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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Mai 2013
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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Mai 2013

Paris, une physionomie sous la direction d'Alexandre Mare
 
Il y a quelques semaines (mars), je vous parlais de la belle découverte de Londres que nous proposait André-François Ruaud à travers "Londres, une physionomie". Mais Londres ne fut "que" la capitale d'un grand Empire de boutiquiers et de financiers... Il fallait donc un ouvrage consacré à Paris, qui fut la capitale du Monde, des Arts et de la Culture, Ville-Lumière dans tous les sens du mot : c'est chose faite avec le deuxième ouvrage de cette belle série, "Paris, une physionomie" (toujours aux Moutons électriques). Sous la direction éclairée d'Alexandre Mare, nombre d'auteurs et de contributeurs nous font partager leur amour de la ville et de sa population à travers chroniques d'époque et articles dédiés à un aspect ou un autre de Paris depuis 1840, et ce dans un ordre chronologique qui permet d'appréhender les grandes transformations de la cité et sa modernisation souvent forcée. En 1840 donc, Alexandre Privat d'Anglemont faisait faire le tour du Paris du petit peuple (on découvre ainsi l'extraordinaire métier de "fabricant d'asticots" ! p. 32) et Julie Proust-Tanguy nous fait découvrir les lieux arpentés par Gérard de Nerval. L'on s'acheminera tranquillement ensuite vers les bouleversements du Second Empire, période de grands changements sociaux : on aime les sensations macabres - on visite la Morgue et commente ses cadavres - mais on va aussi s'instruire en découvrant l'extraordinaire musée de cires anatomiques du Dr. Spitzner pour l'édification du peuple sur les dangers dues aux maladies (très bel article de Christine Luce). Après les soubresauts de la Commune, le temps passe et la société évolue mais certaines préoccupations restent les mêmes : je ne résiste pas au plaisir de vous livrer cette remarque écrite en 1879 et qui éveillera des échos contemporains chez tous les amateurs de livres. En 1879 donc, Charles Monselet parcourt les quais de la Seine et sa conclusion est sans appel : "Le bouquiniste d'aujourd'hui... [il] se méfie, il s'informe... Avec lui, les trouvailles deviennent de jour en jour plus difficiles." (p. 121). Lors de l'Exposition universelle de 1900 l'immense Robida recréera avec nostalgie le Vieux Paris d'avant Haussmann, exposition qui, paradoxalement, marque le triomphe des avancées scientifiques et du progrès (autre bel article de Christine Luce). L'écrivain anglais Arnold Bennett et André-François Ruaud avec Tristan Bernard nous parlent du Paris de la tout juste avant Première Guerre mondiale. Puis, après le carnage, vient le temps de l'oubli en s'étourdissant de fêtes somptueuses qui feront à nouveau la renommée de Paris : et de découvrir que la SF n'était pas absentes de celles-ci (cf. pp 242-243 de l'article de Stéphane Boudin-Lestienne sur les fêtes des années 1920 mais aussi son article sur l'architecture moderne innovante) et qu'alors, au lieu de parler en permanence des notions de liberté et de tolérance sans qu'elles ne soient appliquées aux homosexuels comme aujourd'hui, on se contentait de ne rien dire et de laisser faire sans que cela ne choque qui que ce soit à part quelques Pères la Pudeur (l'article sur le vrai "Gay Paris" de l'Entre-deux-guerres de François Buot). Nous retrouvons ensuite le Paris des années 1950 et 1960 qui amèneront une nouvelle vague de destructions (la plus célèbre étant celle du "Ventre de Paris", ces Halles si populaires remplacées par la froideur hygiénique de Rungis...). Parmi tous les articles érudits et passionnants couvrant tous les aspects de Paris au cours des deux derniers siècles, et alors que le lettrisme et le situationnisme par exemple se voient consacrer de longs articles, j'avoue avoir été surpris que le Paris spirite et occultiste des années 1880 à 1930 n'ait pas été abordé (sauf un paragraphe p. 388) alors que la ville fut au centre de mouvements particulièrement influents sur les arts (Rose-Croix du Sâr Péladan par exemple), la littérature (Huysmans et al.), le spirituel (Kardec, Papus, Saint-Yves d'Alveydre) ou la science (Richet et tous les savants participant à l'étude de la métapsychique), remarque qui n'enlève absolument rien à la qualité de l'ensemble du livre.
Bien entendu, l'ouvrage fait aussi la part belle au Paris que nous connaissons et adorons, celui parcouru à la Belle Epoque par Arsène Lupin (André-François Ruaud) et terrorisé par Fantômas (Etienne Barillier), protégé à partir des années 1930 par l'inspecteur puis commissaire Maigret (Jacques Baudou). L'après-guerre verra le triomphe du détective privé Nestor Burma (Jacques Baudou à nouveau) et de la Police Judiciaire avec, "Bon sang mais c'est bien sûr !", le célébrissime commissaire Bourrel. Sans oublier un peu plus tard, au début des années 1970, l'intérêt de la police pour les affaires étranges et l'occultisme : merci Alexandre Mare d'avoir parlé de cette superbe série que fut à la télévision "La Brigade des Maléfices" (pp. 350-351).
Comme dans le volume précédent, quelques promenades nous sont proposées en fin de volume dont un "itinéraire du crime et de l'étrange" où André-François Ruaud nous emmène sur les traces de Fantômas et de Juve. 
Un bien beau livre, à lire pour découvrir tous les aspects de ce Paris populaire, mythifié et éternel dont l'aura s'est maintenue jusqu'à aujourd'hui à travers et en dépit de ses innombrables modifications et mutations.
 
 
 
Sandman Slim de Richard Kadrey
 
Il y a exactement un an (mai 2012), je partageais avec vous ma découverte enthousiaste de "Butcher Bird" (Denoël, Lunes d'encre) de Richard Kadrey, de l' "urban fantasy" déjantée. Gilles Dumay, le directeur de la collection, nous propose maintenant le premier volume, "Sandman Slim", d'une série de Richard Kadrey, dans la même veine mais située à Los Angeles. La Cité des Anges est d'ailleurs le lieu approprié pour permettre à Stark alias, comme nous le découvrirons au cours du roman, Sandman Slim, de revenir d'un séjour de onze ans en Enfer - au sens propre du terme ! - sans se sentir dépaysé dans une ville apocalyptique, où toutes les horreurs sont possibles derrière des façades clinquantes ou décrépites... Il faisait partie d'un petit groupe de magiciens (les Sub Rosa qui sont nombreux parmi nous, comme beaucoup d'autres créatures, et font le plus souvent profil bas afin de ne pas se faire repérer) dont le plus puissant d'entre eux, Mason, l'a expédié vivant En-Bas ce qui en a fait une attraction très populaire parmi les populations infernales. Il a survécu en tant que gladiateur, a massacré tous ses adversaires avant de régler son compte à son patron, le général Azazel, second de Lucifer, et de revenir chez nous se venger, avec en poche - et ailleurs - trois objets magiques infernaux. Il va commencer par se rendre chez l'un des membres de son ancien Cercle, Kasabian, magicien minable au magasin de location de vidéos encore plus minable, afin de commencer à récupérer des informations et se venger non seulement de son exil mais aussi de l'assassinat de sa petite amie, Alice, juste avant qu'il ne revienne. A partir de là, il va rencontrer des personnages hauts en couleurs comme Kadrey les affectionne et sait les peindre : des amis comme Vidocq (oui, le nôtre, devenu immortel suite à une expérience alchimique ratée), Allegra qui travaille au magasin de vidéos et s'intéresse surtout à l'alchimie ou Carlos, le patron de la "Bamboo House of Dolls", des alliés comme le très étrange docteur magicien Kinski et son encore plus étrange assistante/petite amie Candy (adorable tant qu'elle prend ses médicaments qui inhibent sa nature de "Jade"), des ennemis comme bien entendu Mason, Cherry Moon, la Lolita magicienne ou les Kissis (un ratage de Dieu à la Création !) et l'extraordinaire personnage inclassable (pour Stark du moins) qu'est le marchand absolu et universel, Muninn, qui vend et achète tout depuis des éons. L'auteur excelle à développer une histoire qui débute simplement comme une vengeance tout à fait compréhensible de Stark en un combat eschatologique impliquant - sans vouloir déflorer l'intrigue - des hommes, des magiciens, des anges, des anges déchus et des agents fédéraux de la sécurité nationale... Richard Kadrey, avec sa verve et son humour décapant, tisse ainsi un roman passionnant et grinçant, où tous sont renvoyés dos à dos car les anges et les démons, les magiciens et les humains pétris de certitudes ne valent pas mieux les uns que les autres. Seuls la force, le pouvoir et l'argent comptent, du moins en apparence car, et c'est là un autre point très fort de Kadrey, le lecteur  réalisera petit à petit que derrière le masque cynique et rugueux de Sandman Slim se cache un autre de ces anti-héros, plus humain et sensible que ne pourraient le supposer ses adversaires (et ses amis). La belle traduction de Jean-Pierre Pugi rend justice au ton décalé du roman et au talent de conteur de l'auteur. Ce premier volume de "Sandman Slim" se laisse lire avec beaucoup de plaisir, apportant une originalité et un humour novateurs qui sont les bienvenus en cette période de morosité ambiante.
 
 
 
Souvenirs de l'Empire de l'Atome de Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse
 
Je trouve que ce début d'année est particulièrement riche en excellents ouvrages et la BD ne fait pas exception. Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse, avec "Souvenirs de l'Empire de l'Atome" (Dargaud), nous offrent un album de très grande qualité. Le titre, à lui seul, évoque immédiatement le premier roman du diptyque du grand Van Vogt, "Le Cycle de Linn". Et toute l'intrigue, très finement menée par Thierry Smolderen, est basée sur un épisode de la vie de Paul Linebarger, plus connu de la plupart d'entre nous sous son nom de plume, Cordwainer Smith - l'immortel auteur des "Seigneurs de l'Instrumentalité" -, épisode toujours très controversé : dans un  livre à succès du psychanalyste Robert M. Lindner, "The Fifty-Minute Hour", un chapitre était consacré aux "délires" de l'un de ses patients, "Kirk Allen", qui remplit des milliers de pages d'études détaillées (faune, flore, systèmes politiques et économiques, études sociologiques) sur des planètes d'un empire galactique, avec des centaines de cartes etc..., un travail colossal (qui m'avait fasciné lorsque je l'avais découvert, comme beaucoup, dans l'Encyclopédie Planète de George Langelaan consacré aux "Faits maudits"). Suite aux rares indications lâchées par Lindner, Kirk Allen présentait de troublantes similitudes professionnelles avec Linebarger. Et notre scénariste de s'emparer de cette histoire pour nous faire découvrir les aventures de Paul, écrivain de SF, en débutant en 1964 avec de nombreux retours en arrière sur sa vie car ses souvenirs de l'Empire de l'Atome - notre Terre des années 1950 entrée dans l'âge de l'atome - se mêlant à ceux de l'Empire galactique qui existera 121 000 ans dans le futur,  où il est en contact avec le scientifique reclus Zarth Arn (qui évoque, bien entendu, l'empereur-savant des "Rois des Etoiles" d'Edmond Hamilton et non le comte du nanar culte qu'est "Starcrash"...), ont été soumis à une analyse (freudienne) pendant des années et intriguent au plus haut point non seulement les services américains mais aussi un étrange scientifique qui leur est lié, Gibbon Zelbub, spécialiste de l'esprit humain (et qui présente de tout aussi étranges similitudes avec un certain Lafayette Ron Hubbard et sa dianétique au début des années 1950). A travers une foultitude de détails, Smolderen mélange habilement la vie de Paul Linebarger / Cordwainer Smith / Kirk Allen à la SF de l'époque et nous livre ainsi une histoire d'une totale originalité et particulièrement prenante. Outre sa connaissance manifeste du domaine américain de l'Age d'or, comme par exemple p. 43 les couvertures de pulps et les romans cités, Smolderen fait aussi des clins d'œil appuyé à l'Instrumentalité (cf. pp 140-141).
Quant au dessin d'Alexandre Clérisse, il est particulièrement bien adapté : outre le graphisme des couvertures des poches américains des années 1950-début 1960, il est aussi très évocateur du futurisme tel qu'envisionné à l'époque (par exemple les décors et l'architecture de Nucleus City, la capitale de l'Empire de l'Atome de Zelbub, font irrésistiblement penser à Orbit City, la ville où résident "The Jetsons", cette famille du futur dans la grande série de dessins animés de 1962-63 réalisée par Hanna-Barbera, mais aussi aux "Thunderbirds") et, quand il le faut, il évoque aussi le graphisme des pulps et les décors des serials des années 1930 (par exemple la belle p. 49).
L'album se laisse lire avec autant de plaisir au premier degré, lorsque l'on ne connaît pas certains détails, grâce à une excellente intrigue de SF, qu'au second degré où le lecteur apprécie le sens de chaque détail. Une très grande réussite !
 
 
Jean-Luc Rivera

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