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Vampyres – Quand la réalité dépasse la fiction

Laurent Courau ( Auteur), Lukas Zpira (Illustrateur de couverture, Illustrateur interne)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 31/03/2006  -  livre
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Vampyres – Quand la réalité dépasse la fiction

C'est, je crois, la première fois que sur ActuSF nous chroniquons un livre-reportage. C'est aussi la première fois qu'un archétype de la littérature fantastique s'impose avec une telle autorité dans notre monde. On a beaucoup écrit, beaucoup fantasmé aussi, sur le mythe du vampire, mais aujourd'hui il sort de son univers d'encre pour envahir les dojos de Harlem et les clubs de Manhattan, mais aussi les venelles du Red Light District d'Amsterdam ou les salles de concert de Sao Paulo. Un univers entre toc et solennité, qui se structure autour d'une communauté vivace et conquérante.

C'est à la rencontre de ses nouveaux suceurs de sang qu'est parti Laurent Courau. La grandiloquence de la périphrase n'est pas faite pour les effrayer. Ni pour les rebuter. Ils revendiquent pleinement tous les stéréotypes rattachés aux vampires classiques, même, et surtout ceux de la littérature fantastique. Un panthéon romanesque au premier rang duquel figure le Lestat d'Anne Rice.

Qui sont donc ces vampyres ?

Mais qui sont donc ces vampyres ? C'est en premier lieu à New York, dans le quartier réputé dangereux de Spanish Harlem, que Laurent Courau les a rencontré pour la première fois. Blacks, chicanos, blancs, dans un secteur de la ville plutôt réputé pour ses rappeurs et ses gangs, les membres du clan des Hidden Shadows n'hésitent pas à afficher une dégaine très Lost Boys, mélange d'esthétique gothique et de streetwear que viennent rehausser tatouages tribaux, piercings faciaux et accessoires fétichistes. Posant pour l'objectif de Lukas Zpira, ils se donnent des allures de guérilleros urbains. Inquiétants et charismatiques, tous portant autour du cou l'ankh d'argent qui matérialise leur attachement au clan, certains arborant une paire de crocs tout à fait convaincante.

Première rencontre, et première fête, puisque semble bien être là l'un des buts principaux de la communauté : s'amuser. Dans une salle attenante au dojo, où - en journée - Lord Xanatos, un des deux fondateurs du clan, enseigne le karaté, Laurent Courau est convié au Bloodbath, la soirée mensuelle des Hidden Shadows. Au programme, une suspension de Lukas Zpira1. Dans la salle, la foule est bigarrée. Du B.Boy tout de noir vêtu à l'aristocrate victorienne en passant par tout un assortiment de pantalons, corsets, cuissardes ou sous-vêtements de vinyl, cuir ou latex. Musique industrielle ou techno sombre et agressive. La fête est chaude, l'ambiance résolument lascive et si les corps se dénudent parfois, se sont d'impressionnantes paires de crocs que révèlent les lèvres qui s'entr'ouvrent.

Premier contact étrange, qui va amener Laurent Courau à conduire l'enquête. Trois années d'allers-retours entre la France et les Etats-Unis, là où la communauté des vampyres est la mieux implantée. "Vampyres" avec un "y", pour justement se différencier des morts-vivants de la mythologie. C'est du moins l'orthographe proposée par Father Sebastiaan, qui est souvent considéré comme celui qui a formalisé ce nouveau vampyrisme qui mélange grand-guignol et tradition occulte dans une joyeuse tambouillasse, tout à fait caractéristique de ces nouvelles subcultures nées du chaos de valeurs de notre société contemporaine.

Des créatures supra-humaines

Double mètre et dégaine à la Rob Zombie, Father Sebastiaan est l'un des tout meilleurs fangsmiths du monde. C'est à dire un fabricant de crocs. Avec énormément de solennité, il va guider Courau dans le semi-monde vampyrique, distillant avec parcimonie ses informations. Les vampyres aiment inquiéter, mais sont désireux d'informer afin d'éviter les malentendus. Oui, ils boivent du sang, même si la pratique est vivement déconseillée. Oui, ils préfèrent vivre la nuit, même si le prosaïsme du quotidien les contraint souvent à exercer une activité professionnelle diurne. Et oui enfin, ils se considèrent comme des créatures supra-humaines, plus sensibles aux courants invisibles qui sous-tendent l'univers, et par conséquent, plus dépendants de l'énergie psychique permettant de chevaucher ses forces. C'est d'ailleurs là, le coeur de leur nature vampyrique, cette obligation de constamment se recharger et qui les amène à la prélever sur les "humains", que ce soit par le sang ou par empathie.

Communauté étrange, drastiquement structurée, notamment par l'intermédiaire de l'Ordo Strigoi Vii et du Synode, qui édictent des règles strictes et déploient ainsi une micro-société pyramidale où chacun doit savoir rester à sa place. Gothiques hardcore, fortement romantisés, ils en imposent, mais une simple visite sur le site des Hidden Shadows ou un coup d'oeil aux photos de famille de la House Kheperu, ramène l'affaire à des dimensions bien plus prosaïques. Car leur subculture est une zone d'accrétion improbable où voisinent sans complexes Aleister Crowley et le jeu de rôle Vampire : La Mascarade, Bram Stoker et la trilogie Blade, l'occultisme le plus sombre et un ridicule New Age de ménagère californienne. Panthéon impossible où il ne voient aucune contradiction à mélanger Anton La Vey2, Anne Rice, Buffy, le Livre des Morts et Blackula (remake blaxploitation tordant de Dracula). Ils font feu de tout bois pour se créer une réalité bien à eux, pourtant dramatiquement dénuée de personnalité. Ils absorbent, recyclent, régurgitent, mais n'hébergent dans leurs rangs aucun théoricien ou figure significative de la pensée alternative. Tout au plus rassemblent-ils une molle communauté d'artistes, parfois assez talentueux pour être remarqués, comme Gabrielle St Eve par exemple.

Ils ont tout de grands ados attardés disposant d'assez de moyens pour se forger leur culture sur mesure. On pourrait s'en amuser, mais des détails font tiquer. Leur organisation sans faille, les moyens dont ils semblent disposer et qui leurs permettent d'investir la Nouvelle-Orléans trois nuits durant, au moment d'Halloween. Par ailleurs, on ne peut pas ne pas remarquer comment Father Sebastiaan, en fin stratège de la communication, sait merveilleusement gérer l'information. La manière dont il se légitimise en glissant des allusions à de mystérieux "Anciens" de la scène vampyriques, qui auraient tenu le haut du pavé dans les années 70 et 80 avant de se retirer en lui passant la main. On reste sur notre faim lorsqu'il maintient artistement le flou sur ses véritables buts, mais on reste en revanche ébahis de le voir, lui et quelques autres, décider des endroits où exporter l'Ordo Strigoi Vii, en y apportant le même soin que celui dont ferait montre n'importe quelle compagnie transnationale installant une tête de pont à l'étranger.

Un puissant appât commercial

C'est peut-être ça qui a intéressé Laurent Courau. Car en regardant son C.V on se rend bien compte qu'il n'a pas vraiment le profil du geek rôliste, fanatique de GN. Graphiste, journaliste indépendant, réalisateur, conseil médias, sniffeur de tendance et chasseur de cool au sein de son agence Brainsushi, Laurent Courau a surtout animé dix années durant, La Spirale, webzine culte consacré à l'underground et à la cyberculture, et qui résumait assez bien sa ligne éditorial dans son sous-titre "E-zine for digital mutants".

Courau sait que le mythe du vampire est toujours un puissant appât commercial, mais on se rend compte qu'il n'est pas le seul à l'avoir compris. Soyons clairs, vu d'ici, avec leur sous-culture de bazar à base de latinisme mal digéré, de blockbusters hollywoodiens et de philosophies orientales version Reader's Digest, les vampyres font, au mieux, sourire. Relativement inoffensifs, prônant l'épanouissement individuel dans le respect de l'autre et l'ouverture au monde, ils n'ont - comme le fait très justement remarquer Laurent Courau - rien à voir avec une secte. Mais en revanche, cette drôle de rationalisation de l'underground les font, en dernier ressort, ressembler à des businessmen de la marginalité. Ils étendent leur Royaume des Ténèbres, comme d'autres développent leur marque, distribuent des franchises et dressent des business reports. Finaud, Laurent Courau se garde bien de trancher, mais de deux choses l'une : ou bien nous avons affaire à de doux dingues gentiment anodins que l'esthétique gothique fascine. Ou alors, ces grands Anciens ne sont qu'une poignée de capitalistes cyniques, se préparant un marché captif sur lequel vit déjà une petite économie parallèle, mais qui ne demande qu'à se développer : livres, magazines, fringues, sex toys, bijoux, studios de tatouages, crocs (une paire sérieuse allant tout de même chercher dans les deux cents dollars).

Cette ambivalence est certainement ce qu'il y a de plus fascinant dans Vampyres. La possibilité de mercantilisation de pratiques subculturelles résolument underground est une perspective assez abjecte, mais qui s'intègrerait finalement assez bien à notre société. Et dans ce cas, le coup de génie des (jeunes) patriarches de cette communauté en pleine expansion, aurait été de se créer une niche commerciale de toute pièce : besoins, produits, clients. Bien plus fort que la première maison de disque venue ou le dernier fabricant de baskets à la mode, qui se contentent de surfer sur une tendance préexistante. Peut-être finalement que pour se faire un avis définitif sur la question, nous faudra-t-il surveiller la une de Forbes pour voir si, dans un avenir plus ou moins proche, Father Sebastiaan n'y pointerait pas le bout de ses crocs.


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