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L’expresso de l’Oncle Joe -18
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L’expresso de l’Oncle Joe -18

« Ce soir, chez Daudet, Rosny est très blagué par tout le monde au sujet de l’article qu’il vient de commettre dans la Revue indépendante, article portant le titre de Psaumes — très blagué pour ses tendresses lyriques à l’endroit des marsupiaux, des charançons, etc., etc. On lui crie qu’il est emmerdant avec ses mots scientifiques. […] À quoi Rosny répond que cet amour des touffes d’herbes, c’est la passion de tous les tendres depuis le commencement du monde. Et se levant et prenant la Revue indépendante, et relisant l’un après l’autre tous ses Psaumes, il proclame que c’est d’une clarté, d’une limpidité, d’une langue complète, voulant bien avouer qu’il se sert d’expressions scientifiques, mais qu’il y est forcé par le sujet ; mais que du reste, ce sera la langue universelle dans quinze ans. »

Que ne donnerait-on pas pour assister à cette scène ! Cet extrait du « Journal » d’Edmond de Goncourt, que l’anthologiste Fabrice Mundzik cite dans son introduction, n’est que le faible écho d’un moment que l’on devine grandiose.  La force, c’est bien le terme, la force de Rosny transparaît ici, ce type de force qui anime certains créateurs de grande race. Il y a, dans l’entêtement de l’auteur de « La Guerre du Feu », la même détermination que dans l’obstination de Gustav Mahler, déclarant à peu près (je cite de mémoire) que lorsque le public semblait indifférent devant un de ses mouvements lents, il le reprenait, deux fois plus lentement ! Ils savent qu’ils ont raison.

Rosny, nous croyons le connaître. Il faut dire qu’il a eu de la chance, dans le monde de la science-fiction. Il s’est toujours trouvé des écrivains et des critiques pour le glorifier, et des anthologistes pour parer régulièrement aux risques de l’oubli.

Pourtant, une œuvre aussi considérable, aussi riche, et osons le terme, aussi profonde, méritait mieux encore. Il fallait montrer ce qui se cachait sous la partie visible de l’iceberg, pourtant déjà impressionnante. C’est à cette entreprise colossale que Fabrice Mundzik s’est attelé, avec un systématisme et une rigueur qui n’appellent que des éloges, mais surtout, avec une logique et une pertinence qui font qu’à la lecture de ce copieux premier volume de la monumentale « Légende des Millénaires », — elle en comptera deux autres — le bon connaisseur lui-même — j’ose me classer dans cette catégorie —  n’a nullement l’impression de reprendre d’un plat certes de qualité, mais trop souvent goûté. Au contraire,  la prose rosnienne ne m’a jamais paru aussi belle que dans ces œuvres rarement ou jamais reprises, comme dans  l’essai romancé « Les conquérants du feu », ou encore dans le remarquable et assez délirant « Ambor le loup », récit dans lequel un Gaulois « vainqueur de César » visite une région de la Gaule où subsistent encore des mammouth…

Je dois aussi confesser que j’ai trouvé, dans la préface érudite de Fabrice Mundzik,  la réponse à une question que je m’étais posée il y a bien des années : qui donc était ce mystérieux « naturaliste Magne » qui semblait dialoguer avec les primates, cité dans « Le langage des singes » (1893), un fort intriguant article du « Bambou » signé Jacques Soldanelle, pseudonyme des frères Rosny ? Il faut toujours lire les préfaces avec la plus grande attention…

Une autre découverte : la longue gestation de « La Guerre du feu », qui ne se gagna pas en un jour. Il n’y eut certes pas autant de tâtonnements et de versions que  chez H.G. Wells  pour « The Time Machine », mais les deux maîtres se rejoignent tout de même dans leur perfectionnisme : ils ont de toute évidence senti, l’un et l’autre, qu’ils peaufinaient chacun de leur côté une œuvre majeure, de celles qui marquent une époque et conditionnent les suivantes.

La lecture de ce choix de textes rares, et de cette riche préface, apporte d’ailleurs, d’une manière globale, la réponse à une autre vieille question : pourquoi Pierre Versins, dans son « Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction » (1972) a-t-il annexé le récit préhistorique ? Au fond, la préhistoire n’est pas une période imaginaire : un roman préhistorique ne serait-il pas, simplement une variante extrême de roman… historique ? La réponse est non : la conjecture, au sens de Pierre Versins (conjecture romanesque rationnelle) sourd littéralement et littérairement de tous ces textes. On se retrouve en présence d’un véritable bouillonnement d’idées, dont les possibilités d’exploitation semblent illimitées : une foisonnement des possibles.

Oserais-je une critique ? Une supplique, plutôt : on aimerait avoir davantage d’illustrations ! Douze reproductions, dans un volume qui en compte 350, c’est trop peu, l’amateur est en manque. Ah ! La cruelle scène de la « Chasse au mammouths », p.314, due à Émile Bayard et tirée de « L’Homme primitif » (1870) : je pense que l’anthologiste n’aurait pas dû hésiter à élargir le choix, quitte, comme dans cet exemple, à s’éloigner un peu des illustrations rosniennes stricto sensu, du moment que l’esprit s’y retrouve !

À propos d’illustrations, saluons celle de couverture, due à Melchior Ascaride. Regardez ce mammouth, on a l’impression qu’il va nous parler… Et surtout, voyez, dans le trait même qui le dessine, briller subtilement le feu des conquérants.

Joseph Altairac

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