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Les maîtres du labyrinthe
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Les maîtres du labyrinthe

Parmi les auteurs américains les plus remarquables du siècle dernier, Avram Davidson a fait figure de sage d’entre les sages. Il suffit pour s’en convaincre de lire The Avram Davidson’s Treasury, dans lequel chacune des trente-cinq nouvelles qui y figurent est postfacée par quelques-uns de ses plus grands admirateurs. Quelques noms ? Robert Silverberg, Ray Bradbury, Gregory Benford, Frederik Pohl, Ursula K. Le Guin, Gene Wolfe, William Gibson… Éditeur (Fantasy & science fiction), anthologiste, auteur de quelques-uns des romans d’Ellery Queen (comme ses confrères Jack Vance et Theodore Sturgeon), nous lui devons près de vingt romans et, surtout, plus de deux cents nouvelles véritablement extraordinaires. Précurseur du steampunk dès 1975 avec les aventures du docteur Estherhazy, il affectionnait particulièrement les uchronies, la Rome antique (Vergil Magus, le cycle Peregrine) et les anecdotes historiques (qu’il inventait souvent avec talent, comme le démontre le recueil inédit Adventures in Unhistory). Malheureusement, seules une cinquantaine de ses nouvelles ont été traduites en français et ne se trouvent plus que dans de vieux numéros de Fiction ou Galaxie… Deux recueils figurent parfois dans les cartons oubliés de la cave des meilleurs bouquinistes, ainsi que deux romans. L’un d’entre eux, La terre des guerrières, est relativement négligeable, mais le second, Les maîtres du labyrinthe, constitue un véritable trésor !

La fiction dépasse de très loin la réalité. Tant mieux !

Il serait réducteur de penser que le Labyrinthe ressemble vaguement à la soupe quantique à partir de laquelle se sont manifestés tous les univers possibles et improbables. Le Labyrinthe est bien plus que cela mais il ne participe à rien, n’enclot ni ne se trouve à l’extérieur de quoi que ce soit. Et pourtant, ce n’est pas un simple concept. Il est réel, il relie les univers entre eux par des chemins à la fois complexes et directs que d’étranges créatures empruntent parfois, ce qui nécessite la présence vigilante de gardiens. Sur Terre, ce sont les Chevaliers de l’Épée qui sont chargés d’empêcher l’invasion de notre monde par les très prévoyants Chulpex, dont la race menace de s’éteindre dans à peine quelques millions d’années. Nate Gordon, un auteur de fictions pour magazines populaires, va se trouver mêlé à une intrigue métacosmique faisant intervenir des loges maçonniques secrètes, un Chulpex renégat et le Peuple du Poisson Rouge…

Si Borges avait été new-yorkais, il se serait appelé Avram Davidson !

Avram Davidson, c’est l’ère des magazines pulp mais l’originalité de son style, marqué par de nombreuses digressions savantes, le rend plus proche de Kurt Vonnegut que d’A. E. Van Vogt.  Ce n’est bien sûr pas un hasard si tant de ses confrères ont vanté les textes de celui qui expliquait modestement sa méthode de scénarisation en ces termes : « Vous amenez le gars au bord du gouffre et vous l’y laissez. Vous lui expliquez ensuite comment il y est arrivé. Puis vous l’enlevez de là. Par le haut ou par le bas, aucune importance… » Les nombreuses parenthèses (une constante du style d’Avram Davidson) donnent une apparence erratique à ses histoires et pourtant, il parvient immanquablement à en retrouver le fil sans avoir lassé (mais en nous laissant quelque peu désorienté, ce qui n’est pas le moindre des plaisirs que l’on éprouve au cours de la lecture). Les divagations de ses personnages leur donnent une vie propre et s'ils semblent souvent être sur le point de s'échapper du récit pour aller en occuper un autre, l'auteur parvient toujours à les ramener au sein de la trame du roman, sans violence aucune, avec un naturel qui ne peut naître que de son immense talent de conteur. Cet aspect insolite positionne son œuvre à la frontière de la tradition orale et lui donne un caractère particulièrement délectable. La magie de ses dialogues a également fait plus d’un envieux, pour leur contenu bien sûr, mais aussi en raison de l’attention particulière portée au niveau de langue, au rendu des variations dialectales, mettant ainsi en valeur la personnalité des protagonistes avec une remarquable acuité. Et ce n’est pas l’un des moindres intérêts du livre que d’y déceler l’importance prise par le Yi King, livre indissociable de la pensée chinoise. Il serait intéressant de savoir si l’auteur a, comme son célèbre confrère Philip K. Dick, utilisé le Classique des Changements au cours de la construction du texte… Les maîtres du labyrinthe est très représentatif de cette science-fiction ésotérique, cultivée, drôle et mâtinée de fantastique qui fait le charme des nouvelles d’Avram Davidson, dont l’œuvre abondante mérite vraiment sa réputation. Pour y accéder, il n’existe actuellement que deux options : apprendre l’anglais ou espérer. Mais il ne manque pas, de nos jours, de jeunes et courageux éditeurs susceptibles de se lancer dans cette belle aventure… 

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