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Un mois de lecture, Anne Besson - été 2013
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Un mois de lecture, Anne Besson - été 2013

Deux mois de lecture en réalité, pause estivale oblige : une double chronique donc.
 
Trois récits de formation
 
Pierre Grimbert : Gonelore. 1. Les Arpenteurs, éditions Octobre.

Ce volume inaugure une nouvelle saga de Pierre Grimbert, ce qui est un plaisir en soi. Il nous fait découvrir le monde de Gonelore, où des créatures monstrueuses peuvent à tout moment surgir du Voile qui sépare les dimensions. Heureusement, les Arpenteurs veillent, confrérie de guerriers-voyageurs dont les armes sont directement sculptées dans le corps de ces Chimères. L’histoire commence quand le vétéran Vargaï et Sohia, son élève accomplie, de retour d’une mission de recrutement, doivent livrer bataille à un draconide et découvrent, dans l’antre de la bête, un étrange garçon, nu et sans mémoire, que le monstre protégeait.  L’essentiel du volume se déroule ensuite dans l’école de Mageronce, où les jeunes recrues sont confrontées à de curieux phénomènes. L’écriture de Grimbert apporte un grand naturel dans les dialogues et les situations, qui sonnent toujours juste. Le livre attire aussi la sympathie par sa belle attention à la jeunesse des personnages (Daelfine, Nobiane, Gesse ou Vohn, tous différents et attachants) et sa grande bienveillance vis-à-vis de ceux qui sont chargés de les former – et dont la devise ici est que « toute expérience est bonne à prendre ». En revanche, certains rebondissements apparaissent un peu forcés, et surtout on peine à s’apitoyer sur le sort de Jona, le jeune amnésique, voire à s’intéresser à son sort, tant il est constamment maussade et auto-centré.
 
Leigh Bardugo : Grisha 1. Les Orphelins du Royaume, éditions Castelmore.
Dans cette histoire d’orpheline qui découvre ses superpouvoirs magiques et rejoint une luxueuse école de magie (pas la trame la plus originale qui soit), c’est surtout l’arrière-plan qui séduit, avec sa forte inspiration russe : traineaux dans la neige, keftas brodés, serfs et aristocrates. Nous sommes en Ravka, pays coupé en deux par une Nappe de ténèbres, produit de la magie maléfique d’un ancien Mage noir. Le royaume dépend donc pour survivre de sa caste de magiciens, les Grisha, sélectionnés dès l’enfance et répartis selon leurs dons (les Caporalki, les Fabrikants, les Soigneurs, etc.). L’héroïne, Alina, a mystérieusement échappé à la détection lors de ses jeunes années passées à l’orphelinat auprès de son meilleur ami Mal, et c’est devenue une jeune femme que, quittant ce dernier, elle rejoint enfin la riche capitale, Os Alta, et son Palais dominé par la figure charismatique du séduisant et sombre Darkling, le plus puissant des Grisha, pour une formation accélérée. J’ai eu un peu de mal à saisir les enjeux du récit initiatique, guère aidée par une Alina ne faisant pas preuve d’une grande lucidité, c’est le moins qu’on en puisse dire, quant à ses propres sentiments ou ce qui se trame autour d’elle, ni par un rythme très inégal (on semble partis pour une longue étape « cours de magie », et puis non !). Si ce début souffre donc d’être un peu encombré de références ou même de clichés (l’Elue magicienne, le Séducteur noir...), la suite semble promettre de repartir sur des bases neuves : espérons !
 
Victor Dixen, Animale, la malédiction de Boucle d’Or, éditions Gallimard Jeunesse. Le nouveau roman de Victor Dixen, auteur de la tétralogie « Jack Spark » (parue chez Jean-Claude Gawsewitch), déjà saluée pour son originalité, fait preuve de beaucoup plus d’audace, et c’est un pari gagnant. Imaginez que le conte « Boucle d’Or » soit vrai : une chaumière dans la forêt, où vivent des ours parlant et vivant comme des hommes ? que serait-il arrivé à Boucle d’Or après sa fuite ? Ajoutez là-dessus le cadre de la Moselle française du début XIXe siècle et le souvenir des campagnes napoléoniennes, et vous aurez une meilleure idée du tour de force. Inscrit dans le sous-genre de la fairy tale fantasy, jusqu’ici peu pratiqué en France alors qu’il est à l’origine de grandes réussites anglophones (pensons au récent Sœur des Cygnes de Juliet Marillier, chez L’Atalante), le roman, habilement construit (même s’il abuse un peu des reproductions de documents, journaux intimes, rapports d’enquête) ne se contente pas d’inventer un contexte où le conte de Grimm devient une histoire vraisemblable : il en imagine aussi la suite (la génération suivante) et l’origine (qui nous amène loin, au Nord du monde), dans une aventure aussi riche que les métamorphoses que traverse l’héroïne, Blonde. 
 
Multivers et steampunk
 
Ian McDonald, Everness, l’Odyssée des mondes, éditions Gallimard Jeunesse :
 
Autant, sur une idée générale similaire, celle de l’accès au Multivers, infinité d’univers coexistant pour chaque embranchement des possibles, je n’avais guère été convaincue il y a quelques mois par Multiversum de Leonardo Patrignani (Gallimard Jeunesse, voir chronique de mai), autant Everness, chez ce même éditeur, par l’auteur de la belle trilogie Roi du matin, Reine du jour (Denoël Lunes d’Encre) est un roman hautement recommandable pour le jeune public. Il est tout simplement charmant, à l’image de son héros, Everett Singh, ainsi prénommé par son papa physicien en hommage à Hugh Everett, théoricien des mondes possibles à l’échelle quantique, ceux-là même auxquels on vient secrètement de découvrir l’accès dans un laboratoire londonien. On suit le jeune garçon, génie précoce et joueur de foot, fils de divorcé aux émotions toujours crédibles, quand il pénètre, à la recherche de son père, dans un univers où le pétrole n’existe pas… Et nous voilà dans une ville steampunk, et bientôt parmi l’équipage d’un énorme zeppelin, l’Everness, au cœur d’une course-poursuite où Everett et ses amis protègent le trésor qui lui a été confié. Même les petites invraisemblances (la confiance immédiate de la fantasque Sen, comme la constante noblesse désintéressée des « airish », communauté de baroudeurs du ciel dont la philosophie pratique est supposée consister en « prends l’oseille et tire-toi » et qui pourtant sont prêts à se sacrifier pour protéger un artefact qu’ils pourraient facilement monnayer…) participent de la bonne impression d’ensemble : on a affaire à un texte aimable, où les gentils sont très gentils, et palpitant, parce qu’on ne voudrait vraiment pas qu’il leur arrive malheur ! L’aventure ne fait que commencer, et c’est une bonne nouvelle.
 
Un peu de nerf que diable !
 
Patrick Rothfuss, La Peur du Sage, « Chronique du Tueur de Roi », deuxième journée, première partie, éditions Bragelonne
 
Kvothe, guerrier et magicien de légende, à l’origine de la guerre qui assombrit son monde, désormais patron d’auberge, incognito dans un village paisible, reprend le récit des événements qui ont fait de lui ce qu’il est devenu. Comme dans la « première journée », Le Nom du Vent, il dicte à Chroniqueur les faits derrière la légende – ici, l’année de ses 17 ans. Patrick Rothfuss est à juste titre un des espoirs de la fantasy épique américaine actuelle : il a une très belle plume, et la même capacité qu’un George Martin à croquer un personnage, à lui inventer en quelques lignes ou quelques pages une histoire bien à lui, et à nous faire pénétrer ainsi mine de rien au cœur d’un monde secondaire frappant par sa vraisemblance et sa consistance. On éprouve ce sentiment de totale familiarité à la lecture de l’année de Kvothe à l’Université où il parfait son apprentissage, et c’est la grande force de l’ouvrage.
 
Seul « léger » problème de ce volume, peut-être dû au découpage d’un opus de départ trop énorme : il ne s’y passe à peu près rien, jusqu’à la page 400 au moins, où Kvothe part pour un voyage qui renouvelle (un peu) nos horizons, et encore... Entre-temps, son enquête sur les Amyrs et les Chandrians, les mystérieuses forces qui ont anéantis sa famille, ne donnent rien, son affrontement avec son ennemi Ambrose connait un nouvel épisode, guère palpitant, sa romance avec la jolie et fuyante Denna fait du surplace. Bref, le parti-pris de « non-sensationnalisme » touche un peu à ses limites : Kvothe certes veut rectifier l’aura abusive qui l’entoure, mais nous, lecteurs de fantasy, on n’aurait rien tout de même contre un peu de légende, qui nous arrache à ce quotidien d’un héros qui peine pour le moment à réaliser les exploits qu’on nous fait miroiter. J’espère que ce sera pour la prochaine fois et que le récit va trouver un meilleur rythme, car je commence à me lasser…
 
Un peu de clarté peut-être ?
 
Tim Powers, Parmi les Tombes, éditions Bragelonne : voici un roman gothique, un vrai, torturé et bizarre, dont les héros sont pour la plupart des personnages historiques réels de l’Angleterre victorienne – la tendance des genres de l’imaginaire à se tourner vers leurs propres origines s’illustre désormais beaucoup par des incursions chez ceux qui ont réinventé le fantastique et le merveilleux au XIXe siècle. La communauté d’artistes férus de spiritisme, de laudanum et de mythes décadents dont on va découvrir les sombres liens qu’ils entretiennent avec de mystérieuses entités immortelles vampiriques rassemble ici Algernon Swinburne (comme dans L’étrange affaire de Spring Heeled Jack de Mark Hodder, décidément, quoique dans un rôle moins sympathique ici), la famille Rossetti, Christina la poétesse tourmentée, son frère Dante Gabriel, célèbre peintre préraphaélite et sa belle épouse suicidaire, ou encore Edward John Trelawny, écrivain et aventurier, ami de Byron et de Shelley ! Je suis heureuse que cette époque si riche et si décisive pour les genres que nous aimons aujourd’hui soit ainsi donnée à mieux connaitre aux lecteurs. Le roman de Powers, dont on se souvient qu’il fut, avec Les Voies d’Anubis, l’un des inventeurs du steampunk, laisse toutefois une impression étrange et mitigée : la moindre situation est nimbée d’un mystère assez épais, parfois payant (les égouts de Londres comme inframonde halluciné), parfois non (les combats successifs avec les créatures, assez ridicules) et les dialogues assez fumeux, comme si les personnages savaient trop bien de quoi ils parlent pour prendre la peine de nous y faire participer. L’ensemble du coup est un peu trop artificiel pour qu’on s’attache avec beaucoup d’intérêt au dénouement promis.
 
Anne Besson
 

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