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La boussole du capitaine - Septembre 2014
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La boussole du capitaine - Septembre 2014

C’est ce que l’on appelle un « marronnier », en terme de presse. Ainsi, je me souviens qu’il y a une dizaine d’années, alors que je venais tout juste de lancer ma propre maison d’édition, Les Moutons électriques, avec quelques amis, une chroniqueuse de chez Libération m’avait interrogé sur la santé de la science-fiction… et m’avait fait dire que la science-fiction était morte ! Pour un tout nouvel éditeur dans le genre, voilà qui était singulier, et l’une de mes associées m’avait vertement reproché d’avoir dit cela. Sauf que, bien entendu, j’avais dit tout à fait le contraire. Le « marronnier » est un arbre mystificateur.

Régulièrement, un support de presse, dans un moment de creux, ressort donc ce bon vieux marronnier lui-même d’une jolie vacuité, à savoir que la science-fiction serait morte. Cet été, c’est dans les pages de l’hebdomadaire du bon chic culturel, Télérama, qu’un chroniqueur nous a présenté comme une révélation ce propos réchauffé. Et de mentionner à l’appui de son discours quelques phrases de deux éditeurs parisiens – ont-ils été piégés, leurs paroles retirées de leur contexte de fâcheuse manière, ou bien s’agit-il d’un duo de masochistes aimant se tirer dans le pied ? Le deuxième cas de figure semblerait étonnant, en termes de stratégie de communication éditoriale ; d'ailleurs, ce ne sont même pas les paroles du troisième éditeur cité, mais son geste supposé, qu’interprète le chroniqueur. Tout cela est assez curieux.

Et pas forcément pertinent pour le secteur des littératures de l’imaginaire car, après tout, la maison Robert Laffont convoqua dans les années 1990 deux spécialistes de la fantasy pour les congédier immédiatement et par une simple lettre ; allez savoir, peut-être que si Laffont avait lancé cette collection de fantasy, quasiment les premiers à le faire, ils auraient aujourd'hui à leur portefeuille un nombre assez remarquable de best-sellers du genre ? Mais c’est là de l’uchronie éditoriale.

En tout cas, l’on remarquera dans le petit papier de Télérama une confusion certaine entre le terme « science-fiction » et les littératures de l’imaginaire en général, puisque le chroniqueur semble annoncer également la mort de la fantasy. Comme il y va, le monsieur, et avec quelle légèreté. Gageons que jamais un chroniqueur du bien-pensant Télérama n’oserait annoncer de la sorte la mort de la poésie (et pourtant, vous savez à combien d’exemplaires ça se vend, de la poésie ?) ou la mort des sciences humaines (et pourtant, etc.), pour ne citer que deux exemples sinistrés. Sans même parler de la mort de la « littérature dominante », pour reprendre un qualificatif ironique mais politiquement bien vu d’Ursula Le Guin. Mais enfin, la science-fiction, pensez donc, on peut bien la piétiner un petit peu, s’essuyer les pieds dessus, et terminer tant qu’à faire en insultant les éditeurs qui s’y risquent (qualifiés de « nano-édition », par un chroniqueur qui ne connaît donc visiblement pas nos chiffres d’affaires ni les moyennes de la littérature générale).

Alors, quelle motivation agitait donc ce chroniqueur ? Se réjouirait-il de la mort supposée des littératures de genre ? Faut-il entendre un ricanement derrière ce papier, ou bien simplement un vague mépris ? À quoi sert au juste de déclarer que la science-fiction est morte ? Quels intérêts ce marronnier sert-il ?

Et est-elle si morte que cela, alors, la science-fiction ? Venant d’un chroniqueur qui confond la science-fiction avec l’ensemble des littératures de l’imaginaire, on peut se permettre de douter de la qualité du diagnostic. De quoi parle-t-il, le monsieur de Télérama, de quelle science-fiction ? Du post-apo qui a le vent en poupe ? Des zombies qui cartonnent ? Du steampunk qui irrigue des pans entiers de l’esthétique contemporaine ? Des +28 % de chiffre d’affaires brut enregistrés par les trois éditeurs du collectif des « Indés de l’Imaginaire » sur l’exercice 2013-2014 ? De l’incroyable phénomène Damasio ? Du réjouissant phénomène Jaworski ? De nos jeunes auteurs qui vendent vers les 1 200 ou 1 300 ex de leurs premiers romans ? (contre 300 ex en moyenne en littérature générale) Dans quel monde vit-il, le monsieur de Télérama ? Ne devrait-il pas sortir un peu de Paris, interroger quelques-uns de ces « nano-éditeurs » qu’il salue de si ambiguë manière en fin d’article ?

Tout n’est pas rose en ce bas monde et le marché du livre ne cesse de se racornir, c’est certain : on a dépassé une récession de 2,50 % cette année me semble-t-il. Mais il me semble également que ce n’est pas avec des propos aussi négatifs et mal fichus que l’on fera avancer les choses. Ce marronnier me paraît diantrement racorni, lui aussi. Emprunt d’une « pensée » qui sent la poussière. À ces propos d’arrière-garde aux intentions troubles, que l’on me permette de préférer les démarches positives et militantes, et des réflexions plus constructives.
 
André-François Ruaud
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