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Le Goût de l'immortalité

Catherine Dufour ( Auteur), Philippe Caza (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 24/01/2008  -  livre
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Le Goût de l'immortalité

Premier roman sf de catherine dufour, Le Goût de l’immortalité, paru chez mnémos en 2005, a fait grand bruit au sein du public et de la critique. Rarement un roman de sf français n’aura autant attiré l’attention en remportant un succès quasiment unanime. Il n’est sans doute pas toujours pertinent de juger une œuvre à l’aune de ses prix, mais en l’occurrence c’est parfaitement justifié. Voyez plutôt : prix bob-morane 2006, prix rosny aîné 2006, grand prix de la science-fiction française 2007, grand prix de l’imaginaire 2007. C’est à la fois une confirmation et une surprise. Confirmation parce que l’on connaissait déjà le talent de catherine dufour à travers sa saga de fantasy déjantée, Quand les dieux buvaient, dont le premier tome, Blanche-Neige et les lance-missiles, remporta le prix merlin en 2002, et dont le quatrième opus, L’Immortalité moins six minutes, est paru l’année dernière. Surprise car, après justement trois romans de fantasy, on n’attendait pas dufour dans ce registre. La surprise a désormais laissé place à une reconnaissance méritée, et Le Goût de l’immortalité (dont vous pouvez lire une première critique ici) a tout naturellement été réédité en poche au livre de poche l’année dernière.

La présente réédition chez mnémos renforce le statut atypique de ce roman : une nouvelle parution en grand format, augmentée d’une nouvelle inédite dans le même univers (En noir et blanc et en silence) et d’une postface de l’auteur, où elle dévoile quelques ingrédients de la genèse du Goût de l’immortalité. Sans oublier la couverture légèrement retravaillée par caza. Une telle initiative, très rare dans le milieu de l’imaginaire français, méritait bien un nouveau coup de projecteur.

Du sommet des tours de ha rebin aux profondeurs des suburbs

Ha rebin, chine, 24ème siècle. Une vieille femme écrit une longue lettre à l’un de ses amis. Ils ne se sont jamais vus – le Réseau s’est substitué aux relations humaines directes. Lui désire la rencontrer. C’est l’occasion pour elle de lui raconter son histoire. Une histoire qui a plus de deux cents ans.

Ha rebin, chine, 22ème siècle. Une poignée d’organisations économico-gouvernementales se partage le monde, mais c’est l’asie qui s’en est le mieux sortie. Le reste de la planète tente de survivre aux catastrophes qui ont détruit son écologie et amenuisé sa population. Cmatic, un jeune entomologiste d’europe du nord, débarque dans la tour woroïno afin d’enquêter sur iasmitine, une femme suspectée de manipulations mentales. Quelques semaines plus tôt, cmatic avait été envoyé par son employeur, l’oise-se, en polynésie, où plusieurs personnes sont mortes du paludisme, une maladie censée avoir disparu il y a un siècle. Il en est revenu épuisé, et c’est dans cet état qu’il démarre son enquête. Mais iasmitine est bien plus dangereuse qu’il n’y paraît. Une sorcière, d’après la jeune fille qui habite à côté de chez cmatic, une jeune fille étrange qui, deux cents ans plus tard, racontera cette histoire. Avec son aide, cmatic part en quête d’une vérité qui impliquera des multinationales, des manipulations génétiques, des meurtres, des luttes de pouvoir aussi bien dans les tours que dans les suburbs, des rites vaudou, et rien moins que le secret de l’immortalité.

Toutes les qualités d’un grand roman

« Créer une histoire, c’est opposer des atmosphères », fait dire catherine dufour à sa narratrice au début du roman. C’est sans doute l’ingrédient essentiel de la recette qui fait du Goût de l’immortalité un grand roman. En effet, l’auteur joue sur les contrastes, que ce soit au niveau des ambiances, du scénario ou du style.

L’intrigue est d’une richesse et d’une complexité étonnantes. Elle rappelle étonnamment la Tétralogie noire de john brunner et particulièrement Tous à Zanzibar. Dufour la fractionne en mouvements, comme dans une symphonie, dévoilant au fur et à mesure des ramifications en apparence indépendantes mais qui se rejoindront sur la fin. Elle crée des ruptures dans son histoire, à la manière d’une personne sautant d’un souvenir à l’autre, abandonnant pour un temps le fil principal du scénario (l’enquête de cmatic et de l’héroïne) pour nous plonger dans l’imbroglio de manipulation et d’influence polynésien, ou le désenchantement très noir et très cyberpunk de l’histoire de cheng et shi dans les suburbs. Comme si elle rapportait dans le désordre des bouts d’histoires de personnes différentes pour tenter de recomposer un puzzle complexe. Pour le lecteur, cela peut être un peu déstabilisant de ne pas comprendre immédiatement l’agencement des pièces du scénario. Mais son intérêt est justement relancé en permanence par ces changements de points de vue et d’ambiances, qui remettent en cause ce que l’on a appris ou compris dans les chapitres précédents.

On ne peut pourtant pas dire qu’il y ait beaucoup de suspens. Dès le départ, la narratrice expose à son interlocuteur les conséquences dramatiques de cette histoire, et jamais elle ne prétend révéler toute la vérité : « A défaut de style, j’ai au moins une histoire. En revanche, n’attendez pas une fin édifiante. N’attendez pas non plus, de ma part, ni sincérité, ni impartialité : après tout, j’ai quand même tué ma mère. Ce n’est pas un sujet qui peut se passer de mensonges ». Le lecteur est donc averti : ce qu’il comprendra de l’histoire sera ce que l’auteur a bien voulu lui laisser comprendre. Au point qu’une seconde lecture pourra s’avérer tout aussi surprenante que la première (cela dit, avouons que la postface de la présente édition est d’une grande aide à la compréhension de certaines zones d’ombre). La fin, confondante de simplicité, est d’ailleurs un chef d’œuvre de manipulation.

Cette intrigue alambiquée n’aurait pas eu autant d’impact si le décor dans lequel elle évolue n’avait été aussi bien esquissé. Catherine dufour nous dévoile son univers par petites touches et avec subtilité : l’héroïne s’adressant à l’un de ses compatriotes, il n’est pas question de partir dans de grandes et impersonnelles explications sur leur époque contemporaine. L’auteur devra tout de même expliciter en détail le contexte politico-économico-social du siècle de cmatic, mais elle le fait sans que cela paraisse artificiel et avec une grande cohérence. Par ailleurs, on sent que dufour s’est beaucoup documentée, que ce soit sur la chine (ses traditions, ses légendes…), la biologie (on n’aura jamais autant appris sur les Moustiques dans un roman de sf !) ou tout un tas de sujets techniques ou non. Cette profusion de détails aurait paru douteuse si le savoir de la narratrice n’avait pas été rendu crédible par 1) son grand âge et 2) l’accès au Réseau, mine inépuisable d’informations.

Le jeu des oppositions dont on parlait au début s’exprime non seulement dans le scénario, mais aussi dans les ambiances. On y reviendra plus en détail, mais saluons déjà la puissance d’évocation de catherine dufour, qui sait installer des atmosphères très prenantes et transmettre des émotions fortes, comme l’angoisse ou la terreur, à l’aide de quelques phrases simples mais qui tranchent avec le reste. Notamment, la déchéance de cmatic est racontée de telle façon qu’on ressent véritablement l’imminence de sa mort. D’autres passages rappellent franchement Hitchcock, comme la série de meurtres en polynésie. Le style de l’auteur est à ce titre un personnage à part entière du roman et participe à la perception des contrastes. Le ton général du récit lorgne vers l’ironie et l’humour froid, distant, voire le cynisme. Pourtant, sous ce vernis familier et cette attitude détachée, point en permanence la tristesse et la souffrance de l’héroïne : « Ceci mis à part, [cmatic] n’a pas eu sur mon existence l’influence que j’ai parfois imaginée. J’aurais préféré qu’il en eût encore moins. Comme il est mort dans l’aventure, il partage sûrement cette opinion.
Si je lui porte tant d’intérêt, c’est qu’il m’arrive encore d’entendre sa voix se plaindre au milieu des sanglots innombrables du cimetière hurlant »
. Dufour peut écrire un passage cynique, ironique ou simplement rassurant et, juste à sa suite, une phrase courte, choc, qui nous renvoie en pleine face toute la mélancolie de la narratrice, étouffée sous le poids de ses souvenirs : « Jamais plus je n’ai connu tant de douceur mélangée à tant d’angoisse. Ma vie interrompue a repris là, dans cette chaleur humaine qui ne tenait qu’à un fil, et elle s’est de nouveau finie peu après. Il faut encore que je vous raconte ça ». L’auteur cultive l’art de la formule coup-de-poing, qui définit en quelques mots un personnages, une ambiance : « Humainement, cmatic était un Œuf : plein de promesses et en forme de zéro » ; « Comme d’habitude, c’était l’aube et elle était moche ». Des phrases jetées avec résignation, dégoût parfois. Ce qui ne l’empêche pas de produire par moments de purs bijoux de poésie : « Elle refuse, elle exècre ce souterrain, saturé de froid et de mort électrique, son roi écarlate dont la peau brûle et dont l’âme gèle ». Encore et toujours le contraste…

La ronde des sentiments humains

Mais la qualité du Goût de l’immortalité ne réside pas uniquement dans son intrigue et son style. Elle s’exprime également dans des thèmes qui s’interrogent sur le devenir de l’humanité. Le premier concerne l’emprise des sentiments et le fait que, quel que soit son état physique ou sa situation sociale, ils restent les moteurs de l’âme humaine.

A commencer par les sentiments en jeu dans la relation mère/fille. Dufour explique dans sa postface que celle qu’elle décrit dans Le Goût de l’immortalité est « purement fictionnelle ». On ne pourra que louer d’autant plus l’impression de justesse qu’elle inspire. La narratrice présente son existence comme le résultat d’une reproduction initiée par la pression sociale et l’ennui. Et comme son père est mort avant sa naissance, voici comment elle se définit : « Je suis née posthume ». Ce n’est sans doute pas démarrer la vie avec toutes les chances de son côté. La relation avec sa mère sera ainsi houleuse, mélange de haine et d’amour, deux sentiments indissociables qui se répondent et se nourrissent mutuellement et qui témoignent, des deux côtés, d’un irrépressible besoin de tendresse s’opposant à un profond sentiment de culpabilité envers l’autre : « Pourquoi ai-je pleuré, me demanderez-vous ? Parce que je l’aimais. Et que je me voyais pour elle comme un poids intolérable. (…) Mon maigre entendement ne me permettait que de me détester ; il ne manquait qu’un pas pour la haïr, elle ». On comprend ainsi que rien n’est simple, que l’absence de manifestations de tendresse ne signifie pas l’absence d’amour, et que les marques d’affection ne sont pas forcément de l’amour. Dufour décrit magnifiquement bien cette complexité, sans prétendre la résoudre.

Le sentiment amoureux ne se cantonne pas aux relations filiales. L’héroïne en fait l’expérience, attirée par cmatic alors même que l’amour lui est interdit en raison de son état d’éternelle petite fille. Le chagrin d’amour est à ce titre abordé plusieurs fois dans le roman, et présenté comme une souffrance autant que comme une nécessité : « On venait de loin pour se débarrasser de cette plaie qui décentre le monde, qui le désenchante et le démâte ». Puis : « A ces existences débarrassées de la douleur, le sens manquait ». Encore une forme de contraste, également présente en amitié : « Je me demande si cmatic n’a pas, une seconde, regretté de ne plus avoir à regretter shi ». La vie n’est rien sans l’amour et la détresse qu’il provoque. D’où la volonté de la narratrice d’être capable d’aimer physiquement, c’est-à-dire d’avoir ses règles, impliquant une frustration qui s’accroît au fil des jours (« j’essayais encore d’ignorer l’immuable puérilité de mon corps ») et qui, encore une fois, ouvre la voie à la haine. La haine, dernier refuge des malheureux et des dépossédés, qui se nourrit aussi bien de dépit amoureux que de culpabilité ou de misère, et qui semble être le dernier stade de maturation des sentiments humains : « J’ai compris le danger de la haine, et comment elle peut vous obliger à ne penser qu’à elle ».

L’humanité en perte de repères

Si les humains semblent se consumer de l’intérieur individuellement sous l’assaut de sentiments contradictoires, ce qui se passe sur le plan collectif n’est pas plus encourageant. Catherine dufour s’interroge sur notre humanité en opérant un état des lieux de notre propre époque. Parler du futur est une bonne occasion de scanner le présent et l’auteur ne déroge pas à la tradition. Et son constat, acide, est loin d’être flatteur.

Elle s’en prend avant tout au pouvoir, qu’il soit exercé par un état ou une organisation (écologique, politique, industrielle). L’exercice de ce pouvoir, et surtout l’acharnement à le conserver à tout prix, est la principale raison du déclin de la société, qu’elle compresse dans un schéma qui n’est pas naturel : « De ce point de vue, cmatic est proche de nous ; il se débat sans espoir dans un treillis infrangible qui, malgré tous les ascenseurs sociaux et toutes les protestations d’égalité, a la même allure que toutes les organisations humaines depuis la nuit des temps : une pyramide ». Les détenteurs du pouvoir n’auront alors de cesse de manipuler les gens « inférieurs », notamment en leur faisant croire que ce sont les autres qui les manipulent. En découle une attitude carnassière et hypocrite qui s’éloigne des objectifs premiers du pouvoir : « Le plus ennuyeux, en matière politique, est que chacun des participants croit qu’il est seul à avoir lu sun tzu et machiavel. Résultat, vous y croisez cent mille connards qui nomment ‘tactique’ leur sauvagerie, ‘influence’ le goût des autres pour leur argent, ‘efficacité’ leur absence de vue à long terme, ‘réalisme’ leur manque de convictions et ‘victoire’ les bourdes du camp d’en face. Le pire, c’est que tous ces abrutis osent donner le beau nom de ‘vie de la cité’ à ce qui n’est qu’un sport sanglant ». Et dans tout ça, le citoyen lambda n’a plus qu’à tenter de survivre, se débattant seul avec son boulot et ses problèmes, fuite en avant dépourvue de sens et d’humanité : « Beaucoup de nos invités, comme les appelait ma mère, s’endormaient misérablement au fond de leur verre de Chica, minés par un rythme de vie éreintant, et se réveillaient en sursaut pour bondir vers un rendez-vous urgent d’où ils ne revenaient jamais ». Conséquence prévisible de slogans tels que « travailler plus pour gagner plus »…

Autre cible de dufour : la destruction de l’environnement. Certes aujourd’hui on n’entend parler que de ça, mais vu le terne écho que cela éveille dans les consciences, il n’est pas inutile de montrer ce qu’il pourrait advenir si… L’auteur nous présente un monde où les Espèces Animales sont presque toutes en voie de disparition, où la pollution urbaine empêche de se promener à l’air libre sans filtre ou masque, et où les épidémies sont résolues à coup de génocides. Cette situation, c’est clairement celle qui nous attend et qui prend sa source directement dans nos actes d’aujourd’hui. Actes qui proviennent avant tout de l’indifférence ou pire, du calcul des états. Ainsi dufour fustige-t-elle l’hypocrisie de la france : « Cette ethnie avait des mœurs étranges. Friande d’armements dangereux qu’il fallait bien tester de temps en temps, elle effectuait ses essais en polynésie, pays situé à ses propres antipodes, afin de pouvoir continuer à engendrer sur son territoire national des écologues d’envergure, des listes interminables de droits fondamentaux et des enfants en bonne santé ». Mais nous avons tous notre part de responsabilité, individuellement parlant. Notre inconscience et notre insouciance face à l’avenir font que, lorsqu’on s’aperçoit des conséquences de notre comportement destructeur, il est déjà trop tard. Ainsi la narratrice écrit, à propos de scientifiques dégustant du vrai Poisson : « Cet épisode permet de mesurer la distance qui nous sépare de ces hommes : ils n’ont pas encore compris qu’ils vivent à l’époque de la sixième grande radiation d’Espèces depuis le cambrien, qu’elle est déjà irréversible et que tout assassinat Animal n’est pas une bonne idée au service d’une bonne recette, mais une impardonnable catastrophe. (…) D’accord, ils ne savent pas que leurs proches descendants en seront réduits à insérer des aiguilles de copycartilage dans leurs protéines pour se donner l’illusion de manger du vrai Poisson, mais ils devraient le deviner. Ils ont assez de culture et de loisirs pour pouvoir se livrer au jeu de l’anticipation. Je n’arrive pas à leur trouver d’excuses ».

Pour l’auteur, ce désastre écologique n’a pas qu’une conséquence matérielle sur l’avenir de l’humanité. C’est aussi le principal vecteur d’une perte de repères et d’identité. Dans le roman, cela se concrétise par le choix de dufour de ne pas employer de majuscule pour les noms propres, mais d’en mettre systématiquement aux noms d’Animaux, de Végétaux ou tout ce qui touche à la Nature. Comme elle l’explique dans sa postface, c’est pour « souligner la rareté » de ces Espèces. Mais c’est aussi le symbole que les hommes ont perdu tout lien avec la Nature et par extension ce qui faisait d’eux des humains. Ils se fondent dans le commun alors que les Animaux et Végétaux acquièrent un statut presque divin. La Nature a beau être plus que menacée, elle garde plus de réalité que l’homme, qui se dissout dans le virtuel au point que le Réseau, seul élément artificiel, avec la Ville, bénéficiant d’une majuscule, a plus de consistance que lui.

Vie et mort : le domaine de l’intangible

Le monde présenté dans Le Goût de l’immortalité est en effet celui de l’immatériel. Il y a un contraste très fort entre le caractère solide des tours, la masse accablante de la ville, et ce que les protagonistes ressentent, ce qu’ils sont capables de toucher. Dufour nous plonge dans une ambiance où la rencontre de l’ombre et de la lumière forme les contours des choses, qui ne sont pas perçues par le contact physique mais par les seuls effets d’optique. L’auteur utilise un champ lexical très vaste tournant autour des couleurs, de l’obscurité et de l’intangible, évoquant par moments l’atmosphère du film Blade Runner : « La neige tombait dans le lacis multicolore des faisceaux publicitaires » ; « L’obscurité n’est pas encore perceptible dans le vacarme lumineux de ha rebin mais cmatic la sent qui descend doucement, à la manière d’un Thé qui infuse. (…) L’ombre applique la tendresse de l’incertitude aux angles urbains, pose des bandages sur les cicatrices les plus voyantes, étouffe les jeux épuisants des reflets et souffle sa buée autour des lumières crues » ; « Cette combinaison de nuances claires et de reflets tient lieu de soleil et d’espace dans la plupart des habitations de la ville » ; « Une lumière verticale, dure et blafarde, tirait de la Laque de longs reflets blancs, blessants comme des couteaux ». La lumière acquiert ainsi un caractère plus réel que la matière.

Ce registre lexical n’est pas un artifice esthétique, il a un sens, et même plusieurs. Il est tout d’abord le signe que l’apparence a plus de poids que la réalité. On l’a déjà vu, le récit, du propre aveu de la narratrice, est truffé de mensonges ou d’omissions volontaires, afin de cacher ou d’atténuer la vérité : « La réalité se laisse moins mal regarder, mais elle est pire ». La société même du roman est fondée sur des mensonges et des fac-similés, qu’ils soient politiques ou simplement objets de la vie courante : « Fleurs-stases. Pseudo-peau, élastithe, fibroverre, voyages sur place, siliester, dermes de fête, plascose, sensisexe, Légume-like, copyfruits, fiches funéraires, avatars, greffones, familiers, plastbuilt et maintenant morts-vivants ! (…) Mais c’est quoi, ce monde ? ». Le virtuel, à travers le Réseau, envahit la vie des hommes et remplace le contact et les communications physiques : « Nous passons tant de temps dans des décors virtuels à piloter nos avatars, que la réalité matérielle n’est plus qu’un pont étroit entre deux 3d ». A tel point que la misère des suburbs, summum d’horreur et de brutalité, sera adaptée en jeu vidéo ! L’humanité, ainsi virtualisée, en plein déni de réalité pour échapper à sa cruauté, accélère sa perte d’identité. Au sein de ce rejet collectif, la narratrice, déjà sans repère, aura d’autant plus de mal à se construire : « Assise au milieu d’une flaque de jour, je me suis cherché une identité » : la flaque de jour, représentant l’immatérialité, enveloppe l’héroïne et condamne sa quête avant même quelle ne commence.

Cette dissolution dans l’irréel est encore plus visible chez cmatic, et correspond à sa lente agonie. Alors, l’immatériel prend une autre signification pour rappeler l’état des fantômes (la narratrice se considère d’ailleurs comme un gui, un spectre). Quand cmatic commence à perdre le contact avec le monde, il s’engage sur le chemin de la mort. Cela commence avec le désaccord entre ce qu’il ressent de son état et le diagnostic des outils médicaux : ceux-ci indiquent qu’il est en bonne santé, mais lui sait qu’il n’en est rien. Premier mensonge, première amarre qui se détache. Prochain point d’ancrage qui lui échappe : la Ville : « Il avait sûrement espéré que la présence massive de la Ville suffirait à dissiper les fantasmes nés sur les atolls fiévreux de polynésie mais, cette fois, la Ville ne peut rien pour lui ». Dès lors, cmatic n’est plus associé qu’à un vocabulaire vaporeux, éthéré : « Revenons à cet homme nu et fumant » ; « appuyé d’une main contre la nuit » ; « Il a sombré d’un coup dans l’absence, et chaque retour l’effraie ».

C’est le moment d’aborder, enfin, le thème principal du Goût de l’immortalité : la mort. Elle a plusieurs visages chez dufour, certains pragmatiques, d’autres plus métaphysiques. D’un côté, la mort est un oubli, un oubli de son malheur passé, oubli de sa détresse, et peut être une délivrance : « Sur la fiche funéraire de monsieur hjaelp, (…) il n’y a ni un sceau ni une strophe pour prolonger d’un soupir son bref sillage sur la mer des hommes. Sic transit gloria mundi, il en est de même pour la misère. Heureusement ». Mais, comme le répète plusieurs fois l’héroïne, « la vie est une drogue terrible ». A travers elle, petite fille plongée dans un état de vie artificielle, l’auteur s’interroge : à quoi rime la mort ? A quoi cela sert-il de s’accrocher à la vie ? Quels seraient les bénéfices de l’immortalité ? Encore une fois, elle n’apporte pas véritablement de réponse. La mort est un sujet bien trop sérieux pour prétendre le régler en deux cent trente pages. Et surtout, elle ne fait qu’épaissir le mystère qui entoure les hommes : « A travers le sombre miroir [i.e. : la mort], l’ombre portée de n’importe quel être humain s’étend jusqu’à l’infini ». Alors, vouloir la comprendre est non seulement ambitieux, mais surtout présomptueux. Pourtant, elle est une composante indissociable de notre humanité et la narratrice, amputée de ce savoir, de cette certitude que constitue la fin de la vie, ne pourra pas se trouver d’identité tant qu’elle n’aura pas compris ce que signifie la mort. C’est pour cela, en partie, qu’elle rédige cette lettre : en écrivant noir sur blanc les causes de la disparition de cmatic, elle parviendra peut-être, par opposition (encore cette notion de contraste…) à trouver un sens à son immortalité, et des raisons, ou des excuses, pour continuer. Ou pour arrêter. Car l’immortalité n’est pas forcément la vie.

De l’intérêt de cette réédition

Tout cela, vous aurez pu le lire et le trouver dans les précédentes éditions du Goût de l’immortalité. Alors pourquoi s’intéresser à celle-ci plutôt qu’une autre ? Si vous n’avez pas encore lu cet excellent roman, la réponse est incontestable : la nouvelle et la postface en fin d’ouvrage constituent un plus indéniable qui vous fera préférer cette édition. Pour les autres, c’est moins évident. Quoique.

La nouvelle En noir et blanc et en silence n’est pas qu’une simple continuation du roman. Elle poursuit l’exploration du thème de l’immortalité sous un autre angle – ici, la prolongation de la vie est conférée par l’élevage de clones. Elle pose la question de la responsabilité envers ses enfants, de l’inévitable lien entre la vie des uns et la mort des autres, du sacrifice d’une vie pour une autre. Sur un ton moins ironique, moins distant que Le Goût de l’immortalité, cette nouvelle est pleine de sensibilité, propose de belles images et des métaphores audacieuses (« Où que mes pas me portent désormais, ce sera sur des semelles de mépris »). Elle est une pierre importante de l’édifice que construit dufour autour de cet univers.

Enfin, la postface donne quelques informations non dénuées d’intérêt sur la genèse du roman. Avec ce ton si humoristique qui caractérise ses livres, dufour y explique notamment ses inspirations, en particulier Les Mémoires d’Hadrien de marguerite yourcenar, dont Le Goût de l’immortalité se veut un hommage. On y croise aussi, entre autres, silverberg et ses monades urbaines. « Quand j’écris, je n’invente pas : je me sers » : dufour est une éponge magique, absorbant tout un tas de cultures diverses et variées, et qui sait fabriquer des merveilles à partir de ses références assumées. La lecture de cette postface confirme également, s’il en était encore besoin, le profond altruisme de son auteur. Et l’on trouvera quelques indices sur son prochain livre en cours d’écriture et qui prolonge l’histoire du Goût de l’immortalité. Mais attention : comme dans le roman, on sent que dufour ne dit pas tout. Qu’elle nous dévoile uniquement ce qu’elle veut. Elle garde donc un certain mystère et pour être honnête, ce n’est pas plus mal : c’est aussi cela qui nous fait rêver.

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