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L'expresso de l'oncle Joe - 10
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L'expresso de l'oncle Joe - 10

Certes, avec cette chronique,  le lecteur va remonter assez loin dans le temps… mais est-ce si incongru, lorsqu’il s’agit de parler des origines du « Steampunk », genre si à la mode de nos jours ?
 
Dans l’attente impatiente de la sortie au Pré aux Clercs de l’album éponyme dessiné par Didier Graffet (qui a oublié ses sublimes illustrations pour Vingt Mille lieues sous les mers et sa maquette du « Nautilus » ?), avec des textes d’accompagnement signés Xavier Mauméjean, il m’a semblé nécessaire de rendre hommage à deux grands pionniers rarement cités, Devos et Hubuc, à l’occasion de la sortie de l’intégrale en deux volumes, au Coffre à BD (*), de Victor Sébastopol : les mémoires d’un agent secret.

Remontons donc le temps d’un bon demi-siècle, jusqu’en 1962, dans la salle de rédaction de « Spirou ». Deux des dessinateurs attitrés de cet hebdomadaire pour la jeunesse y proposent une bande dessinée humoristique réalisée à quatre mains et deux cerveaux : Victor Sébastopol : les mémoires d’un agent secret… .

L’action se situe au tournant des XIXe et  XXe siècles, dans une Europe centrale de fantaisie, d’inspiration ruritanienne, serait-on tenté d’écrire. Dans le but de pourrir la vie des ennemis héréditaires novberiens, Victor Sébastopol, officier gaffeur boursoulavien épris de nouveautés technologiques, propose, avec une régularité de métronome, des plans tortueux à base d’inventions farfelues, plans dont son chef, l’irascible baron-colonel Himmerschnaps, finit toujours par autoriser la mise en œuvre, avec un manque de discernement tout aussi remarquable que la maladresse de son subordonné et souffre-douleur préféré. Ces histoires de quelques pages, courtes mais riches graphiquement, obéissent en général au même schéma : le plan, malgré son apparente ingéniosité, va  immanquablement se retourner contre les Boursoulaviens.  Le tout est présenté sur un fond de commentaires en « voix off » débités par Victor Sébastopol lui-même, lequel s’efforce, par sa rhétorique un rien euphémistique, de transformer en triomphes les fiascos lamentables illustrés de manière spectaculaire par les images… Procédé classique, mais toujours efficace, et l’on rit beaucoup aux déconvenues de l’infortuné agent secret.
 

Ni Hubuc, hélas précocement décédé, qui savait faire preuve d’un certain dynamisme, ni Devos, au trait plus raide, ne peuvent, au niveau graphique, rivaliser avec un Franquin, est-il utile de le préciser ?  Il y a aussi, il faut en convenir, un certain aspect bâclé dans la réalisation des aventures de Victor Sébastopol : mise en couleur et encrage parfois incertains, lettrage débordant des ballons ou des cases, etc. Cela sent un peu la réalisation à la va-vite, par moment, et c’est très dommage. Cependant, il y a des cases, voire des planches très réussies, et surtout, l’ensemble est transcendé par une étonnante trouvaille artistique des deux  compères (c’est Jacques Devos qui semble en avoir été l’initiateur, ce dernier poursuivant seul la bande dessinée après le décès de son complice) : la réalisation de collages, parfois reproduits en pleine page ou même sous forme de posters (!) dans les « Spirou » de l’époque, destinés à représenter de manière, disons, réaliste, les mirobolantes inventions mises en œuvre dans certains épisodes.

J’ai dis « réaliste », mais je l’ai dit très vite : en effet, le terme juste serait plutôt, tout au contraire, celui de… surréaliste, puisque cette technique a été largement employée par des maîtres comme Max Ernst et, plus près de nous, par Philippe Curval et Jacques Sternberg dans de mémorables couvertures de la revue « Fiction », pour citer des exemples qui parleront sans doute de manière familière aux lecteurs de cette chronique. Mais laissons la parole à Jacques Devos :

« Une idée m’était venue en feuilletant un vieux bouquin farci de gravures, par un effet de persistance rétinienne la soudaine succession d’une fontaine suisse et d’une coupe de chaudière de chauffage central se superposa et me donna l’idée de créer des machines de la plus haute fantaisie en découpant et en assemblant des morceaux de ces gravures. Ils servirent à illustrer par des représentations « authentiques » les mirobolantes inventions de Sébastopol, tels : l’Uberkraft à vapeur, le vélo volant, le Taupus mécanica, la torpille à pédales, le Ferrophilobus, etc ; toutes inventions très merveilleuses et utiles (?) ».

De toute évidence, Devos s’amusait  tout autant à réaliser ces collages et découpages imaginatifs qu’à dessiner à proprement parler les aventures de son héros…
Les deux albums des aventures de Victor Sébastopol, réalisés avec un soin aussi maniaque que méritoire par le Coffre à BD, s’ornent de reproductions en pleine page de la plupart de ces œuvres d’art à part entière, ce qui permet ici d’en compléter facilement la liste : le Scénariographe, le « Parasit » Automat-Spion n°1, le Sébastoptère, le Klopnik, l’Hippogriffe (« Vaisseau Cosmique Universel capable de voyager dans l’Ether et d’atteindre les mondes inconnus où il pourra se déplacer dans les airs et les océans et mesmement sous les eaux d’icieux ; conçu et réalisé par Devos  Maistre Découpo-Graveur »), le Yaghédine (« cuirasse de 10.000 tonnes à tourelles —  barbettes — vitesse de 16 nœuds construit et lancé par les  arsenaux Dupuis pour le compte de la marine novnerienne »), le « Fin-de-la-Guerre » (« char de combat à vapeur »)…
 

Ces mécaniques improbables  mais opérationnelles — tout au moins, le temps d’une catastrophe — font de certaines des aventures de Victor Sébastopol des récits « Steampunk » avant la lettre et ce, de manière absolument  indiscutable. Un épisode comme La vraie face cachée de la lune, publié originellement dans « Spirou » n°1394 en 1964, qui montre comment, au moyen d’engins extrapolés ahurissants basés sur les théories de Cyrano de Bergerac (le Ferrophilobus !), l’agent secret boursoulavien et son rival Rodolphe de Meikhemhauss, — dit l’ « aéronaute masqué » —, traversèrent de part en part la Lune, qui « n’est qu’une sphère de poussière, une simple et colossale boule impalpable »,  devrait être cité en bonne place dans toutes les histoires du genre « Steampunk »,  parmi les exemples fondateurs. Mais c’est rarement le cas : l’esprit de curiosité et d’érudition se perdrait-il, chez les historiens de la SF ? À moins que ce ne soit l’émerveillement de l’enfance qui fasse, hélas, défaut…
Quelle frustration pour l’amateur, lorsqu’il constate que Devos n’a pu terminer l’aventure de L’île flottante  — qui s’avère également aérienne ! —, dont il subsiste un crayonné grossier,  précieux document entièrement reproduit dans le deuxième album, ni Si Vis Pacem, dont les quinze premières planches ont été mises au propre par Jacques Devos. Ces planches sont également reprises dans le volume, avec, accompagnant la première, un commentaire attristé qui en dit long sur la fin de Jacques Devos en particulier et de la période de l’âge d’or de l’hebdomadaire « Spirou » en général :

« Première des 15 planches réalisées pour ce dernier récit de Victor Sébastopol… Sans conteste le personnage préféré de Devos.
Bien que malade physiquement et psychologiquement, Devos avait retrouvé l’envie de raconter et de dessiner en se plongeant dans l’univers de Sébastopol.
La première planche est présentée ici abandonnée à la septième case pour des raisons de lisibilité, puis reprise dans sa version définitive.
On reconnaîtra dans la première version, les quatre personnages croqués qui sont : Degotte et Peyo à la gauche du Kaitsar Yvan Delporte, et à la droite de celui-ci : Roba.
La seconde version ne voit plus qu’un personnage assis à droite dans le rôle du fou du roi : son ami F. Walthéry !
Comme Francis, Remacle et d’autres, victimes de la nouvelle politique éditoriale, Devos qui avait passé sa vie à dérider les autres, entra dans un monde sans joie où la maladie le rattrapa, il s’éteignit le 27 janvier 1992.
Les quinze planches qui suivent furent la dernière occasion pour lui, de se (nous) distraire, c’est comme ça qu’il se voyait : un amuseur !
»

Merci Hubuc, merci Devos, de nous avoir tant amusés, et d’avoir, comme ça, en vous amusant vous-mêmes, inventé le « Steampunk ».

Joseph Altairac
 

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