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Kraven

Julien Delval (Illustrateur de couverture), Xavier Mauméjean ( Auteur)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 31/03/2009  -  livre
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Kraven

Depuis le début des années 2000, Xavier Mauméjean s’est imposé comme un acteur incontournable des genres de l’imaginaire. Auteur de littérature adulte, avec entre autres Ganesha (réédition chez Mnémos en 2007 de son premier roman Les Mémoires de l’Homme-Éléphant), La Vénus anatomique (Mnémos puis Livre de Poche) ou Lilliputia (Calmann-Lévy, 2008), il écrit aussi pour la jeunesse : la série Le Bouclier du temps en collaboration avec Johan Heliot chez Fleurus, La Guerre spéciale (Mango, 2009)… Il est également directeur de la collection Royaumes Perdus chez Mango, a contribué à la création de la collection Bibliothèque Rouge des Moutons électriques, et fut l’un des instigateurs de la série Club Van Helsing chez Baleine.

Kraven est la réédition, en grand format, de deux romans précédemment parus chez Mnémos puis chez Points Fantasy : La Ligue des héros (2002) et L’Ère du Dragon (2003). Outre une nouvelle couverture, cette nouvelle édition chez Mnémos comporte une longue préface de l’auteur, qui retrace l’histoire apocryphe de la série de romans d’aventure de La Ligue des héros, à laquelle sont censés appartenir les deux romans. Des auteurs amis de Mauméjean ont également participé à cette préface. À la fin de l’ouvrage, on trouve également deux nouvelles que l’on peut rattacher au même univers : Il était reveneure… parue initialement dans l’anthologie Mission Alice (Mnémos, 2004) et Raven K. parue initialement dans l’anthologie Les Ombres de Peter Pan (Mnémos, 2004).

Une ligue de héros contre Peter Pan

Nous sommes au début du vingtième siècle. Mais pas le nôtre, celui d’un univers alternatif où, en 1898, Peter Pan et tout le peuple du pays de Nulle Part a investi les jardins de Kensington à Londres, déferlant sur le monde qui ne sera plus jamais le même. D’autant plus que Peter Pan, enfant éternel, ne pense qu’à jouer et sème le trouble dans la bonne société victorienne anglaise. Jusqu’à être considéré comme un terroriste. Si bien que Sir Baycroft décide de créer la Ligue des héros, organe de défense de l’Empire comptant dans ses rangs les meilleurs hommes et femmes d’Albion. C’est ainsi que Lord Kraven, English Bob, Lord Africa ou le Maître des détectives sont entraînés dans une lutte sans fin contre des ennemis humains ou issus du peuple imaginaire. Ils seront aidés par d’autres héros des pays alliés, comme Bud Colt, l’insolent et grossier héros du Texas.

De l’intérêt d’une nouvelle édition grand format

On pourrait se demander quel intérêt il y a à rééditer en grand format des romans dont les versions poche sont sorties un an plus tôt. Mnémos avait déjà tenté l’expérience avec Le Goût de l’immortalité de Catherine Dufour, offrant un ouvrage de grande qualité. Expérience renouvelée ici, avec le même bonheur. Car au-delà de la qualité des romans dont on va bien entendu parler, tout le sel de cette réédition réside dans la préface apocryphe rédigée par Xavier Mauméjean, et à laquelle ont contribué certains de ses amis du milieu : André-François Ruaud, Fabrice Colin, Catherine Dufour, Laurent Queyssi, Johan Heliot, Serge Lehman, Hervé Jubert. Une préface qui retrace, à travers une histoire inventée mais sur un ton tout à fait sérieux, les péripéties d’une collection de romans populaires, La Ligue des héros. Au-delà de l’aspect ludique que cela peut représenter pour l’auteur et le lecteur, il y a derrière un véritable hommage à cette catégorie de romans, hommage sincère et documenté. Mauméjean mélange faits réels et faits imaginés, au point qu’on a parfois du mal, si l’on n’est pas connaisseur, à démêler le vrai du faux. Et cela nous procure une sensation savoureuse, nous préparant aux romans qui ne manqueront pas de creuser cette veine.

Par ailleurs, Xavier Mauméjean intègre dans cette préface des références à d’autres œuvres qu’il a écrites. On trouvera ainsi des liens avec Bloodsilver, Lilliputia, Ganesha et même Gotham, à travers l’agence de publicité MacMannus. Autant de petits détails qui contribuent à donner une certaine cohérence à l’univers de l’auteur pour peu qu’on connaisse un peu ses textes – sans que, bien entendu, cela perturbe les lecteurs qui ne les connaîtraient pas. Bref, cette préface est un vrai morceau de bravoure et introduit à merveille l’univers de la Ligue des héros.

N’oublions pas non plus la magnifique couverture de Julien Delval, qui arrive à combiner toute la force brute de Lord Kraven et sa nature quelque peu évasive…

Une intrigue pleine de surprises

Entrons dans le vif du sujet. La Ligue des héros démarre en 1969. Le foyer de George se voit imposer l’hébergement d’un beau-père inconnu qui semble débarquer de nulle part. La cohabitation sera difficile, jusqu’à ce que le vieil homme recouvre partiellement la mémoire, à l’aide d’une série de romans d’aventure appelée… La Ligue des héros.

Xavier Mauméjean n’a pas choisi une intrigue traditionnelle pour raconter son histoire. Nous baladant entre différentes époques, il dévoile son univers petit à petit, alternant des passages de pure aventure à des passages plus complexes, plus émotionnels. Le lecteur comprend petit à petit où il veut en venir, jusqu’à la fin du premier roman où un retournement final nous laisse pantois. Dès lors, impossible de ne pas enchaîner avec L’Ère du Dragon, suite directe de La Ligue des héros, et qui nous amènera au dénouement d’une histoire riche en surprises et en rebondissements, avec un tourbillon final assez déstabilisant mais particulièrement splendide.

Malgré l’impression de morcèlement qui peut nous gagner au début de l’ouvrage en raison de sa construction, on s’habitue vite à cette forme de narration. En grande partie parce que l’auteur sait choisir les passages à développer et ceux à taire. Il place ses ellipses au bon endroit, trouvant les scènes les plus percutantes à raconter. De plus, Xavier Mauméjean a indéniablement le sens de la formule, ce qui ne gâche rien au plaisir de le lire. Que ce soit pour dépeindre un personnage – la présentation de George au début du livre est magnifique – ou simplement des sentiments, il fait preuve d’une grande finesse, alliant humour et sensibilité, jouant parfois avec les mots pour mieux les magnifier : « Comme dans un cauchemar, English Bob vit les spectres occidentaux tirer sur les ombres chinoises ». Cette qualité d’écriture est l’une des principales caractéristiques de Mauméjean – on ne peut qu’inviter les lecteurs à se plonger dans Ganesha, par exemple, pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’une réussite isolée.

Des références à foison

Si certains des personnages de Kraven sont créés de toute pièce, d’autres s’inspirent de héros de la littérature d’aventure – Lord Africa est ainsi calqué sur le Tarzan de Burroughs. Mais tous répondent pour moitié aux stéréotypes des héros des romans populaires. Pour l’autre moitié, Mauméjean a été influencé, de façon tout à fait assumée, par l’orientation plus sombre et moins glamour qu’Alan Moore a adoptée dans Watchmen, comme nous le verrons plus tard.

Mauméjean leur fait croiser les routes de nombreux personnages de la littérature, parmi lesquels Cavor, l’ingénieur de H.G. Wells qui a construit une machine pour voyager vers la Lune, Sindbad le marin, et bien évidemment la plupart des personnages de Peter Pan de James Matthew Barrie. Mais il introduit aussi des personnages ayant réellement existé, modifiant à loisir leur destinée et imaginant le rôle qu’ils auraient pu jouer dans une société où la féerie a investi la réalité. On retrouve ainsi les grands physiciens de l’époque (Bohr, Schrödinger…) et l’on suit avec délectation l’application de la théorie des quanta aux êtres du Pays de Nulle Part. Tout simplement jouissif !

Une approche mixte de la figure du héros

Mais que l’on ne s’y trompe pas : Kraven n’est pas une simple compilation de références. Même si Mauméjean les assume parfaitement – il cite ses modèles en fin d’ouvrage – il les arrange à sa sauce pour en faire quelque chose d’original, comme en témoigne le traitement des héros. L’auteur alterne en effet deux approches. L’une « populaire », avec des personnages intouchables, charismatiques, roublards, au bagout qui tourne parfois à l’arrogance, et avides d’aventure. Mauméjean reprend alors les codes des romans d’action sans les détourner, même s’il prend par moments un peu de recul en usant de second degré.

Puis une seconde approche plus sombre, plus réaliste, où Burroughs cède la place à Moore : la franche camaraderie s’efface devant les tensions internes qui animent la Ligue ; Baycroft se révèle être un grand manipulateur, gérant ses hommes comme de simples marionnettes ; les héros se retrouvent impuissants face à certaines situations catastrophiques, voire agissent contre le peuple qu’ils sont censés défendre simplement parce que le pouvoir le leur ordonne. Certains d’entre eux vont même jusqu’à remettre en cause le système binaire et bien établi gentils / méchants, comme si le règne des héros était en passe de prendre fin. Et il se dégage, par moments, une certaine mélancolie, face à l’horreur de la guerre par exemple, une horreur brute, dépouillée, balayant l’honneur des gentlemen de la Ligue. Ces derniers, hors de leurs repères et du cadre bien défini de leurs aventures, ne sont rien d’autre que des hommes.

Ce mélange des genres s’incarne parfaitement dans le duo Peter Pan / Capitaine Crochet, qui n’est pas au centre des romans mais qui est hautement symbolique : le garçon est considéré comme un terroriste, alors que le pirate sert dans l’armée anglaise. Cette inversion des valeurs par rapport au roman de Barrie montre que Mauméjean veut creuser au-delà des apparences et cherche à se détacher du manichéisme qui sévit habituellement dans les romans d’aventure. D’ailleurs, on verra finalement très peu Peter Pan, comme si l’auteur voulait nous empêcher de le considérer sous un jour sympathique.

Ainsi, cet hommage aux mythes populaires et cette confrontation des héros à la réalité contribuent à la création d’un univers inédit et complexe. Un univers qui sert de terrain de réflexion à l’auteur autour des mythes modernes et des relations entre fiction et réalité.

Interactions des mythes modernes

Mauméjean explore ainsi les liens entre fiction et réalité, au travers des mythes modernes dont il pointe aussi bien les aspects imaginaires que les aspects réalistes. Tout d’abord, le choix de mélanger plusieurs mythes, dont celui des super-héros et celui de Peter Pan, est une façon de dire que notre imaginaire repose sur de multiples sources, qui se nourrissent les unes les autres pour former, au final, quelque chose de neuf, une « super mythologie » en quelque sorte. C’est ainsi ni plus ni moins que le processus de la création littéraire que l’auteur décortique dans Kraven.

Par ailleurs, en la confrontant à la réalité, il pose cette mythologie en symbole et miroir de nous-mêmes et tente de répondre à cette question : que se passe-t-il lorsque nous sommes mis face à nos propres fantasmes ? Qu’en découle-t-il : enchantement ou désenchantement ? Ce n’est certes pas aussi simple que cela… D’ailleurs au fil des pages les rapports entre fiction et réalité sont de plus en plus flous au point de générer une certaine désorientation chez le lecteur. Désorientation voulue, à n’en pas douter, par Xavier Mauméjean.

On finira par constater que l’auteur construit sa propre mythologie au fil de ses livres. Comme on l’a déjà évoqué au sujet de la préface, Kraven comporte bon nombre de ponts vers ses autres textes, comme Lilliputia. Pas indispensable pour suivre l’histoire, mais c’est un plus qui montre que sa démarche dans Kraven est une démarche globale à toute son œuvre, comme une mise en abyme du rôle de l’écrivain.

Incontournable

Kraven se révèle ainsi être un ouvrage incontournable. Cette réédition de grande qualité, augmentée d’une préface intéressante à bien des égards, offre aux lecteurs une plongée dans un imaginaire foisonnant, qui satisfait aussi bien nos appétits d’aventure qu’une réflexion plus poussée sur les rapports entre la fiction et la réalité. Une vraie réussite.
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