- le  

Stratos

Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 31/03/2007  -  bd
voir l'oeuvre
Commenter

Stratos

L’année dernière, les éditions Mosquito rééditaient un petit chef d’œuvre de Miguelanxo Prado : Fragments de l’encyclopédie des dauphins. Réalisée en 1984, cette BD décrivait, sur dix milles ans, l’évolution biologique, technologique et sociale de l’espèce humaine et de ses cousins, les chimpanzés et les dauphins. Entre anticipation vraisemblable et critique sociale, l’auteur espagnol composait un futur tantôt pessimiste, tantôt porteur d’espoir, et en profitait pour égratigner notre civilisation contemporaine. Un an plus tard, Prado, plus connu pour Traits de craie (paru chez Casterman en 1993 et primé à Angoulême), réitère l’exercice avec Stratos, publié par Les Humanoïdes Associés en 1985. Album réédité cette année par Mosquito, qui poursuit avec inspiration cette redécouverte des œuvres oubliées de Prado.

Un futur pas bien engageant

En 2115, la mondialisation a mis le pouvoir politique et économique entre les mains de multinationales déshumanisées. En bas de la chaîne sociale, les prolos subissent des licenciements et délocalisations quasi journaliers. Tout en haut, les nantis se complaisent dans l’oisiveté et font tout pour garder le pouvoir. Quant au pékin moyen, prisonnier de l’hystérie sur-consommatrice, il tente de survivre en jouant le chacun pou soi. Cette société fragile résistera-t-elle aux inégalités qui la tiraillent de toutes parts ?

Comme un air de déjà vu…

Fragments de l’encyclopédie des dauphins
souffrait d’un manque d’unité, dû à la longue période couverte par les onze histoires composant l’album. C’était là son seul défaut. Stratos en est totalement dépourvu. Prado adopte la même structure en chapitres, mais les situe cette fois-ci dans une durée limitée – quelques années. L’ensemble gagne en cohérence ce qu’il perd en prospective. De plus, les différentes histoires s’entrecroisent, présentant des personnages ou des thèmes communs. L’impact de la satire sociale de Prado en est sensiblement accru.

Car, comme dans Fragments de l’encyclopédie des dauphins, l’auteur utilise l’anticipation pour nous parler de nous, et pas spécialement en bien. Pour un peu, sans quelques manifestations à peine futuristes du progrès technologique, Stratos ressemblerait à s’y méprendre à une chronique de nos bonnes vieilles années deux milles. Comme un air de déjà vu, en quelque sorte… Ca fait froid dans le dos ! C’est cruel, cynique, mais malheureusement très proche de la vérité. Le gimmick « Les prolos n’ont pas d’âme », récité comme un mantra par les puissants ou par le citoyen moyen pour se donner bonne conscience, annonce tout de suite la couleur. Et rappelle tristement une certaine conception de la « sauvagerie » en vogue à l’époque de la colonisation de l’Afrique. Mais que l’on ne s’y trompe pas : si Prado structure sa société en classes rigides, c’est pour mieux montrer que, quelle que soit sa condition, l’homme est invariablement mesquin, individualiste et vénal, et abuse à des degrés divers de son pouvoir (principalement de nuisance). Mort de la solidarité, surconsommation et surendettement, déresponsabilisation de l’humain par le truchement de la machine, corruption et chantage : tous les vices et défauts de notre civilisation occidentale y passent, à peine exagérés.

Mais au-delà des considérations individuelles, Prado dénonce surtout l’échec cuisant de la politique, tombée aux mains de multinationales, elles-mêmes dirigées par une poignée d’individus motivés par leurs seuls profits. Détournée de son but premier, la politique n’est plus qu’un instrument moribond qu’on se contente de maintenir debout, comme une façade branlante : « La société dont nous avons hérité, c’était une tuyauterie pourrie. Et au lieu de la changer, nous nous sommes entêtés à y coller des rustines. Mais elle peut éclater à tout instant ». Prado nous montre, comme un avertissement, que la chute d’une telle société est inévitable.

Des dessins volontairement crasseux

Côté dessin, Prado change de style. Dans Fragments de l’encyclopédie des dauphins, son noir et blanc était adouci, tout en gris unis nuancés de légers dégradés, comme si la lumière venait caresser les décors et les personnages plutôt que s’y refléter. Dans Stratos, l’auteur fait preuve d’autant de talent mais avec des lignes plus grasses et un remplissage fait de la superposition de dizaines de traits, donnant une impression de noirceur et de saleté qui convient parfaitement à l’ambiance, notamment dans l’usine du premier chapitre. Ici, la lumière n’éclaire pas, elle met en valeur les ombres.

Prado maîtrise parfaitement son style et l’applique aussi bien aux décors qu’aux personnages. Ceux-ci présentent la plupart du temps un visage et un corps presque caricaturés : têtes allongées ou renfrognées, rides profondes, silhouettes voûtées ou bombées… Une façon d’appuyer les traits de caractère négatifs, voire nuisibles, qui renseignent sur la personnalité de ces hommes et de ces femmes rongés par leur misère physique ou morale.

Un chef d’œuvre

Mais tout n’est pas noir dans Stratos. Comme dans son album précédent, Prado imprime un léger élan optimiste sur la fin. Il affirme que, malgré un mode de vie dégradé et une société dirigée par la loi du plus fort, l’amour n’a pas totalement disparu des cœurs humains. Ses personnages, autant victimes que responsables de leur situation, gardent un fond d’humanité. Et pour un peu que l’on fasse preuve de volonté, il n’est pas impossible de trouver sa place dans le monde.

Cette petite touche d’optimisme, qui peut être vue comme un semblant d’espoir aussi bien que comme une source de regret, achève de faire de Stratos un chef d’œuvre. La démonstration, aussi talentueuse sur le plan graphique que sur celui de la satire, est édifiante. Vingt ans après sa réalisation, cet album n’a jamais été aussi actuel, et reste un must pour tout amateur de bande dessinée.

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?