« Si la mort est un rêve à qui l’on prête sens
Il est un pays où le rêve est existence. »
Dodgson part accompagné de l’inquiétant Jab Renwick, « noir précepteur » de son état, né de l’accouplement monstrueux d’un criminel et de la faille du mur de sa cellule, et chargé de rétablir sur Novascholastica la césure entre vivants et morts. C'est que, sur l’île à la forme de main géante, les Occidentaux censés être des scientistes et des chrétiens aux mœurs puritaines choisissent en nombre toujours plus important d’entrer, après leur mort, dans le territoire fantastique du Lankolong, ou de séjourner dans l’auberge aux proportions de ville de Lulunruntu… C'est là, sur ce territoire anthropomorphique, que vont se jouer et s’entrecroiser sur fond d’onirisme poétique et burlesque, les destins de Dodgson, de Renwick, de Kematia, la petite chasseuse noire excisée et infibulée qui veut comprendre les causes de sa mort barbare, d’un chien de chiffon producteur d’ombre, d’un Ecossais abritant dans son corps un cerf peureux, de savants loufoques, d’un évêque aux mœurs en voie de paganisation, et d’esprits tutélaires des plus truculents comme un varan blasé, un moustique géant à la trompe de flammes, sans oublier la harde de cerfs défenseurs du monde du rêve et cracheurs de lumière…
Une construction rationnelle au service du rêve
Si l’imaginaire et le bestiaire de Jérôme Noirez foisonnent, ils sont toutefois servis par une construction narrative très rigoureuse, singeant avec bonheur le didactisme compassé de la Divine Scolastique : tous les chapitres sont autant de « leçons », d’étapes initiatiques vers l’entrée dans un rêve qui permettra le dépassement ultime de la vie et de la mort. L’alternance de leçons étiquetées par des disciplines théoriques (arithmétique, géographie, logique, chimie), témoignant de la sclérose du savoir positiviste et moralisant de la théocratie de la Divine Scolastique, et de leçons dispensées par des entités animales ou spirituelles (la Tortue écorchée qui a quitté sa carapace, le gnou apprêté qui ne goûte rien tant que la ruade et la saine pratique de la défenestration, le masque sans yeux, etc.), permet de rythmer la narration, entre la relation des pérégrinations lamentables du voyeur Dodgson, des atroces et irrésistibles exactions de Renwick, le dandy cruel et truculent, et le récit halluciné de la vie des morts à Lulunruntu, jusqu’à un époustouflant final où les forces de la Raison fanatique et celles du rêve abreuvé à la source de la vie panique s’affronteront… Cette opposition formelle qui structure le livre est aussi son thème central : Noirez le décline habilement par des oppositions symétriques de personnages, de réalités cognitives et/ou artistiques (la photographie, le simulacre versus l’empreinte, le corps qui devient monde…), livrant ainsi, à travers une prose très inventive, quoique stylistiquement peut-être un peu trop lisse par moments, une réflexion plutôt aboutie sur la mort et sur la façon dont celle-ci peut être intégrée dans la vie non comme son autre, mais comme l’autre facette d’une même réalité d’un ordre supérieur, qui serait ce que Noirez nomme le « rêve ».
Le monde fluctuant par-delà les simulacres
Le rêve comme remède à l’illusion, l’affirmation de la joie d’exister contre la barbarie des convenances sociales sont autant de déclinaisons de cette opposition entre écrans et empreintes, entre simulacres et corps mondains : sans doute est-ce la figure quasi-messianique de la petite Kematia qui témoigne avec le plus de poésie et de sensibilité de cet antagonisme. En effet, la jeune chasseuse noire comprendra, dans le fil de ce roman initiatique, que sa mort, consécutive à une excision, n’est due qu’à des convenances sociales sclérosées et dénuées de sens, explicables uniquement par la peur de voir parler le sexe féminin dans le peuple Empewo, et deviendra peu à peu, en se laissant porter par la puissance de ses rêves, une sorte de petit messie qui, aidée des cerfs défenseurs et des esprits tutélaires, mènera le peuple animiste des morts du Lankolong à la victoire contre les esprits lumineux (les « gutums ») engendrés par la folie du savant Brewster.
L’affrontement rhétorique entre Jab Renwick et l’esprit tutélaire moustique Dolinjka synthétise à merveille la dualité au travail dans le roman : à une spiritualisation de la matière changeante, à l’empreinte sur les corps, à l’extension du corps propre jusqu’à atteindre les dimensions du monde, Renwick oppose l’implacable mathématisation du réel et l’asservissement des énergies vitales (p. 300). La fluctuation est la vie même, et le sens de celle-ci ; mieux valent les bégaiements d’un pasteur logicien fort peu au clair avec sa sexualité que la cruauté nihiliste d’un dandy (quoique…?), et mieux vaut une charogne à l’odeur nauséabonde, couvée par une étrange race de perroquets, que rien du tout. Telles sont les leçons ultimes de ce monde fantasmagorique, semble-t-il.
De la jubilation à l’esprit
Où situer, enfin, ce roman fantastique, par bien des aspects inclassable, dans le paysage littéraire ? Il relève à l’évidence d’une tendance très forte de l’imaginaire français, présente depuis longtemps, à rechercher des formes de spiritualité de type immanentiste, remettant au cœur de l’expérience existentielle le corps, appelé à devenir un monde, et cherchant à intégrer la perspective de la mort dans la réflexion sans recourir au pôle de transcendance que serait le pouvoir des institutions religieuses fondées sur un dogme révélé. Rendons d’ailleurs grâce à l’auteur des Leçons d’avoir finement perçu qu’un certain positivisme dogmatique, plus proche d’une forme de gnose que d’une véritable démarche scientifique, pouvait tout autant asphyxier la réflexion et la liberté humaines, et se révéler idolâtre, que les intégrismes religieux ou l’acceptation servile de « morales » sociales prenant le corps en haine.
Noirez propose quant à lui une perspective d’une beauté saisissante, où la liberté n’est rien d’autre que l’infinie fluctuation de la lumière, et le monde un lieu où le corps trouve idéalement son extension naturelle, où la vie de l’esprit, enfin, fait fi de toutes les convenances sociales. C'est lorsque son écriture parvient à restituer cette efflorescence fantaisiste d’êtres, de couleurs et de joies, sans pour autant perdre le lecteur dans un pur jeu gratuit de sensations, que Leçons du monde fluctuant introduit au mieux le lecteur au plaisir d’un rêve éveillé.