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A leurs Claviers : Nec Mergitur
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A leurs Claviers : Nec Mergitur

Chaque année, la revue Bifrost perpétue la tradition des Razzies, des distinctions attribuées aux pires roman, nouvelle, illustration, etc. de l’année. Généralement, c’est assez drôle1 sauf bien sûr (imagine-t-on) quand c’est à soi que ça arrive. C’est ainsi que, lors d’un récent après-midi, j’ai découvert en feuilletant ledit Bifrost dans une librairie parisienne que Sunk avait remporté le prix du plus mauvais roman de l’année2. Sourcils froncés, j’ai soigneusement parcouru l’article, espérant y dénicher quelque révélation sanglante, quelque pique personnelle susceptible de déchaîner ma hargne vengeresse3. Las ! Rapidement, ma curiosité s’est muée en ennui. Tout ça suintait décidément trop la frustration ordinaire, les petits poings serrés, et puis il y avait un John Berger sur une table d’à côté, et une vendeuse me souriait4, bref, la vie était ailleurs, et c’est non sans une certaine tristesse que j’ai réalisé à quel point j’avais vieilli5, à quel point je n’en avais rien à foutre des Razzies et de Bifrost (comme 63 603 551 habitants minimum au dernier recensement) et à quel point il était 18h30. Sauf que quand même : un point me chagrinait.
C’est sur ce point précis que je voudrais revenir ici.

Dans un précédent numéro, le très punk Gilles Dumay avait déjà eu le loisir de dire tout le mal qu’il pensait de Sunk. Je n’ai pas l’article sous les yeux, mais il me semble que c’était gentiment sauvage, enfin, dans la veine habituelle – mélange clownesque de haine factice et de provoc préado. Il faut croire, en, tout cas, que l’ouvrage aura marqué notre ami en profondeur. D’un point de vue commercial, nous ne pouvons que nous en féliciter : notre roman ayant depuis quelque temps disparu des tables des libraires, le seul effet de cette double mention, s’il doit y en avoir un, sera de pousser certains lecteurs à le commander.

Je n’épiloguerai pas ici sur les intentions de Gilles Dumay – je ne veux surtout pas les connaître et le peu que j’en discerne aurait plutôt tendance à m’inquiéter (quand je ferme les yeux, je vois un serial killer attaquant ses victimes au hasard et suppliant que quelqu’un l’arrête avant de baisser lentement la tête et de réaliser que son couteau est en plastique) – ni sur la pertinence de ses critiques : une fois terminé, le roman appartient à ses lecteurs, contempteurs et laudateurs et, pour ma part, je suis très content comme ça. L’erreur que je veux signaler, et qui me semble la marque d’un manque de professionnalisme patent, porte sur un détail qui m’apparaît, avec un peu de recul, comme douloureusement significatif. Gilles Dumay, alias Cid Vicious (mais pourquoi est-il si méchant ?) nous reproche en effet d’avoir « torché » Sunk en deux semaines. Je dois ici m’inscrire en faux. Notre roman – j’en ai encore la preuve dans mon agenda 2005 –, a été rédigé du lundi 24 au vendredi 28 janvier inclus. J’y ai certes apporté une dernière touche le samedi 29 au matin juste avant de partir en vacances, mais globalement, on dira ce qu’on voudra, tout ça ne fait pas deux semaines : une tout au plus, en comptant bien large.

Le texte qui suit, rédigé dans la foulée, est un compte-rendu à peu près exact de nos tribulations, à David et à moi. Il aurait sans doute été préférable que Gilles Dumay le lise en rédigeant sa critique car il est à peu près certain, alors, qu’il n’aurait pas autant hésité à nous décerner le prix (visiblement, le match était serré) et qu’il aurait pu, subséquemment, éviter de se taper quantité de merdes similaires. C’est donc par amitié pour lui, et par respect envers les autres concurrents (il intéressera certainement le lecteur de savoir que La Horde du contrevent d’Alain Damasio faisait partie du lot, putain, les gars, on a éclaté La Horde !) que je prends la liberté de rendre publiques ces quelques pages, réservées en leur temps aux premiers acheteurs du livre.

Comment une île sort des flots (notre vie sexuelle)

FAB : Amis lecteurs, vous avez dépensé 19 euros au lieu des 13 traditionnels rien que pour avoir nos signatures, alors avec Dave on s’est dit qu’on allait vous expliquer comment on avait pondu ce bouquin.

DAVE : 19 euros ? Comment ça ?

FAB : C’est une arnaque éditoriale. Je t’expliquerai. Donc, tout a commencé avec une sonnerie de portable :
- Uh, hello ? David Fincher here. Look, I… I’ve just read your previous novel, Atomic Bomb, right ? and, man, this is just so fuckin’ great, I’ve never read anything like this, I… I want to buy the rights, don’t tell me you guys have already sold them.

J’ai raccroché. Je n’aime pas David Fincher. Enfin si, bien sûr, j’ai kiffé Fight Club à cause des Pixies, mais Panic Room, franchement, je me suis fait bien chier.

DAVE : Je me demande si je n’aime pas surtout Fight Club pour le score des Dust Brothers. Qu’est-ce qu’ils ont fait depuis ?

FAB : Rien. C’est terrible d’ailleurs. Mais bon, Fincher, quand même, ça m’a fait réfléchir : hey, si avec Dave on était capable d’écrire un roman passionnément et ardemment désiré à mort par David Fincher, ça voulait dire qu’on était des Winners, non ? Alors pourquoi on en cracherait pas un autre, de bouquin, là tout de suite juste maintenant ? D’autant que Hunter Thompson venait de se tirer une balle : signe que, de toute évidence, la concurrence se débinait. J’ai donc envoyé un Pigeon Voyageur à Dave, mon pote, mon ami, mon cousin, mon frère. Deux minutes trente plus tard, il sonnait à ma porte.
- Monsieur m’a fait mander ?

DAVE : A ce stade de l’intrigue, il faut tout de même que je vous dise que j’étais SDF, pas un kopek, je couchais avec des vieux beaux et de vieilles rombières, j’avais déjà vendu certaines parties de mon corps à la science et dilapidé mes subsides pour me payer un réchaud et une tente. Je campais quelque part sur les quais en zone occupée, c’était vraiment pas gai, alors en moi-même j’ai pensé : Dave, si tu en es déjà à dealer et à faire le gigolo bipartisan, tu pourrais peut-être commencer à écrire des romans commerciaux, ce serait reposant pour ton cul. L’idée me trottait en tête depuis un certain temps : je comptais écrire une série de nouvelles avec un personnage unique et récurrent, genre un détective anglais du XIXe siècle qui aurait un secrétaire médecin moustachu, et ils vivraient ensemble toutes sortes d’expériences délirantes. Je suppose que les gens qui ont de l’ambition finissent toujours par devoir gérer la déception. A mon retour de la récup poubelle du matin, j’ai retrouvé ma tente saccagée, alors j’ai décidé d’en finir avec cette stupide existence, je me suis jeté dans le fleuve, mais tout était gelé et je me suis pété le nez. Je suis resté allongé sur la glace quelques heures, à me demander comment j’allais ramasser les miettes de ma vie quand ce Pigeon s’est posé avec le mot de Fab. Fab était la dernière personne qui croyait encore en moi, la seule qui ne m’ait pas encore abandonné, Fab, mon pote, mon cousin, mon ami, mon frère, Fab, j’arrive !

FAB : Je lui ai montré un siège.
- Dave, j’ai déclaré, il faut qu’on se sorte les doigts de tu sais où et qu’on écrive un putain d’autre bouquin. Je viens de recevoir mon tiers prévisionnel et c’est très chaud. En plus comme tu n’es pas sans le savoir je suis père de cinq enfants dont trois illégitimes. Tu te rappelles ce truc sur les canards qu’on a commencé dans ce restau indien à Mouffetard ?
- Mm
- Faisons-le.
Dave a regardé mon plafond en tirant sur sa pipe à eau.
- Fab, il a grogné avec sa nonchalante et légendaire désinvolture de mendiant, primo ta peinture commence à cloquer, secundo peux-tu me citer le nom d’un type au monde qui serait assez taré pour publier de pareilles conneries ?
C’est comme ça qu’on a décidé de refiler ce bouquin à André-François Ruaud.

DAVE : Ouais, Ruaud, on le connaît depuis longtemps, il est anglais, il a même des chats, vous ne vous rendez pas compte, il est au-delà de la perversité, il fait fi de tous les conseils rationnels, il a cet optimisme qui défie les grands paradigmes du monde. Ce type, il a acquis une renommée internationale en publiant Atomic Bomb sous le manteau et ensuite il a dit : les gars, je monte ma maison d’édition, j’ai besoin de Winners, vous êtes des Winners, on est tous des Winners. Je suppose qu’il était suffisamment aveugle pour ne pas mesurer les implications de ses actes, mais nous on n’a pas eu le choix, vous comprenez. Ne nous demandez pas d’être moraux : on est là où on nous dit qu’on sera libres, même si on doit mourir de faim.

FAB : Je me suis chargé des manœuvres d’approche. Dans la mesure où le projet du livre était né dans un restau indien, il était logique que je fasse venir notre ami dans un restau indien aussi. On a commandé des cheese nan et de l’eau en carafe.
- Alors, a commencé André avec son accent anglais / lyonnais, c’est quoi le masterplan ?
Je l’ai agrippé par le pan de sa veste.
- André, j’ai gémi, on est dans le caca, Dave est à la rue, moi je bouffe que des pâtes depuis trois mois, d’ailleurs cette note est pour toi, vieux, on a cette idée de livre qui pourrait couler ou sauver ta boîte, life is a bitch and then you die, mais pas de panique hein, je t’explique le pitch : alors tu vois, c’est des types sur une île, et l’île coule, tu vois, ou alors c’est l’eau qui monte, et les types essaient de s’en sortir, tu vois, et bon, ils n’y arrivent pas vraiment, c’est un peu comme Da Vinci Code mais en double, et là je suis sûr que tu vois plus rien, mais la vraie question, c’est : kestenpenses ?
André François a desserré ma main doigt par doigt.
- Du calme, il a dit. De toute façon je n’ai personne d’autre sous la main, et puis je t’ai regardé rêver, ce matin, je suis resté à la porte de ton rêve, et j’ai vu David Fincher raccrocher son téléphone, toi tu dormais toujours mais le rêve continuait, c’était comme au cinéma, et Fincher a semblé réfléchir, il s’est installé à son bureau, et il a commencé à écrire une longue lettre à Terry Gilliam pour plaider votre cause. C’est pourquoi, en vérité, en vérité, je vous le dis, allez et ne pêchez plus, et pour le bouquin, c’est ok, mais il me le faut pour dans une semaine, et je pense que vous n’y arriverez jamais. Tu prends un lassi à la mangue ? »
J’ai hoché la tête.
- Comme disait Byron, ai-je marmonné sentencieusement, blend everything but the ice cubes in the blender until the sugar or honey is dissolved, then add the ice and blend until frothy.
- And blend until frothy, a répété AFR en sortant son carnet de chèques.
- La paix sur ton esprit, brother.

DAVE : Quand Fab est revenu avec le chèque, je regardais Finding Nemo avec le plus jeune des fils Colin. On a fait la fête et dépensé la moitié de nos gains en vodka. Le lendemain, j’ai réalisé pour la première fois ce qu’on allait devoir faire pour honorer notre part du marché tout en restant nous-mêmes. On en a beaucoup discuté et puis on est arrivé à la conclusion qu’il fallait cracher trois chapitres chacun par jour et qu’on avait intérêt à s’y mettre de suite parce qu’il était hors de question de travailler le week-end.

FAB : On a donc écrit Sunk en cinq jours en mangeant du galak aux céréales et en téléchargeant des morceaux live d’Arcade Fire.

DAVE : Pour avoir de quoi grailler, je dealais du shit tous les soirs avenue Daumesnil, parce que chez les Colin, avec tous ces mômes, y avait plus rien pour moi. Une fois, il a fallu que je me batte avec la plus petite pour avoir droit à un mini bounty qui restait dans le pot sur le comptoir de la cuisine. Notre rythme était infernal, j’avais tellement besoin de chocolat. Et puis il s’est mis à neiger et tout est allé beaucoup mieux. On écrivait à côté du feu, les touches de nos claviers accompagnaient le picotement des flammes sur le bois. On se parlait à peine, quelques fois, Fab poussait un petit couinement de Canard meurtri, alors je le prenais dans mes bras et je lui disais : t’en fais pas, on va y arriver, c’est pas le bout du monde, il reste juste deux cent pages à remplir pour hier. A la télévision, il y avait tous ces reportages sur ces pauvres gens qui se noyaient en Indonésie, et nous, on continuait d’écrire sur des pauvres gens qui se noyaient sur une île, on a vite compris qu’on pouvait exploiter la misère des autres pour faire beaucoup d’argent. Je le répète : ne nous demandez pas d’être moraux.

FAB : Quand on a eu terminé, on a rappelé André qui était en train de se ronger les ongles des pieds jusqu’au sang.
- André ?
- Les mecs putain je suis mort dites-moi que vous avez terminé dites-le moi putain les mecs il reste quatre heures l’imprimeur est en bas de chez moi avec de l’huile bouillante, please les mecs déconnez-pas dites-moi que tout est sur les rails, please, boys, do something, show me something for chrissakes.
Quand Ruaud commence à parler anglais, il faut se taire.
- On a fini, j’ai dit. Seulement, on a des conditions.
- Tout ce que vous voulez je vous jure je coucherai s’il le faut
- On verra ça, j’ai reniflé.

DAVE : Moi je l’ai fait. Pour la cause. Il faut baiser pour la cause.

FAB : Oui, bon. En attendant, ce qu’on voulait, c’était des plumes de canard dans chaque livre. Au moins une.
- …
- André ?
- J’ai entendu.
- Bon.
- C’est impossible.
- Hein ? Démerde-toi.
- Sinon quoi ?
- On refile notre bouquin à P.O.L.

DAVE : En fait, c’était Paul, mon grossiste. Entre deux viols/raclées/deals, Paul me posait des questions sur ma vie, tout ça, et je lui avais parlé de ce manuscrit qu’on n’avait pas encore tout à fait véritablement fini de commencer, et ses yeux glauques s’étaient illuminés d’une faible lueur un tout petit peu verte.


- Bon.
- Bon.
- Quoi, bon ?
- D’accord pour les plumes. Seulement dans les éditions dédicacées.
- Deal. Mais des belles plumes, hein ?
- C’est votre problème.
Il a raccroché. On a capturé un Flamant Rose de Première Génération sur la Nationale 20 et on l’a Violé Langoureusement en enfonçant des Epines de Rose dans son Cou Charnu. Après quoi on a mangé des chips et on a vidé une bouteille d’Absolut Kurrant (http://absolut.com/) sans roter.

DAVE : Certains vous diront que ces plumes ne sont que de vulgaires plumes de Canards mais ne les écoutez pas. Les Canards ne laissent leurs plumes qu’à ceux qu’ils choisissent. Quoi qu’il en soit, ces Flamants étant une espèce protégée. C’est pourquoi il est fort probable que vous n’entendiez plus jamais parler de nous.

FAB : Désolé.
DAVE : Ouais. Vraiment.

Fabrice COLIN / fabricecolin@noos.fr

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