- le  
Un mois de lecture, Anne Besson - Mai 2015
Commenter

Un mois de lecture, Anne Besson - Mai 2015

Jadis, carnets et souvenirs picaresques de la ville infinie, Charlotte Bousquet, Mathieu Gaborit, Raphaël Granier de Cassagnac, Régis Antoine Jaulin, illustrations Nicolas Fructus, Mnémos « Ourobores » 
Le nouvel opus de la splendide collection « Ourobores » consacrée aux livres-mondes, heureux fruit d’une opération de crowd funding, donne vie à l’univers de « Jadis », imaginé par Frédéric Weil il y a déjà de longues années : une ville éternelle et sans fin, éclairée en son centre par un soleil interne et soumise à une destinée matérialisée par les fils de Fortune. Ses habitants, humains ou non, strictement hiérarchisés dans la « pyramides des fanfreluches », répartis en « guildes » et « hanses », vont en être pour nous les explorateurs... Conformément à l’esprit de la collection encore, très liée à l’inventivité du milieu du jeu de rôle français, c’est à un jeu de piste que nous convie l’intrigue, à la suite d’une convocation par l’Optimate Maestro, artiste et inventeur, à la poursuite des indices successifs de son dessein (comment le pouvoir de Création peut changer le destin en faisant advenir de nouvelles réalités) ; et c’est à un jeu littéraire qu’assiste le lecteur : à partir d’une fresque de Nicolas Fructus où figurent 30 portraits tous très différents et expressifs, les quatre auteurs ont choisi leur personnage (« Charlotte Bousquet est Eris la Sélène, Mathieu Gaborit est le Bougre Silencio, Raphaël Granier de Cassagnac est le Sieur, Régis Antoine Jaulin est Don Desiderio ») et entamé une danse à quatre plumes dont il est assez fascinant de suivre les complexes évolutions. Chaque personnage est bien distinct, car chacun des auteurs choisis, grands noms de l’imaginaire, est doté d’un style personnel reconnaissable qui singularise chaque monologue – « galimatia » et rythme hâché pour Mathieu Gaborit qui décrit la fuite à l’aveuglette d’un nain élevé par une machine dans les sous-sols et soudain livré à lui-même, style fleuri, voire ampoulé, du jouisseur peut-être mythomane qu’est le Desiderio de Jaulin…  S’y ajoutent des contraintes (ludiques toujours…) du côté des formes génériques : Raphaël Granier de Cassagnac en particulier écrit une pièce de théâtre, Charlotte Bousquet choisit la forme épistolaire et l’enquête policière, Régis Jaulin propose un petit roman picaresque, et pour chacun on en lit les fragments entremêlés aux autres « fils » du récit. Cela rend l’ensemble certes très riche mais parfois difficile à suivre, même si le « maître du jeu » a su dans l’ensemble mener sa barque à bon port. L’objet-livre, en outre, est magnifique, avec son grand format, son grammage épais, ses nombreuses illustrations et ses belles inventions de mise en page.
 
Le Passage et Chemins toxiques de Louis Sachar, trad. Jean-François Ménard, Gallimard Jeunesse.
J’avais adoré Le Passage, paru pour la première fois en traduction en 2000, couvert de prix et aujourd’hui réédité – j’en profite pour le conseiller chaleureusement : c’est, autour d’un camp de redressement où de jeunes délinquants, dont notre héros innocent, Stanley, creusent des trous en plein désert du Texas, l’histoire absolument palpitante d’un plan cosmique, ou karmique, qui va faire se rejoindre les destins des différents personnages sur trois générations, autour d’un bâton de rouges à lèvre, d’une paire de vieilles tennis, de quelques oignons frais et de terribles lézards venimeux ! Virtuose. 
Egalement traduit par l’excellent Jean-François Ménard (celui des Harry Potter !), Chemins toxiques, le nouveau Sachar, réussit cette fois l’exploit d’alerter à la fois sur les dérives possibles des biotechnologies et sur le harcèlement scolaire. Sans égaler l’art du récit de son prédécesseur, le roman reste hautement recommandable. On y retrouve la même capacité à titiller la curiosité du lecteur – ici avec un mystérieux calcul à chaque fin de chapitre (pour donner idée de la division cellulaire : si l’on multiplie simplement 2x1 puis 2x le résultat chaque fois précédent, au bout de 30 chapitres, le résultat est impressionnant…), et avec une alternance des temporalités et des discours (l’intrigue principale alterne avec le compte rendu d’un interrogatoire plus tardif) - puis de le tenir en haleine en plaçant ses héros dans des situations de danger extrême : que va-t-il advenir de l’adorable Tamaya ? En bref, impossible de le lâcher quand on l’a commencé !

Les Magiciens de James E. Gunn, Hélios, trad. Julien Bétan : la collection de poche Hélios, pour les « Indés de l’imaginaire » (ici Les Moutons électriques) accueille notamment une stimulante opération de traductions inédites de classiques méconnus de la fantasy. Après par exemple Plus grands sont les héros  de Thomas Burnett Swann fin 2014, ce sont cette fois ces Magiciens, parus en 1976, qui nous parviennent enfin ! En ces temps de « fantasy urbaine » endémique (la catégorie, assez floue, mêle magie et cadre réaliste) et d’hybridation des genres tous azimuts (avec notamment une belle brochette de « détectives de l’étrange »), cette édition tombe pile : James Gunn, figure du fandom, érudit génial de la SF (avec sa série d’anthologies historiques « The Road to SF » ou son essai sur Asimov), se révèle ici avoir anticipé ces tendances d’une bonne quarantaine d’années, excusez du peu ! Le héros-narrateur, Casey, est un privé américain comme on les imagine, désabusé, sans le sou, inséparable de son flingue et de son chapeau mou. Il est engagé à prix d’or par une mystérieuse cliente, pour une mission apparemment simple, et le voilà qui se retrouve en pleine convention de sorciers dans un grand hôtel ! De nombreux dangers le guettent, et dans quelle mesure peut-il faire confiance à la charmante Ariel ? Le roman est du volume qui se pratiquait alors, moins de 200 pages, et c’est à l’évidence sa limite à mes yeux de lectrice d’interminables sagas : l’intrigue se résout avec une grande facilité un peu décevante, alors qu’elle venait tout juste de commencer pour ainsi dire ! Reste que c’est extrêmement malin, inventif, novateur – à (re)découvrir donc.
 
Infinités de Vandana Singh, Denoël « Lunes d’encre », trad. Jean-Daniel Brèque : Voici une femme, une scientifique, une indienne, qui écrit de la « fiction spéculative » - c’est l’expression qu’elle utilise -, « où se rejoignent ces deux sous-genres distincts que sont la science-fiction et la fiction » - je cite encore son court essai « Un manifeste spéculatif ». Ce texte, plaidoyer pour les littératures de l’imaginaire, conclut après 10 nouvelles de fiction ce recueil, Infinités¸ qui offre un bel aperçu d’un talent très éloigné des habitudes, comme une terre étrangère, déconcertante et foisonnante. A quelques exceptions près, comme « Trois contes de la rivière du ciel. Mythes du temps des astronautes », qui s’essaie au récit mythographique (l’invention de légendes telles qu’elles seront racontées sur les planètes futures), les autres récits suivent peu ou prou le même canevas, en nous montrant comme un événement ou une intuition, qui vient entrouvrir la possibilité d’autres mondes, bouleverse le quotidien d’un héros ou, plus souvent, d’une héroïne, dans l’Inde d’aujourd’hui. Le fait que cette réalité de départ, subie comme morne ou étriquée (les aperçus sur la vie des femmes en Inde sont effroyables, sans parler des déshérités fantomatiques en arrière-plan), nous soit elle-même étrangère, ajoute une couche supplémentaire d’altérité, comme un décalage encore. Ça tombe bien, car tel est précisément le sentiment que Vandana Singh cherche à nous transmettre, nous décrivant chaque fois l’évolution intérieure de personnages qui dès le départ savent obscurément qu’il y a autre chose que ce qui est, et qu’ils sont quelque chose de plus que ce à quoi les apparences les condamnent : hôtesse-écosystème pour un petit peuple insectoïde dans « La Femme qui se croyait planète », dont la veine grotesque évoque Gogol, divinité serpent pour « Soif », élu.e pour prendre conscience des dimensions infinies de l’espace-temps dans « Infinités » ou « Le Tétraèdre ». Du rôle de l’imagination pour échapper aux destins tout tracés, de genre, de race, de caste ou de religion…
 
Anne Besson 
 

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?