2001, l’odyssée de l’espace: Le maître-étalon des films de SF

Man on the moon
En 1964, le programme Mercury était achevé. On avait envoyé Alan Shepard et John Glenn dans l’espace. Alors que l’engouement du public pour la course à la lune initiée par J.F.K. est à son comble, Stanley Kubrick annonce qu’il va faire un film de science fiction de référence, le meilleur et le plus réaliste des films de SF. Le budget du film concurrence les productions les plus coûteuses de l’époque. Kubrick demande à MGM deux ans pour faire aboutir le projet. Le film sort trois ans plus tard et Kubrick dépasse très largement le budget initial. Un an après la sortie du film, Niel Amstrong et Buzz Aldrin marchent sur la lune…
Un nouveau style de SF
L’exigence de Stanley Kubrick en terme de réalisme est totale. Il veut se démarquer des visions pittoresques proposées par les films de SF à son époque. Plus de pyjamas pour les astronomes et d’aquariums sur la tête, plus de vaisseaux spatiaux en forme de cigare : 2001 ne sera pas un épigone de La Planète interdite ou du Choc des mondes. Pour inventer son futur proche, le réalisateur démiurge fait appel à d’anciens ingénieurs de la NASA et s’assure le soutien de grandes firmes comme Boeing, IBM ou PanAm. Il s’inspire aussi beaucoup des films scientifiques de la NASA et du cinéma expérimental californien (notamment des films de Jordan Belson).
Écriture et tournage
Kubrick va adopter une méthode de travail inédite avec son co-scénariste. Il propose en effet à Arthur C. Clarke de se lancer avec lui dans l’écriture d’un roman basé sur sa nouvelle La Sentinelle avant d’entamer la rédaction du scénario. Parallèlement à la préparation du film, Kubrick et Clarke finalisent leur scénario et leur roman. Ce n’est qu’après la sortie du film que le roman est publié. Seul le nom de Clarke est mentionné, mais Kubrick en est, de fait, le co-auteur.
On a beaucoup souligné à quel point 2001 était un film révolutionnaire sur le plan de la recherche visuelle. Kubrick a d’ailleurs reçu un Oscar pour les effets spéciaux de 2001 qu’il avait lui-même supervisés et conçus. Pour la première partie du film situé en Afrique, le réalisateur fait projeter des photos à l’arrière-plan sur un écran de 30 mètres sur 10. Pour les vaisseaux spatiaux, il fait construire des maquettes d’un réalisme stupéfiant et met au point l’un des premiers dispositifs de motion control (caméra assistée par ordinateur qui permet de reproduire les mouvements de caméra à l’identique, on obtient alors des plans composites avec des éléments filmés séparément). Pour rendre l’impression d’apesanteur, il utilise des câbles et filme le corps des astronautes en contre-plongée pour les dissimuler. Pour le voyage vers l’infini, la fameuse séquence du trip psychédélique située à la fin du film, il développe le système du Slit-Scan avec Douglas Trumbull (on doit également à ce pionnier des effets spéciaux ceux de Rencontres du troisième type de Steven Spielberg et de Blade Runner de Ridley Scott).

Kubrick est, par ailleurs, l’un des premiers réalisateurs à utiliser systématiquement le retour vidéo pour diriger ses acteurs depuis l’extérieur du plateau. Après avoir confié la bande-son à Alex North qui avait déjà composé la musique de Spartacus, Kubrick prend finalement la décision de n’utiliser que des morceaux déjà composés : Richard Strauss (Ainsi parlait Zarathoustra), Aram Khachaturian (le Ballet Gayaneh), György Ligeti (Lux Aeterna et Atmosphères). Il résultera de ce choix une des bandes-son les plus marquantes de l’histoire du cinéma.
Réception critique et publique
À sa sortie, le film déconcerte. On insiste beaucoup sur les efforts de Kubrick pour restituer une version très réaliste du futur. On veut encourager le public à prendre la SF au sérieux. Mais, en définitive, la critique est très partagée (ce sera cas pour tous les films suivants du réalisateur). La très influente Pauline Kael déteste 2001 et reproche à Kubrick de se comporter en enfant gâté auquel on aurait offert des jouets trop luxueux. D’autres louent les effets spéciaux mais reprochent au film sa (trop) grande complexité et son ambition philosophique. Après des débuts difficiles, 2001 finit toutefois par trouver son public et ne tarda pas à devenir rentable. Il deviendra ensuite une œuvre matricielle, incontournable qui influencera de nombreux réalisateurs (George Lucas, Ridley Scott, James Cameron, etc.) et changera à jamais le visage de la SF au cinéma.
L’ambition de 2001
En concevant 2001, Stanley Kubrick veut se livrer à la « reconstitution minutieuse » d’un futur anticipé, mais il ambitionne avant tout de réfléchir aux conséquences du règne de la Technique sur le genre humain. L’approche choisie par Kubrick pour dépeindre le futur est résolument documentaire : il s’agit de montrer comment on mange, comment on dort, comment on téléphone dans l’espace. Mais la grande originalité de 2001 réside dans l’incroyable audace consistant à intégrer des modules narratifs hétérogènes (histoire de la tribu des hommes-singes, histoire de Floyd se rendant sur la base lunaire, histoire des astronautes du Discovery et enfin histoire de la transmutation de Bowman) dans une superstructure dont les enjeux sont essentiellement d’ordre philosophique. La dramaturgie mise en place par Kubrick est, en effet, d’une ambition sans précédent et c’est aussi ce qui explique « l’odyssée » du titre. Le héros du film, c’est rien moins que l’humanité elle-même et, à travers Bowman, l’homme générique du futur. Son principal ennemi, c’est cette arme-outil que brandissait le proto-humain au début du film et qui est devenu une machine pensante, une nouvelle race rivale. Enfin, l’enjeu du film est l’élucidation de l’énigme du monolithe. C’est l’un des principaux thèmes de la SF : la rencontre de l’intelligence humaine avec une autre forme d’intelligence, mais aussi la quête d’une part d’infini, de cette part de mystère irréductible qui conditionne tout accès au spirituel.
On a souvent tenté d’analyser 2001 en utilisant le prisme de la philosophie et en faisant référence à Nietzsche, Heidegger ou Hegel. Mais il est difficile de plaquer une philosophie précise sur les images de Kubrick sans en trahir la polysémie. Il n’en demeure pas moins que, dans 2001, Kubrick cherche à nous faire partager sa propre vision de l’évolution et son propre questionnement sur la technique.
La technique
Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke sont fascinés par le progrès technologique. Ils pensent que ce dernier finira par supplanter l’évolution naturelle. Arthur C. Clarke imagine que, dans un lointain avenir, l’homme deviendra une sorte de vaisseau spatial doué de conscience. Kubrick est, quant à lui, convaincu que les machines finiront par franchir le seuil de la conscience (thème qu’il abordera à nouveau des années plus tard dans A. I.).
De fait, l’un des thèmes centraux de 2001 est la Technique. L’homme y est dépeint comme un « fonctionnaire de la technique », comme un « agent de la technique » et, même si le film fait aussi l’apologie du progrès et nous permet de contempler la magnificence des machines créées par l’homme, il apparaît très vite qu’il règne une certaine tristesse dans l’espace. Il y a des astronautes qui courent dans d’immenses roues comme des hamsters en cage, les toilettes ne peuvent être utilisés sans déchiffrer la pierre de rosette qui est gravée sur la porte, il y a des pères en orbite qui échangent des banalités avec leurs enfants, et de (grands) enfants astronautes qui écoutent avec indifférence des messages d’anniversaires envoyés par leurs parents à des millions de kilomètres de là. Le futur selon Kubrick n’est pas une partie de plaisir.

Et puis, à bien y regarder, quelle différence entre ces astronautes policés qui se rencontrent autour d’une table du Hilton de la station orbitale et les singes autour de leur mare ? La seule différence notable est l’outil : le langage a remplacé l’os, mais il est toujours question de territorialité, de domination et de conquête…
Le futur selon Kubrick n’est pas fun. C’est un lieu où règne l’uniformisation, où l’homme est une partie d’un tout qui le dépasse et dont il n’est finalement lui-même qu’une fonction. L’homme ne doit plus accomplir un destin, mais un ensemble de tâches rationnelles prédéterminées. La tonalité de l’époque technique est sa neutralité, son indifférence. Il y a une mélancolie sourde, diffuse. Nous souffrons, mais nos affects sont tellement affaiblis, dévitalisés que nous n’avons même pas conscience de souffrir.
Quant aux machines, ces fameux vaisseaux de l’espace qui miment des copulations dans le vide obscur, elles n’expriment qu’un érotisme froid, dénué de toute sensualité. Dans 2001, les soupirs de la machine primitive ont été remplacés par un dispositif technologique d’une beauté glaçante.
S’il y a effectivement une allusion à la sexualité, elle est ici dénuée de tout érotisme : c’est la geste grandiose des vaisseaux qui s’accouplent, c’est la fécondation d’une matrice chaude qu’un astronef ovoïde réintègre avec lenteur ou d’une navette qui pénètre une station spatiale.
Rituels mécaniques et stérilité des fonctions biologiques d’où les dimensions affectives et sensuelles sont totalement exclues : les machines de 2001 flirtent avec l’immortalité sans se résoudre à l’accepter entièrement. Elles évoluent dans un milieu où elles n’ont pas d’odeur, ne font pas de bruit, ne rejettent pas de déchet – le seul déchet rejeté par un vaisseau sera d’ailleurs le corps de l’astronaute Poole. Dès leur apparition dans le film, les machines reproduisent des processus élémentaires, des fonctionnalités basiques du vivant, mais elles sont stériles.
Le vaisseau Discovery qui accomplira le voyage jusqu’à Jupiter n’est lui-même qu’un gigantesque os flottant dans l’espace, un os qui n’est pas sans rappeler celui lancé par le singe au début de film et permettant une ellipse de plusieurs millions d’années. Le plus fameux raccord du cinéma, ce « raccord bondissant », cette « ellipse conceptuelle » permettant à Kubrick une transition inédite : celle de l’outil rudimentaire du proto-humain à la machine en apesanteur de l’homme du futur.
HAL

L’âme du Discovery est une machine pensante : le super-ordinateur HAL 9000. Sa révolte contre ses maîtres humains peut s’interpréter de différentes façons mais il est clair qu’elle n’est pas indifférente à la menace que représente à ses yeux – ou devrais-je dire à son œil – les humains. Des humains qui n’assument pas entièrement leur rôle d’agent de la technique puisqu’ils mettent implicitement en doute sa propre efficience alors qu’il est infaillible. HAL est une entité panoptique qui doit veiller à la synchronisation des ressources et ne peut tolérer aucune approximation. Or l’élément humain est une approximation. Il n’est pas fiable… Pire, il met en doute la fiabilité d’une machine qui se sait infaillible. HAL n’a dès lors plus d’autre choix que de devancer l’incident et de se débarrasser des humains comme des pièces avariées, de s’en débarrasser comme on se débarrasse de composants défectueux. En ce sens, la révolte de HAL n’a rien de celle d’un criminel endurci ou d’un esprit délirant. Elle est même parfaitement logique : c’est la logique darwinienne d’un être se percevant comme supérieur qui tente d’éradiquer une espèce inférieure pour optimiser ses chances de survie.
Mais pourquoi Kubrick tient-il tant à nous parler de la technique si c’est seulement pour nous nous faire comprendre que, malgré notre capacité à construire de grandes choses, ces grandes choses, ces puissantes machines se retourneront fatalement contre nous ? S’agit-il d’un pessimisme épistémologique radical ? D’une technophobie finalement assez basique ?
C’est là qu’intervient la dimension mythique du film car Bowman, cet Ulysse des temps futurs, ne pourra accéder à l’immortalité qu’en triomphant du cyclope HAL. La technique n’est donc pas seulement ce phénomène dangereux qui conduit la machine à devenir l’ennemi de l’homme. La technique est, pour Kubrick, le moyen par lequel nous accédons à notre humanité. Un paradoxe qui fait tout l’intérêt philosophique du film car ce n’est pas l’empathie, le langage, le rire, l’art ou la culture qui transforment le singe en homme, c’est l’apprentissage de la technique, l’invention de l’outil.
Il y avait déjà quelque chose d’humain chez notre ancêtre simiesque. C’est cette peur intuitive, cette angoisse irraisonnée qui s’empare de lui lorsqu’il regarde le vaste ciel africain, lorsque ce ciel crépusculaire lui fait confusément prendre conscience de sa propre vacuité, de la finitude de son existence et de son étrangeté vis-à-vis du monde. En regardant l’immensité, le proto-humain prend confusément conscience qu’il n’a sa place nulle part et en faisant l’expérience de cette radicale étrangeté, de cette inquiétante étrangeté, il devient différent des autres animaux. Car, contrairement à la peur, l’angoisse n’a pas d’objet, l’angoisse nous renvoie à ce supplément d’infini qui fait de nous des humains. Le monolithe apparaît alors.
Le monolithe

Présence énigmatique, « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », objet improbable, trop parfait pour être naturel et presque trop réel pour être divin.
Kubrick et Clarke conçoivent d’abord le monolithe comme un dispositif extraterrestre destiné à instruire les hommes-singes. Au départ, il voulait faire apparaître des images kaléidoscopiques, chatoyantes, dans les profondeurs d’une colonne de cristal translucide – comme si le monolithe montrait littéralement à ses « élèves » primitifs le chemin à prendre pour accéder à une vie meilleure. (Il était question de projeter des images dans des blocs de Plexiglas transparent, pour essayer de produire des reflets à l’intérieur. Mais le Plexiglas n’était pas assez pur. Kubrick opta donc pour un bloc quadrangulaire opaque, sombre et sans traits distinctifs.)
Même si le monolithe est, au départ, censé être une machine, il ne ressemble pas à une machine : il est opaque, monochrome, uniforme, impénétrable. C’est un solide qui absorbe la lumière au lieu de la produire. En lui conférant cette apparence énigmatique, Kubrick peut ouvrir son film à un champ interprétatif plus vaste que celui de la science-fiction classique.
On se demande alors à quoi renvoie le monolithe si n’est pas à une machine extraterrestre… Une forme de vie exotique ? Dieu ? La pierre philosophale ? Une représentation du progrès ou toute autre métaphore d’un concept audacieux ?
Pour Kubrick, il ne s’agit pas d’assigner une signification préexistante au monolithe, mais d’appréhender cette entité énigmatique à partir des images elles-mêmes. Le premier monolithe semble être un trait d’union entre l’homme et le cosmos. Sa présence est expressément désignée par la mise en scène et le montage comme la cause d’un bond évolutif. On pourrait être tenté d’y voir l’intervention d’une puissance extraterrestre ou divine, mais, au même titre que l’éclair ou que le tremblement de terre, le monolithe doit d’abord être considéré comme un élément naturel. L’artefact occupe d’ailleurs une place intermédiaire entre l’inerte et le vivant, il permet le rapprochement entre deux ordres incommensurablement éloignés. Il ne semble pas être une métaphore pour faire signe vers une quelconque transcendance, mais une manifestation immanente du cosmos face à l’homme.
Le monolithe est issu d’un autre monde que le monde humain, d’une autre temporalité : celle des astres tournoyant dans l’immensité glacée du ciel. Il fait le cadeau prométhéen de l’intelligence aux premiers hommes. En leur transmettant le principe du mouvement des astres, il actualise une potentialité de leur esprit qui permet à l’homme de ne plus vivre dans l’instant, mais de se projeter dans le temps. Comme Spengler avant lui, Kubrick envisage l’homme comme un animal de proie surdoué désormais capable de s’affranchir du présent pour projeter ses intentions dans le futur. L’invention de la Technique, rendue possible par cette nouvelle aptitude, permettra à l’homme de se hisser jusqu’aux étoiles.
La mètis
Dans 2001, la Technique et l’homme sont co-originaires, mais l’autonomisation de l’outil semble avoir rendu l’homme incapable d’être autre chose qu’un esclave de la technique. Ainsi 2001 nous raconte l’histoire d’une lutte à mort entre l’homme et la technique qui est aussi une réappropriation de l’essence de la technique par l’homme. Ce qui constitue le moyen d'accès au dépassement de l'homme chez Kubrick est, en effet, un retour à quelque chose de fondamentalement humain.
De quelle manière Bowman parvient-il à vaincre le cyclope Hal dans 2001 ? La machine a l'avantage de la « raison calcutante ». Bowman va pourtant réussir à la vaincre en utilisant une ruse (il s'expulse du Pod dans le vide spatial sans son casque), un coup imprévisible qui va mettre l’ordinateur échec et mat. Cette ruse, les Grecs l’appelaient la mètis, une intelligence pragmatique liée à la faculté d’improviser, à profiter du moment opportun. L’homme peut supplanter la machine parce qu’il est un sujet-vivant, une pluralité ouverte en perpétuelle évolution. HAL, dont le corps est un os flottant dans le vide spatial, un vaisseau devenu un tombeau, est un esprit désincarné. C’est pourquoi le corps de Bowman qui, paradoxalement, est l'indice de sa finitude, est également le supplément d'infini qui lui permet de franchir la porte des étoiles et d’accomplir sa transmutation.

On assistera alors à une nouvelle aube de l’humanité, à une nouvelle aurore. Le regard énigmatique du fœtus qui se tourne vers la caméra dans le dernier plan est celui d’une Joconde des temps futurs : Bowman, cet agent du monde de la technique, est finalement devenu un être de lumière capable d’embrasser d’un seul regard sa planète natale. C’est un message d’espoir car l’indifférence de l’univers a toujours scandalisé l’humanité. En nous donnant à voir une possible transmutation de l’homme, Kubrick nous encourage à ne pas ressentir cette « indifférence » comme une trahison métaphysique. Le fœtus astral semble symboliser à la fois un nouveau commencement, une innocence retrouvée et un devenir victorieux de la finitude humaine. Kubrick semble vouloir nous inviter à plus d’humilité en suggérant que notre espèce – qui vient tout juste d’accéder à la majorité – ne devrait pas s’offusquer de n’en être qu’à ses balbutiements alors qu’elle n’a toujours pas quitté son berceau terrestre…
Sam Azulys
Pour en savoir plus sur 2001 :
Sam Azulys, Stanley Kubrick : Une odyssée philosophique, Éditions de la Transparence, 2011
Jean-Paul Dumont, Jean Monod, Le Fœtus astral : essai d’analyse structural d’un mythe cinématographique, Christian Bourgeois Éditeur, 1970
Quelques liens intéressants :