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L'expresso de l'Oncle Joe -6
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L'expresso de l'Oncle Joe -6

« Le réel n’existe ni par les choses, les éléments, ni les personnes, mais par la vérité instantanée du ressenti. » (p.215)
 
Pourquoi ne pas commencer par deux digressions un peu anecdotiques mais fines, suscitées par cette citation ?
 
Simon Cadique, le personnage principal de « Juste à temps », remonte dans le temps pour rencontrer les frères Caudron qui, au tout début du XXe siècle, au Crotoy, inventent l’aviation, avec quelques autres.  René Caudron, qui le prend pour un journaliste du « Daily Telegraph », lui décrit le tout dernier prototype  sorti de l’atelier familial :
 
« Voyez, au bureau du dessinateur, on s’occupe actuellement des dessins d’une grande nouveauté : le monoplan Caudron. Mais revenons à notre hydroaéroplane. Cet appareil de grande envergure qui se montre devant vous, ce sera la surprise de la rentrée. Malgré plusieurs tentatives, nous n’avons pas encore réussi à construire  un engin capable de se poser sur l’eau avec suffisamment de souplesse. Sa carlingue surélevée munie d’un revêtement en toile exige des mâts verticaux pour soutenir la voilure. Comme les mâts obliques qui supportent les plans débordants, tous ces longerons sont composés de lames d’acier maintenues par des rivets entre deux épaisseurs de frêne. Le tout est ensuite ligaturé à la toile. Notre pilote Marty a déjà essayé un prototype pour la course Le Crotoy-Düsseldorf. Mais il a été contraint à l’abandon. L’erreur était peut-être d’avoir conçu un moteur à l’arrière. Sur ce nouveau modèle, nous le placerons à l’avant et diminuerons la dimension des portants. Par sécurité nous introduisons une roue dans les flotteurs. Tout ça, grâce à l’ingéniosité de mon frère Gaston ! » (p.207)
 
 
À l’instant même où je lisais ces lignes, une image, plusieurs images  me viennent à l’esprit, encore floues, qui se précisent. Mais elles ne parviennent pas à se stabiliser complètement, et elles semblent appeler d’autres images encore, qui rendent la mise au point plus délicate. Je ne peux m’empêcher de quitter le  lit où, allongé comme à mon habitude,  je lisais « Juste à temps » tenu à bout de bras depuis plusieurs heures — ce qui n’est pas rien, le volume, sur beau papier, pèse son poids —, je passe dans ma bibliothèque — encore que ce soit une façon de parler, c’est un peu partout ma bibliothèque chez moi — et j’extrais d’une étagère un ouvrage superbe que je chéris et feuillette assez souvent : « French Aeroplanes before the Great War », de Leonard E. Opdycke (Schiffer Military History, Atgen, PA, 1999). Il ne me faut que quelques secondes pour accéder aux pages 82-83. Oui, les clichés sont bien là ! Type J, ou type G ? René  Caudron fait sans doute allusion au type J, les G2 et G3 semblant très légèrement plus tardifs (la scène  imaginée par Philippe Curval se déroule en 1912). Mais autant reproduire, en prime, le cliché du G-2 vendu aux Chinois, car la « roue dans les flotteurs » est particulièrement visible.
C’était un premier exemple de la « vérité instantanée du ressenti » telle que je l’idéalise : non pas les photographies d’aéroplanes en elles-mêmes, quoi qu’elles soient indispensables à l’opération, mais le brusque  surgissement  de leurs images floues dans mon esprit, à la lecture du discours imaginé de René Caudron. Ma lecture a provoqué cette scène,  le fait de se lever, de consulter un document, de créer la réalité en la vérifiant.
 
Le second exemple de surgissement :
 
« Le cadre de la pièce ressemblait à celui de la tante d’un de leurs amis, lorsque, durant son enfance, ses parents achevaient leurs vacances sur la Côte d’Azur, en l’abandonnant au Crotoy. Libre de toute surveillance, il se gavait de bandes dessinées, Alain la foudre, Popeye, le Fantôme du Bengale, Guy l’Éclair, Mandrake, surtout Mandrake. Aujourd’hui, lui aussi voyageait à sa manière dans la Xième dimension. »
 
L’anecdote est sans doute plus convenue, dans la mesure où le « Mandrake » de Lee Falk et Phil Davis est une admiration que je partage avec Philippe Cruval, une source de savoureuses discussions et qui a même suscité l’amorce d’un projet d’exégèse qu’il faudra bien concrétiser un jour… Mais il se trouve que, deux jours avant d’entamer « Juste à temps », j’avais acheté à un bouquiniste un album souple au format à l’italienne, datant de 1964, et proposant entre autres une réédition du sublime épisode de 1936-37 auquel  Simon Cadique fait référence : « Le monde à X dimensions ». Une  « vérité instantanée du ressenti » plus attendue, mais qui n’en renforce pas moins le réel.
Car si le réel a besoin d’être créé, il est aussi indispensable de le stabiliser, de le pérenniser. C’est en tout cas ce que va s’efforcer de faire Simon Cadique dans « Juste à temps », même si l’entreprise s’avère pratiquement désespérée. Mais, impavide, il s’y tiendra.
Dire que Simon Cadique est le personnage principal de « Juste à temps »  serait cependant réducteur, car il partage ce statut avec la baie de Somme. Le roman de Philippe Curval est en effet la description mystérieuse et minutieuse à la fois, des effets de la marée du temps sur cette région, vue et ressentie en profondeur par Simon Cadique qui en est un amoureux absolu (il y a là un aspect autobiographique évident, sur lequel on pourrait s’appesantir longuement, mais j’éluderai cette question). Simon Cadique, en proie à des problèmes personnels, en crise dans son couple (c’est peu dire…), retourne dans cette baie de Somme avec laquelle il semble s’identifier, pour faire le point sur sa vie, pour s’y ressourcer,  y renaître peut-être, d’une certaine façon. Le prétexte serait d’y mener des repérages pour préparer un film sur les frères Caudron, natifs de la région. C’est l’occasion de revisiter les lieux chers, saturés de souvenirs, de renouer aves les anciennes relations, les amis un peu perdus de vue. Comme on s’y attend, le désarroi, la déception, l’interrogation seront au rendez-vous. Et quelques affaires louches, du genre captation d’héritage et trafic d’œuvres d’art, peut-être… Mais  la baie de Somme, elle, est toujours là, à la fois immuable et  changeante. Où ciel, mer, et terre se confondent, de fondent, de défont, en un tableau obsédant et déroutant (j’ai manqué d’écrire indescriptible, ce qui aurait été une idiotie…) :
 
« Un nuage en forme de canard flottait dans le ciel d’un bleu céruléen. Simon attendit qu’il arrive au-dessus de l’emplacement choisi où le tain de la surface marine offrait sa plus sombre intensité, pour accentuer l’effet de contraste. Quand la réverbération du nuage — qui maintenant s’était ramassé sur lui-même évoquant une double houppette — s’imprima dans son champ de vision,  Simon appuya sur le déclencheur avec délectation. Puis il s’enferma sous sa parka pour vérifier le résultat. Déçu, il recommença à plusieurs reprises jusqu’à enregistrer le dessin idéal, cadré entre deux berges grises du bras mort. Séparés au centre par la ligne d’horizon terrestre, le nuage et son image en miroir s’imitaient à s’y méprendre. Sauf que cette dernière laissait filtrer les ondulations du sable en transparence tandis que l’original restait tout imbibé de la ferveur du ciel.
Simon se mit à la poursuite des cumulus qui naissent aussi vite qu’ils disparaissent, ainsi que leurs ombres et que leurs reflets. Cumulus de beau temps dont les couleurs changeaient en passant de l’est ) à l’ouest, suscitant des métamorphoses aux variations innombrables. Course à l’impossible tant semblait difficile de saisir le moment précis où le Rorschach aérien correspondait à sa vision intime. Quelques secondes après, déjà sa transformation le décevait. Pourtant, Simon ne cherchait rien de préconçu, n’avait pas l’intention d’obtenir une révélation, un signe provoquant une évocation quelconque relative à son destin. Seul l’instinct le guidait. De rapport étroits liaient l’aviateur à son environnement. Tel un pilote, il traçait sa route. Et quand, par hasard le moment de la découverte coïncidait avec l’acte simultané de son doigt appuyant sur le déclencheur, il advenait qu’un autre nuage situé plus loin occulte les rayons de soleil et plonge la forme magique dans l’obscurité. À d’autres moments, il trouvait des sources d’émerveillement plus intenses qu’il n’osait l’espérer. Paysages à la Yves Tanguy foisonnant de fantasmes plastiques. » (p.107-108)
 
Ces visions, même troublantes, n’ont encore rien d’anomaliques. Mais Simon va bientôt ressentir et subir un incroyable phénomène. Brutalement, en un éclair, les paysages se transforment, comme une diapositive qui chasserait la précédente dans un appareil de projection. À ceci près que c’est l’époque, et non le lieu, qui change. Des objets qui n étaient pas là l’instant d’avant surgissent, des être humains, même, , apparaissent, hagards, lorsqu’ils ont survécu au saut temporel. Progressivement, Simon, d’abord en complet désarroi, va apprendre comme d’autres  à gérer cet ahurissant phénomène cosmique et spatio-temporel, tant que faire se peut, faute de réellement le comprendre. Tout ce qui peuple la baie de Somme se trouve victime des marée du temps. Des hommes et des femmes venus du futur  apparaissent, des contemporains disparaissent, puis reviennent, disparaissent à nouveau, dans un mouvement de va-et-vient,  de marées ou de ressacs temporels. Ceux qui viennent du futur et prennent la place de certains  contemporains se trouvent en fin de compte assimilés à des immigrés temporels, et accueillis comme tels, avec stupéfaction, puis  méfiance et hostilité. Mais on s’habitue à tout, d’autant que ces vagabonds du temps ont des arguments, des talents, des objets à proposer. Et parmi ces exilés du temps, se trouve Tania,  surgie du début du XXIIe siècle… Il existe une drogue puissante, l’« amie mortelle », qui permet, prise avec modération  — ou c’est la mort ! — de se stabiliser à une époque, de résister au reflux temporel inexorable mais capricieux qui tend systématiquement à ramener les voyageurs géographiquement immobiles dans leur période d’origine. Car les exilés du temps cherchent refuge dans le passé, pour fuir… la fin de l’humanité.
Par petites touches, Philippe Curval initie son héros aux nouvelles règles. Ce n’est certes pas facile, mais Simon Cadique va peu à peu s’approprier cette singulière donne cosmique, et tenter d’en tirer avantage pour résoudre ses problèmes personnels et les obsédants mystères touchant son entourage proche. Déjà, pourquoi ne pas rencontrer les frères Caudron en personne, cent ans dans le passé, en profitant, de la marée du temps ? Le repérage idéal ! Trop idéal, sans doute… Et en 1912, en sus de grandes libellules de toile et de bois qui prennent leur essor sur les plages du Crotoy devant un public enthousiaste mais vieux jeu (inévitablement…), il y a Claire, unes des premières femmes pilotes de l’école des frère Caudron…
Philippe Curval  proposera un élucidation du phénomène des marées du temps, explication grandiose et tragique qui transforme les soixante dernières pages de « Juste à temps » en vision d’apocalypse, sans négliger les problèmes liés aux paradoxes temporels (l’exercice est délicat, voire impossible à résoudre de manière imparable, et le lecteur devra méditer les deux pages d’« Antélogues » qui concluent le récit (*)). Projeté dans le futur avec Tania, ce qu’interdisait jusqu’alors le mécanisme des marées temporelles, Simon Cadique assistera à l’agonie définitive de la baie de Somme,  atterrant délitement spatio-temporel qui semble bien constituer un avant goût de la fin de la Terre, et peut-être de la fin du l’univers. Il y a quelque chose de wagnérien (Richard…) dans cet engloutissement, et j’ai pensé au vers si fameux tiré de « Parsifal » :
 
« Zum Raum wird hier die Zeit » (« Ici le temps devient espace »)
 
Lorsque le couple naufragé du temps explore le casino de Cayeux , déserté,  il y découvre :
 
« […] une accumulation d’objets hétéroclites, collection d’ordinateurs portables et de téléphones cellulaires depuis les premiers modèles jusqu’aux technologies les plus sophistiquées, vêtements de toutes époques laissés à terre, sur les dossiers des chaises, bagages de tailles, de formes, de styles disparates. Sans compter mille détails surprenants, cendriers pleins, verres maculés, bouteilles d’alcool, de vin, de boissons sucrées, plats saucés ou à moitié mangés, journaux, livres, révélant  que de nombreux visiteurs, en provenance de siècles fort différents, y avaient séjourné. L’ensemble évoquait un hall d’aéroport d’où les passagers se seraient soudain volatilisés.
Tania et Simon se précipitèrent pour examiner ces vestiges dont la variété causait, en plus de leur perplexité, un terrible sentiment de malaise. Certains d’entre eux étaient recouverts de poussière, d’autre moins, d’autre encore tout à fait nets. Sans qu’il y ait nécessairement un lien de cause à effet entre la couche de saleté, la modernité ou l’ancienneté des objets. […] La lumière des lustres de plastique s’atténuait dans le hall, absorbée par l’ombre vampire. De plus en plus sinistre, étouffante, l’atmosphère obscure rendait impossible la poursuite de leur enquête. Dommage qu’avec tant d’indices à leur disposition, ils ne soient parvenus à grappiller les éléments qui leur auraient permis de tirer au clair l’énigme du casino. Pourquoi, comment, où partaient ces gens venus des quatre coins de la planète et du temps ? Frustrés, ils se décidèrent à quitter les lieux. »   (p.368-374).
 
Une esquisse de réponse sera donnée plus loin à l’énigme des « gens disparus dans le casino » :
 
« Ce sont des volontaires, des illuminés qui espèrent en un paradis chimérique ! » (p.390).
 
Je ne peux pas m’empêcher de voir dans le casino de Cayeux comme un Montsalvat abandonné de ses chevaliers, dont le nouveau Graal s’appellerait le « futur ultérieur »… La blessure qui ronge la planète n’est de toute façon pas de celles qui se guérissent, et il ne sera pas question de rédemption salvatrice : nous baignons ici dans la science-fiction, et à aucun moment dans l’exaltation mystique aux relents faisandés… En revanche, on assistera à  une fusion intime, ou plutôt un absorption de l’essence de Tania par Simon, ultime tentative d’enrayer l’effacement de sa compagne,  dans une scène si poignante que je n’ose pas la reproduire ici : en l’arrachant du contexte qui en fait l’écrin, ce serait risquer de l’abimer. (L’auteur, s’il me lit, me pardonnera peut-être  cette délirante surinterprétation : un commentateur de mon type, qui n’est pas écrivain, est bien obligé d’adopter des biais détournés pour tenter de manifester un peu de créativité parasitaire…)
On a jadis, pour caractériser tout un pan de l’œuvre de Lovecraft, forgé une expression heureuse, le « régionalisme cosmique ».  Elle aurait tout aussi bien pu s’appliquer à « Juste à temps », — la baie de Somme et les marées temporelles : on ne peut pas être davantage dans le ton — mais puisqu’elle est prise et colle trop bien, désormais, au  gentleman de Providence, je propose d’en adopter une que je voudrais spécifiquement curvalienne : l’« intimisme cosmique ».
 
Peu d’écrivains possèdent, comme Philippe Curval, cette propension à mêler, mieux, à articuler le cosmique et l’intime. Le ressenti physiologique — remarquablement rendu dans les scènes de sexe, mais pas seulement ! -—, la sensualité — ne serait-ce que le rapport à la nourriture, aussi intense dans l’expression de la gourmandise que dans celle du dégoût — sont omniprésents chez Philippe Curval, et s’harmonisent d’une manière unique avec la perception des bouleversements cosmiques : voir, par exemple, dans « Juste à temps », les scènes de réveil qui accompagnent les sauts temporels. Non que les scènes grandioses, distanciées, voire hiératiques, assez typiques de la science-fiction,  soient absentes de ses œuvres, tout au contraire ! Mais elles s’accompagnent toujours de répercutions intimes sur les personnages qui s’y intègrent ou en subissent les effets. Philippe Curval est un écrivain du ressenti : les voyages auxquels il convie le lecteur ne sont pas seulement des voyages dans le temps, dans l’espace et dans le psychisme, ce sont des bouleversements  de la chair, des expérimentations intimes, des métamorphoses corporelles, des mutations physiologiques. On en sort secoué, comme après l’absorption d’un alcool fort inconnu, d’un plat pimenté atypique, ou, sans doute,  d’autres substances moins avouables. Les odyssées spatio-temporelles curvaliennes remuent les tripes, toujours. Les estomacs s’y nouent et s’y retournent, et ce dans une langue d’un style souverain, qui ignore la vulgarité : c’est ce que j’appelle désormais l’« intimisme cosmique ».
 
Joseph Altairac
 
 
 
(*) Pendant un moment, j’ai pensé que Philippe Curval allait jouer, dans « Juste à temps », sur les théories temporelles développées par  J.W. Dunne dans son essai « An Experiment with Time » (1927), comme A.E. van Vogt dans sa nouvelle classique « Le Fantôme » (« The Ghost », 1942), mais il se montre en fait plus audacieux et radical.
 
 
 
 
 

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