, ses prises de position à l’égard de l’armée dépendent du contexte. En 1940 ou 1941, bien avant Pearl Harbor, il est clairement belliciste : il n’est pas question une seconde d’abandonner l’Europe aux nazis. En revanche, en 1945, la guerre terminée, il est capable d’écrire un article comme « Why Buy a Stone Ax ? » (littéralement, « à quoi bon nous payer une hache de pierre ? ») pour expliquer que tous les équipements militaires classiques (avions, chars, navires…) sont désormais obsolètes, et qu’il vaudrait mieux éviter de gaspiller nos sous ainsi. Vous imaginez l’enthousiasme des militaires et des marchands de canons…
De même, au début des années 1980, il se persuade que l’Union Soviétique est plus faible économiquement qu’on ne le pense, et s’épuiserait à suivre une nouvelle course aux armements. Il devient avec Jerry Pournelle et Larry Niven l’un des promoteurs du projet Star Wars ; dans leur sillage, ils entraînent politiques, ingénieurs, généraux, astronautes, jusqu’à ce que des milliards de dollars s’investissent dans de purs fantasmes SF. Là, son militarisme est un calcul politique. Nous laisserons aux historiens le soin de décider quelle part cette affaire a eue dans l’implosion de l’U.R.S.S., mais une chose est sûre : contre toute attente, celle-ci a bel et bien disparu dans la décennie !
Pour revenir à Starship Troopers, c’est aussi un livre qui peut se lire à plusieurs niveaux. C’est d’abord un roman d’aventure, une histoire relativement simple de guerre future. Militariste ? Même à ce niveau, c’est une affaire d’appréciation : on peut y lire une ode à l’oubli de soi et aux qualités qui font le bon soldat discipliné ; mais on peut aussi se dire que Heinlein décrit Rico comme une brute épaisse et un parfait crétin… Mais plus important, à notre sens, est le contexte politique. Le roman a été publié en 1959, donc AVANT l’engagement américain au Viêt-Nam. Si l’on veut dépasser un peu la surface, il pose deux questions :
1/ une guerre lointaine, c’est long, c’est dur, c’est sale, et ça pose des problèmes de logistique sans fin. Pour Heinlein, il faut être irresponsable pour aller s’engager en Asie du sud-est. En d’autres termes, ce qu’il demande à ses compatriotes, alors qu’il en est encore temps, c’est : vous êtes vraiment sûrs que c’est ça que vous voulez ?
2/ les « adultes », bien au chaud dans leur american way of life, qui laissent envoyer, en toute bonne conscience, des gamins se faire tuer au bout du monde, sont-ils des salauds ? Relisez le roman en creux, en suivant non pas les soldats, mais les civils. Le message est clair : pourquoi diable ces gens-là devraient-ils avoir le droit de vote — de voter la mort des autres ? Militarisme ? Certainement pas : dans ce monde, non seulement le droit de vote n’est pas réservé aux anciens militaires (95% des vétérans ont effectué un service civil), mais les militaires d’active ne l’ont pas non plus ! Mais politiquement incorrect, pour le moins…

Actusf : Est-ce que la seconde guerre mondiale a changé quelque chose dans son écriture ?
Eric Picholle & Ugo Bellagamba : Robert Heinlein a été complètement obsédé par la bombe atomique. Quelques jours à peine après Hiroshima, il faisait de l’agit-prop à Los Alamos ! Dans les mois qui ont suivi, il s’est entièrement consacré à l’action politique en faveur de l’établissement d’un État mondial, ou au moins d’un contrôle supranational des armes de destruction massive. Son écriture de l’époque est très particulière, tantôt quasi-prophétique, apocalyptique, tantôt terre-à-terre, comme le manuel d’action politique à l’usage du simple citoyen qu’il compose en 1946, How To Be a Politician. La plupart de ces textes n’ont pas trouvé d’éditeur (le manuel a été publié à titre posthume, sous le titre Take Back Your Government).
Il y a effectivement une rupture de style lorsqu’il se remet ensuite à la fiction, mais c’est plutôt lié à un changement de cible : après-guerre, on voit apparaître les premiers hardcover de SF, et Heinlein passe de la nouvelle au roman, pour la jeunesse en particulier ; ses nouvelles de l’époque visent surtout à ouvrir à la science-fiction l’accès aux slicks, les magazines sur papier glacé plus rémunérateurs que les pulps, mais aussi à Hollywood, etc.

Actusf : Quels sont les ouvrages importants de sa bibliographie selon vous ? Et pourquoi ?
Ugo Bellagamba :Pour ma part, au-delà de ses quatre prix Hugo (Double étoile, Starship Troopers, En terre étrangère et Révolte sur la Lune), je dirai que l’une des clefs de son travail, tant sur le plan structurel que sur les sources d’inspiration, est L’Histoire du Futur.
Eric Picholle : De l’âge d’or, je retiendrai surtout quelques nouvelles, comme « The Man Who Traveled in Elephants », « Nous promenons aussi les chiens » ou « Ces gens-là » (un texte entre fantastique et merveilleux, un autre de pure SF, le dernier presque métaphysique…).
J’attache aussi beaucoup d’importance au complexe cycle du « Monde comme mythe », dont les premiers volumes, Time Enough for Love et The Number of the Beast n’ont malheureusement jamais été traduits, rendant les épisodes suivants, Le Chat passe-muraille et, surtout, Au-delà du crépuscule à peu près incompréhensibles pour le public français.
Mais nous n’oublions pas non plus les juvenile, ni les romans plus simples des années cinquante, comme Une porte sur l’été qui, avec Double étoile (dont une traduction révisée devrait bientôt arriver en Folio SF), constituent de parfaits points d’entrée en SF pour ceux qui ne la connaissent pas. Ni « Solution Unsatisfactory », qui discute les conséquences géopolitiques de l’arme nucléaire… en 1941. SF à part, c’est un jalon important de l’histoire des idées.
Bref : l’exception, ce sont plutôt les ouvrages sans importance !

Actusf : Pouvez-nous parler de son Histoire du futur. Quelle était son ambition ?
Ugo Bellagamba : Le problème de L’Histoire du Futur est inverse de celui reste de son œuvre. Elle est presque trop connue. Trop lue. Du coup, on ne la voit qu’au premier degré : une saga un peu désuète sur l’avenir de l’humanité et la course, semée d’embûches, qui la mène aux étoiles. Tiens, le fait même qu’elle commence avec la Lune semble la rendre... étriquée aux yeux de la nouvelle génération de lecteurs. Quoi, un milliardaire qui veut atteindre notre satellite ? Et alors, nous avons bien Richard Branson, non ? La fin, du moins celle du cycle primordial, avec les premiers contacts extraterrestres et le vaisseau générationnel qui se perd, fait figure de canevas classique. Déjà vu, déjà lu. Aujourd’hui, oui, mais en 1940 ? Pour certains, Heinlein n’a jamais fait mieux par la suite, pour d’autres, c’est un simple début.
Je crois sincèrement que ce n’est pas ainsi qu’il faut l’aborder. Les nouvelles et les novellas qui composent le cycle fondateur, auquel s’ajoutent des textes plus tardifs revenant sur le personnage-clef de Lazarus Long, n’ont aucune prétention à la prophétie (la bonne SF ne l’a jamais eue, d’ailleurs) ; au contraire, elles « futurisent » le présent de l’auteur, elles expriment sa vision du monde contemporain et de ses enjeux. Surtout, elles sont littéralement baignées par sa culture américaine, et donc sa propre histoire nationale. The Past Through Tomorrow  : le titre américain est plus parlant ! Si on prend la peine de l’analyser à l’aune de ces considérations culturelles, alors elle déploie ses informations aussi complètement que le ferait un brin d’ADN : l’esprit pionnier, la volonté de repousser la frontière, l’apologie de la libre entreprise, l’inaliénabilité de la souveraineté individuelle, l’appropriation de la terre par le travail, le refus du despotisme, la théorie du complot, autant de traits fondamentaux de la culture américaine, depuis les premières colonies jusqu’à l’indépendance, qui se retrouvent en filigrane des actions des personnages principaux. Delos D. Harriman est un entrepreneur lucide qui sait réunir autour de ses projets les compétences dont il a besoin. Lazarus Long est un anarchiste au grand cœur, qui garde une arme sous son kilt et ne roule que pour lui, en apparence. L’idéal américain se situe quelque part entre les deux.
Pourtant, en dernière analyse, si L’Histoire du Futur reste lisible aujourd’hui, c’est avant tout parce qu’elle raconte des histoires palpitantes qui arrivent à des personnages hors du commun, précisément. On en revient donc au premier degré dont nous sommes partis. Ne vous étonnez pas, c’est bien là tout sa force : elle vous instruit à votre insu. Telle était son ambition, sans doute.
Eric Picholle : Ugo a tout dit…

Actusf : Quel genre d’homme était Robert A. Heinlein sur le plan humain ?
Eric Picholle & Ugo Bellagamba : C’est une personnalité complexe, et même paradoxale, avec un solide bon sens mais aussi des aspects quasi-mystiques.
C’est un séducteur, très libre sexuellement (du moins jusqu’à son troisième mariage, avec Virginia), adorant le nudisme et les voyages, toujours prêt à tout essayer une fois. Généreux, aussi, très accueillant, ouvrant parfois sa maison à une demi-douzaine d’amis pendant des mois entiers, capable d’attentions délicates, s’attachant à retenir le nom de tous ceux qu’il rencontre, mettant un point d’honneur à soutenir ses amis et collègues.
On ne compte pas les témoignages d’auteurs débutants tout émus de rencontrer le Maître — et repartant gonflés à bloc après qu’il leur a prouvé en quelques mots qu’il sait qui ils sont et qu’il a lu leurs textes ; ni ceux d’écrivains confirmés qui, comme Theodore Sturgeon, en pleine panne d’écriture, voit arriver danssa boîte aux lettres des dizaines d’idées d’histoires et un chèque qui le remet à flot ; comme Philip K. Dick, encore, auquel il offre une machine à écrire… Pour ce dernier, avec lequel il n’était pourtant pas d’accord sur grand chose, Heinlein est « ce que l’humanité a de meilleur »…
Mais il y a aussi le côté sombre, la dureté de ses réactions lorsqu’il se sent trahi. Quarante ans après, Alexei Panshin a encore un souvenir cuisant de la façon dont Heinlein a tenté de faire interdire la publication de son Heinlein in Dimension. Robert Heinlein accorde facilement sa confiance, mais la reprend aussi vite. Et mieux vaut ne pas s’opposer à lui sur les enjeux qui lui semblent vitaux : même Arthur C. Clarke, qui mettait en cause la faisabilité technique du projet Star Wars, en a fait les frais. L’indulgence n’est pas son fort. Pour un manquement mineur, il peut décider de se « dé-souvenir » de quelqu’un : pour lui, il n’existe plus.

Actusf : Il a, je crois, fait une courte carrière en politique. Est-ce que cela a influencé son œuvre ?
Eric Picholle & Ugo Bellagamba : Courte, et surtout malheureuse. Robert Heinlein s’est engagé dans le mouvement EPIC (End Poverty in California) d’Upton Sinclair. Comme son nom le suggère, c’était un parti très à gauche pour l’Amérique des années trente, socialiste voire autogestionnaire. L’expérience d’EPIC est particulièrement intéressante, parce qu’elle dévoile un aspect de la personnalité de Robert Heinlein qu’on retrouve par la suite dans toute son œuvre : le sens de l’engagement. En effet, il ne s’est pas contenté de faire du porte-à-porte militant. Il a dirigé son bulletin, EPIC News, qui tirait à plus de deux millions d’exemplaires ; bien après qu’Upton Sinclair avait délaissé le mouvement, Heinlein s’est présenté à la députation à Hollywood. À l’époque déjà, il ne faisait pas les choses à moitié…
Sa première tentative littéraire ratée, For Us the Living, est le fruit direct de cet engagement socialiste. Elle tient moins du roman que du manifeste. C’est un objet littéraire assez fascinant, insupportable dans la forme, avec de longues tartines démonstratives sur les idées politico-économiques de l’auteur ; en même temps, sur le fond, il est bourré d’idées SF. Bon nombre d’éléments de l’Histoire du futur y sont d’ailleurs ébauchés.
Il n’a plus jamais refait cette erreur. Mais il met volontiers en scène des hommes politiques et des militants, comme dans Double étoile, dont le réalisme doit beaucoup à cette expérience de première main.

Actusf : Quels étaient ses rapports avec les autres auteurs de son époque ?
Eric Picholle & Ugo Bellagamba : Nous avons déjà évoqué les « jeunes », comme Sturgeon ou Dick. On peut encore citer Ray Bradbury, dont il a placé le premier texte pro, etc. Pour ceux-là, il jouait en quelque sorte le rôle de parrain et de protecteur. De brise-glace, aussi : c’est largement Heinlein qui a débloqué les marchés qui ont permis à cette génération d’auteurs de vraiment vivre de la SF.
Beaucoup vouaient à Robert Heinlein la même admiration que lui-même entretenait, par exemple, à l’égard de E.E. « Doc » Smith. Il en a composé un panégyrique, « Greater Than Life », et a même fait de Doc (allez, un scoop pour ActuSF !) le modèle du personnage de Lazarus Long. (Pour ses rapports avec Lovecraft, nous vous renvoyons à la biographie composée par Roland C. Wagner : « H.P.L. (1890—1991) »…)
Inversement, la génération suivante, celle de la « new wave » autour de Brian Aldiss, a tenté de le ringardiser, parfois de façon très violente. En France, pour toute une génération d’auteurs de SF « politique », Heinlein était le repoussoir absolu. Avec le recul, c’est souvent assez drôle…
Avec ses contemporains, il entretenait de bonnes relations professionnelles, parfois teintées d’un zeste de jalousie chez Asimov, par exemple. Avant-guerre, Heinlein réunissait même chez lui la Mañana Literary Society, une sorte de société de débats et d’entraide entre écrivains de SF : parmi les habitués, on y trouvait des gens comme Jack Williamson, Cleve Cartmill, L. Ron Hubbard, Tony Boucher, Henry Kuttner, Ray Bradbury ou John Parsons.

Actusf : Robert A. Heinlein est décédé en 1988. Est-il encore un auteur qu’on lit beaucoup ou est-il un peu oublié ? Quelle est sa place aujourd’hui ?
Ugo Bellagamba : Bien insuffisante, hélas. Et pas uniquement auprès des lecteurs. Il serait souhaitable que l’œuvre de Robert A. Heinlein fasse l’objet de plus de recherches universitaires. En sociologie, en littérature comparée, en histoire des idées, en narratologie, elle offre un matériau de tout premier plan. Oh, on lit encore Robert Heinlein aujourd’hui en France. Mais ce sont toujours les mêmes œuvres, ou presque. Des efforts de rééditions un peu plus audacieuses ont été faits, notamment par Sébastien Guillot. D’autres suivront peut-être, si les ventes le permettent. Mais je vois déjà pointer les critiques : alors, c’est ça, il va falloir se « taper » tout Heinlein à présent ?
Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas trier, en connaissance de cause, le bon grain de l’ivraie, si tant est que l’exercice ne relève pas de la plus légitime des subjectivités ? Comment espérer comprendre la portée d’une œuvre si on ne maîtrise que ses réussites ? L’échec, comme celui de For us the Living ou de Sixième Colonne est parfois plus riche d’enseignements que le texte primé. Les juvenile sont loin d’être aussi simplistes et prévisibles que nombre de romans actuels, trop vite expédiés. Et les tardifs, en dépit de leur verbiage apparent, ont, à l’évidence, la saveur des défis impossibles.
Depuis quand, en France, a-t-on renoncé à juger les choses pour ce qu’elles sont et non par ce que l’on en dit ? La patrie de l’esprit critique aurait-elle donc besoin, en ce XXIe siècle, des leçons d’un américain cultivé du siècle dernier ?
Eric Picholle : Aux Etats-Unis, Heinlein est encore l’auteur de SF par excellence. La Convention du centenaire, en juillet dernier, a réuni plus de 600 personnes à Kansas City, dont un tiers de professionnels de l’espace. Il faut bien admettre qu’il reste très sous-estimé en France, au point que plusieurs textes majeurs n’ont jamais été traduits.
Mais plus important que sa place actuelle, il me semble, est celle que lui accordera la postérité. Pour moi, il n’y a aucun doute : s’il ne reste qu’un écrivain de science-fiction, ce sera lui. Bien au-delà des frontières du genre, c’est l’une des plumes essentielles du XXe siècle, de celles qui ont concrètement changé notre monde. On commence tout juste à s’en apercevoir.

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