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Les Chefs-d'oeuvre de H.G. Wells

H.G. Wells ( Auteur), Francis Lacassin (Anthologiste)
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 05/04/2007  -  livre
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Les Chefs-d'oeuvre de H.G. Wells

Tout amateur de science fiction, ou presque, a déjà entendu parler de Herbert Georges Wells. Des titres comme La Machine à explorer le temps, L’Homme invisible ou La Guerre des mondes sont passés à la postérité, ne serait-ce que par le biais de leurs adaptations cinématographiques. A cela rien d’étonnant : H.G. Wells (1866 – 1946) est considéré comme l’inventeur de la science fiction et ses œuvres, ses thèmes, ont traversé le siècle passé et influencé un grand nombre d’écrivains de SF. Pourtant, les éditions des romans de Wells ne sont pas légion, et mises à part les multiples rééditions des trois titres cités ci dessus, les livres de Wells ne se bousculent pas dans les librairies. On peut noter la sortie de Récits d’anticipation (avec quatre romans et une trentaine de nouvelles) chez Mercure de France en 1988, qui permettait déjà de se faire une idée plus globale de son œuvre. Mais les ouvrages de ce type se comptent sur les doigts d’une main et sont difficilement trouvables. La sortie par Omnibus des Chefs-d’œuvre de H.G. Wells, recueil de sept romans et onze nouvelles réunis par Francis Lacassin, revêt donc un caractère utile, voire indispensable.

Petit condensé de Wells

Pour les lecteurs pressés, cette partie a pour but de résumer ce qui sera développé dans les parties suivantes, en donnant un aperçu de ce que l’on trouve dans cet Omnibus. Pourquoi lire Wells aujourd’hui ? On peut se poser la question sachant que la plupart de ses œuvres ont plus d’un siècle et que depuis, la science fiction a beaucoup évolué. A cela, plusieurs réponses.

Déjà, Wells a popularisé, sinon inventé, une grande partie des thèmes SF : le voyage dans le temps, la guerre interplanétaire, les manipulations génétiques, l’invisibilité, la mécanisation de la société… autant d’idées générales à base scientifique qui seront reprises par ses successeurs et qui, malgré l’évolution des connaissances au cours du siècle passé, restent crédibles. Egalement dans certains détails, on perçoit des similitudes avec quelques grands auteurs de SF et fantastique comme Dick ou Lovecraft. De plus, les qualités d’anticipation de Wells lui font garder une certaine modernité encore aujourd’hui.

Il n’y a pas que par ses idées que Wells intéresse, mais aussi par leur mise en œuvre. En général, les romans et nouvelles de l’auteur partent d’un concept unique, mais il les exploite à fond et en explore toutes les implications. Au point que parfois on a l’impression d’un style un peu trop mécanique : la structure de ses récits est toujours la même et son écriture est souvent impersonnelle, pragmatique, Wells se plaçant systématiquement en tant que rapporteur d’une histoire. D’où une certaine lassitude qui peut gagner le lecteur s’il avale les mille deux cents pages de l’ouvrage d’un seul coup. Mais Wells réussit parfois à sortir de ses schémas classiques pour nous proposer des textes véritablement passionnants, comme avec La Guerre des mondes (où des martiens surpuissants envahissent l’Angleterre) ou L’Homme invisible (un savant ayant découvert le secret de l’invisibilité perd les pédales et se fait traquer par ses pairs). Et il sait varier les tons pour être tantôt angoissant, tantôt ironique, tantôt rêveur et exalté, tantôt sobre et réaliste.

Quelles que soient les qualités littéraires des récits de Wells, on y trouve des thèmes transversaux non scientifiques qui valent le détour : le retour de l’homme à l’état sauvage, la lutte des classes et la déshumanisation de la société, les dangers de la science, la fin du monde, la mort, l’utopie… Wells connaît bien la nature humaine – ses personnages sont souvent criants de vérité – et en dénonce tous les défauts. Mais cela ne l’empêche pas de garder foi en l’humanité et de rêver d’un avenir serein qui, finalement, ne dépend que de nous. Wells fait preuve d’une conscience sociale et politique qui trouve son apogée dans M. Barnstaple chez les hommes-dieux, utopie sociale sensée et argumentée.

Autant de raisons qui, combinées entre elles, rendent la lecture de Wells essentielle. Ces Chefs-d’œuvre de H.G. Wells sont l’occasion parfaite de s’y abandonner en nous proposant un éventail varié de la production de cet auteur incontournable.

Wells, artisan majeur d’un genre

Wells a donc abordé des thèmes devenus majeurs en SF. C’est une des raisons pour lesquelles on peut le compter parmi les fondateurs du genre. Mais il n’est pas le seul et la préface de Francis Lacassin compare, succinctement mais de façon intéressante, l’œuvre de Jules Vernes à celle de Wells. D’après Lacassin, le premier anticipe les progrès de la science contemporaine en s’attachant au merveilleux, à l’aventure et à la découverte. Alors que le second n’hésite pas à inventer, extrapoler et se projeter des siècles dans le futur, au risque de bousculer les postulats scientifiques et sociologiques de son temps. De plus, Wells met son imagination au service de ses idées ou de ses messages, utilisant la science ou le futur pour pointer et accentuer les tendances qu’il perçoit à sa propre époque. Il participe ainsi à la naissance de la branche la plus intéressante de la SF moderne, celle qui se focalise plus sur les causes et les effets que sur les découvertes en elles-mêmes. De manière générale, on trouve chez Wells les fondations d’un genre qui ne cessera de se construire au fil des décennies.

Cette influence ne se limite pas aux thèmes ou à la façon d’aborder le genre. Wells a également imposé une voix dont les échos se répercutent encore aujourd’hui, ainsi que des visions, des attitudes, que des auteurs majeurs à venir reprendront à leur compte. Pour commencer avec l’un de ses contemporains (sur la fin de sa carrière), certaines formulations de Wells présentent une similitude avec le style de Lovecraft : la façon que ce dernier a décrire des horreurs indicibles se retrouve dans certains récits de Wells, notamment L’Ile du docteur Moreau, où un savant crée des monstres semi humains à partir d’animaux. L’aspect révulsant de ces êtres malformés provoque chez le narrateur un début de folie, se manifestant par une réalité fantasmée où la difformité s’étend aux êtres humains. Wells sait aussi installer des ambiances suffocantes, empruntes de terreur. Dans une scène de La Machine à explorer le temps, le voyageur du temps se retrouve coincé dans une caverne avec les Morlocks, des êtres dégénérés n’évoluant qu’en sous-sol. N’y voyant rien, le narrateur craque une allumette et, pendant quelques secondes, découvre ces créatures inconnues et menaçantes autour de lui, avant d’être replongé dans le noir absolu : « Il m'était indiciblement désagréable de deviner ces créatures que je ne voyais pas et qui m'examinaient ». La puissance de cette image s’impose au lecteur avec la même force qu’une description terrifiante de Lovecraft.

Autre parallèle saisissant, Wells évoque souvent au lecteur d’aujourd’hui – certes, par petites touches – Philip K. Dick. Tout d’abord à travers le thème de la perception du réel. Ses personnages, placés dans des situations inédites, sont souvent désorientés au point de s’interroger sur la réalité du monde qui les entoure, ainsi que sur leur identité. Morceaux choisis : « J'avais l'extraordinaire conviction que je n'étais pas plus Bedford que quelqu'un d'autre, mais simplement un esprit flottant dans la parfaite sérénité de l'espace » (Les Premiers Hommes dans la Lune – roman dans lequel le narrateur, Bedford, signe son récit du nom de… H.G. Wells !) ; « Parfois, je souffre d'une fort étrange sensation de détachement de moi-même et du monde qui m'entoure. Il me semble observer tout cela de l'extérieur, de quelque endroit inconcevablement éloigné, hors du temps, hors de l'espace, hors de la vie et de la tragédie de toutes choses » (La Guerre des mondes) ; « Sa seconde conclusion fut qu'il n'était point mort, mais que les autres l'étaient » (L’Histoire de Plattner – Wells, véritable créateur d’Ubik ?...) ; et ainsi de suite. Autre point commun avec Dick : son affinité pour les drogues. Plusieurs personnages de Wells en ont consommé et l’auteur semble être un familier (« Je ne puis comparer cet état qu'à l'effet produit par une dose raisonnable d'opium »Sous le bistouri). C’est assez flagrant dans L’Homme invisible où le pouvoir d’invisibilité s’acquiert en partie par l’ingestion de drogue.

De façon moins sensible, on découvre au fil des pages d’autres références à rebours qui démontrent tout l’intérêt de lire Wells encore aujourd’hui. En vrac : la description de la méthode scientifique (à partir d’observations, émettre des hypothèses et les corriger par l’expérience), admirablement romancée par la suite par Asimov ; la puissance d’évocation d’un Stephen King dans la description du Londres dévasté de La Guerre des mondes ; les visions post-apocalyptique d’un Wyndham (La Guerre des mondes, bien sûr, mais aussi la nouvelle L’Etoile)…

Enfin, il est impossible de ne pas vous faire partager l’un des passages les plus étonnants et jouissifs de cet Omnibus, tiré du roman Une Histoire des temps à venir. On y retrouve le ton d’un Brunner ou d’un Dick, trois quarts de siècle avant l’heure…

Sur la façade de droite, un disque immense, brillant intensément et miroitant de couleurs fantastiques, tournoyait incessamment, et des lettres de feu apparaissant par intermittence disaient :

SI CELA VOUS ETOURDIT...

et ajoutaient après une pause :

PRENEZ UNE PILLULE DIGESTIVE PERKINJE.

Puis un braiment puissant et désolé commença :


« Si vous aimez la littérature bravache, mettez votre téléphone en communication avec Bruggles, le plus grand auteur de tous les temps ! le plus grand penseur de tous les siècles ! il vous enseigne la morale jusqu'à la racine des cheveux ! L'image même de Socrate, excepté le derrière de sa tête, qui est semblable à celui de Shakespeare ! Il a six doigts de pieds, s'habille de rouge et ne se lave jamais les dents ! Ecoutez-LE ! »


Cette vision d’un marketing et d’un consumérisme extrême, doublée de la critique d’une culture officielle, imposée et immuable, est d’une incroyable modernité, sur le fond aussi bien que sur la forme.

Wells et la science

Le regard que porte Wells sur la science et son rôle est multiple. Ayant fait des études scientifiques et notamment biologiques, il ne cherche pas pour autant la précision ou la rigueur dans ses œuvres. Quand il essaye d’expliquer en détail un concept nouveau, comme au début de La Machine à explorer le temps, il n’est pas vraiment convaincant. Ce roman est d’ailleurs l’un des seuls récits de l’Omnibus où le narrateur est un scientifique. Le plus souvent, ses personnages principaux sont des ignorants en la matière qui croisent le chemin d’un savant. Wells s’autorise ainsi quelques approximations et nous demande de le croire sur parole : « Actuellement, à vrai dire, nous ne savons rien de la façon dont deux ovoïdes de cristal peuvent ainsi se trouver en rapport, mais on en sait assez de nos jours pour comprendre que ce n'est pas absolument impossible » (L’Oeuf de cristal).

Mais cela ne l’empêche pas d’être crédible. Les Premiers hommes dans la Lune est un exemple très significatif. Wells y prend le temps de créer un environnement consistant et donne une foule de détails concernant les conditions de vie sur notre satellite : excellente description de l’état d’apesanteur, ample variation des températures, conséquences physiques et physiologiques de la raréfaction de l’air… Bien sûr de nos jours, l’idée du développement naturel de la vie sur la Lune a fait son temps, mais la façon dont Wells déroule son récit garde suffisamment de fraîcheur et de cohérence pour qu’on oublie provisoirement nos connaissances actuelles (d’ailleurs, ce fossé technologique entre les textes et les lecteurs possède un certain charme, comme s’il s’agissait d’anticipation à rebours). Cette crédibilité est d’autant plus renforcée que Wells explore toutes les implications d’une invention ou d’une découverte, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sociales. Dans Le Nouvel accélérateur, un savant met au point une drogue accélérant les mouvements d’un être humain : l’un des ressorts de l’histoire est l’échauffement provoqué par la vitesse avec laquelle les vêtements pénètrent l’air. Dans L’Homme invisible, Wells explore le rapport de la science avec le pouvoir : « Un homme invisible est un homme puissant », dit-il, et tout le roman va tourner autour de cette notion en montrant l’effet que peut avoir une invention sur le psychisme d’un homme.

On touche ici au point de vue le mieux illustré de Wells sur la science : si celle-ci est utilisée à mauvais escient, elle peut provoquer des catastrophes. Souvent chez l’auteur, le savant est excentrique, hors des réalités et des considérations matérielles. C’est le cas dans Les Premiers hommes dans la Lune, où Cavor est un scientifique fantaisiste, plutôt sympathique mais dont les recherches sont une fin en soi. De même, le docteur Moreau, de L’Ile du docteur Moreau, est un biologiste brillant mais qui n’a aucune notion d’éthique : « Jusqu'à ce jour je ne me suis nullement préoccupé de l'éthique de la matière. L'étude de la Nature rend un homme au moins aussi impitoyable que la Nature. J'ai poursuivi mes recherches sans me soucier d'autre chose que de la question que je voulais résoudre ». C’est l’occasion pour Wells de dénoncer l’absurdité, voire la cruauté, de la science pour la science – on se demande d’ailleurs si Wells n’utilise pas la recherche pure comme métaphore de la vacuité de l’existence, dirigée plus par la passion et l’instinct que par la raison. C’est cette absence de réflexion qui aboutit, selon lui, à des dérapages et des abus. Ainsi, la cupidité des hommes ne perd pas l'occasion de s'exercer sur ce nouveau terrain de jeu : « Nous fabriquerons et vendrons l'Accélérateur, et, quant aux conséquences… nous verrons ! » (Le Nouvel accélérateur). Souvent, cette avidité est doublée d'un rêve de puissance, comme dans Les Premiers hommes dans la Lune, où le narrateur fantasme sur l’exploitation d’une substance permettant de se soustraire à la gravité : « J'y voyais une première société et des filiales en tout genre, des applications ici et là, à droite, à gauche, ailleurs, des syndicats et des trusts, des privilèges et des concessions se propageant, se développant jusqu'à ce qu'une vaste et prodigieuse Compagnie pour l'Exploitation de la Cavorite conquît et gouvernât le monde ». L’homme invisible tombe également dans ce travers, allant même jusqu’à se nommer « Invisible Ier ». Wells s’en prend autant au savant amoral qu’au civil immoral, dont la collaboration ne peut qu’aboutir au pire. Il exhorte les hommes à changer leur conception de la recherche scientifique, le plus souvent à travers des scientifiques repentis qui se rendent enfin compte des conséquences de leurs actes : « Ce n'est pas comme si les hommes avaient besoin de la lune. A quoi leur servirait-elle ? Qu'ont-ils fait même de leur propre planète ? Un champ de bataille et le théâtre de crimes et de folies innombrables. Si petit que soit son monde et si brève que soit son existence, l'homme a encore dans sa courte vie beaucoup plus qu'il ne peut faire. Non !... La science a travaillé trop longtemps à forger des armes dont se servent des fous. Il est temps qu'elle s'arrête. Que l'homme retrouve mon secret, lui-même !... Quand ce ne serait que dans mille ans ! » (Les Premiers hommes dans la Lune).

Car malgré toutes ces critiques, Wells croit en la science et reste persuadé qu’elle est une clef du développement de l’humanité et de l’accession au bonheur. M. Barnstaple chez les hommes-dieux aborde cette idée en présentant une société utopique que la recherche scientifique a fait aboutir à la perfection après trois milles ans d’évolution : contrôle de la démographie, élimination des maladies, adaptation de l’environnement… Wells nous présente cette vision finale comme un but pouvant être atteint si nous faisons bon usage de nos connaissances : « Nous sommes des enfants sur la rive d'un océan sans limite », écrit-il à propos des perspectives de la recherche. Et il est loin de faire preuve de naïveté car il sait que ce cheminement sera long : « La science est jeune encore, il lui faut se développer pendant quelques générations de plus. Nous en savons suffisamment maintenant pour être sûrs que nous n'en savons pas encore assez… » (Une Histoire des temps à venir).

Finalement, Wells fait ce que tout bon auteur de SF se doit de faire : spéculer sur une idée ou une découverte en décrivant son utilisation possible et son impact, positif ou négatif, sur la société, en gardant suffisamment de recul. Globalement, peu de passion pour le merveilleux, peu d’intérêt pour le réalisme, mais un plaidoyer pour une éthique et un pragmatisme indispensables pour que la science soit utile à l’humanité. Etonnant et louable de la part d’un auteur qui n’avait pas le même recul que celui que nous a procuré, depuis, l’histoire du XXème siècle.

Wells et la fiction

Malgré la modernité des thèmes wellsiens et de leur traitement, lire Wells aujourd’hui peut s’avérer fastidieux. On recommandera d’ailleurs au lecteur de ne pas avaler les mille deux cents pages de l’ouvrage à la suite, au risque de se lasser. La faute à un langage légèrement désuet – les traductions sont d’origine et datent, pour la plupart, du début du vingtième siècle. On ne peut certes pas le reprocher à Wells ni à ses traducteurs. En revanche, on peut reprocher à l’auteur un style parfois un peu trop verbeux. Des phrases longues et alambiquées ou des répétitions alourdissent la lecture dans plusieurs romans (L’Homme invisible par exemple). Heureusement, Wells sait varier son ton et nous réserve quelques surprises bienvenues : des pointes d’humour, d’ironie ou de désinvolture parsemées ici et là ; quelques scènes ubuesques comme la rencontre de Cavor dans Les Premiers hommes dans la Lune ; et même, toujours dans ce roman, quelques passages faisant penser au théâtre (décors lunaires qu’on imagine disposés sur une scène, longs monologues…). Au final, l’écriture de Wells reste agréable, pour un peu qu’on se ménage quelques pauses dans la lecture de cet Omnibus.

Au niveau du contenu, Wells reste généralement très factuel. L’action est limitée, linéaire, fait intervenir peu de personnages et ne fait pas trop appel à la psychologie. Wells se contente de décrire l’intrigue et les décors de façon assez impersonnelle. Les descriptions sont d’ailleurs parfois décevantes, notamment dans La Machine à explorer le temps, où les paysages rapportés par le héros paraissent monolithiques, sans détail. L’auteur lui-même ne le nie pas : dans L’Histoire de Plattner, il fait dire à son narrateur : « J'ai soigneusement évité tout essai de rhétorique, toute recherche de l'effet ou de la mise en scène ». On retrouve ce principe dans presque tous ses récits. Comme s’il voulait se débarrasser des conventions du roman. Il y a à ce propos un thème particulièrement intéressant qui apparaît en pointillé chez Wells : la disparition du romanesque. Dans Une Histoire des temps à venir, mettant en scène une société déshumanisée, il écrit : « Aujourd'hui nous avons presque aboli l'étonnement, nous menons une existence si ordonnée que le courage, l'endurance, la foi, toutes les nobles vertus semblent disparaître de la terre ». Wells semble déplorer cette disparition et pourtant ne fait pas de gros efforts lui-même pour insuffler à ses écrits un souffle épique.

Toute généralité a bien sûr – et heureusement – ses exceptions. Wells sait faire preuve, à certains moments, d’un talent romanesque remarquable ou d’une imagination teintée de poésie. On retiendra en particulier la description de l’extinction du monde dans La Machine à explorer le temps, Wells retranscrivant à la fois la beauté du paysage et la torpeur d’une vie agonisante ; ou bien la plongée onirique dans l’univers en zoom arrière dans la nouvelle Sous le bistouri. Mais s’il y a une œuvre à lire dans cet Omnibus pour ses qualités romanesques, c’est bien La Guerre des mondes. Après un début un peu poussif, Wells parvient à imprimer un rythme à son récit, alternant action et moments de calme, soutenant une certaine tension chez le lecteur (notamment lorsque le narrateur se retrouve enfermé dans une maison avec un autre survivant, et avec les martiens au dehors), et conférant à son texte solidité et crédibilité à travers les impressions des personnages ou des apports externes comme des articles de presse. Sans oublier une grande puissance d’évocation lorsqu’il décrit un Londres dévasté, jonché de cadavres, et son héros en proie à la solitude. Ce roman est ainsi le plus captivant du recueil et montre que Wells est capable d’entraîner son lecteur sur les lieux mêmes de son histoire.

Il semble donc que le ton factuel et impersonnel soit un choix délibéré et non une absence de talent. En fait, Wells se place systématiquement en tant que conteur, et même en tant que rapporteur. Presque tous ses textes sont écrits à la première personne : le narrateur est soit le protagoniste d’une aventure, soit un rapporteur externe qui peut, ou non, intervenir dans le récit. Le but est visiblement de donner une impression de réalisme, comme s’il voulait convaincre le lecteur qu’il ne s’agit pas d’une invention. Parfois même, le ton tourne à l’exposé. Wells place sans arrêt des expressions du genre « est-il besoin de le rappeler au lecteur » (La Guerre des mondes) ou bien « le lecteur aura du mal à imaginer ce que furent ces huit jours » (L’Ile du docteur Moreau). D’autres fois, il fait directement appel à l’imagination de son public pour l’impliquer, le rendre concerné par ce que le narrateur raconte : « Imaginez cela ! Imaginez cette aube ! » (Les Premiers hommes dans la Lune) – toutefois, le recours fréquent à cet artifice laisse planer un doute sur la capacité de Wells à traduire son imagination par écrit… C’est peut-être aussi un moyen de familiariser le public du 19ème siècle avec un genre auquel il n’est pas habitué : lorsqu’il décrit une société future, Wells fait sans cesse explicitement référence aux normes de ses contemporains à titre de comparaison. Le procédé nous paraît lourd aujourd’hui mais il passait sans doute mieux à l’époque.

Tout ceci ne serait pas trop gênant si la structure des romans et des nouvelles de Wells n’était pas quasiment immuable et si l’auteur ne tirait pas toujours les mêmes ficelles. On a déjà dit que la plupart des textes sont des rapports. Ils sont composés de plusieurs parties : présentation du personnage ; exposition des faits, de l’expérience ; récit de l’intéressé ; conclusion ou épilogue. En particulier, les nouvelles suivent systématiquement cette forme. Et le plus souvent, en introduction, l’auteur dévoile l’issue de l’aventure : si cela peut créer une attente chez le lecteur, une excitation intellectuelle à l’idée de découvrir « comment cela s’est passé », cette recette tue également tout suspens. La fin est alors soit une plate conclusion (« je puis personnellement certifier l’exactitude de chaque détail que j’ai relaté » – dernière phrase de la nouvelle Un étrange phénomène), soit une ouverture mystérieuse sur la disparition du savant ou de la découverte relatée par l’auteur. Cette absence de véritable chute, de par son systématisme, laisse un goût d’inachevé. Mais là encore, Les Chefs-d’œuvres de H.G. Wells contient des exceptions qui confirment la règle. On retiendra en particulier M. Barnstaple chez les hommes-dieux, roman utopique qui met l’accent sur la réflexion ; et L’Homme invisible, dans lequel l’histoire est racontée à travers les yeux des personnages secondaires, rendant le héros également invisible pour nous.

La forme de la fiction de Wells est donc moins remarquable que son fond. Ce n’est cependant pas rédhibitoire : pris un à un, les romans restent parfaitement lisibles et sont d’un grand intérêt (c’est un peu moins le cas pour les nouvelles). L’enchaînement des lectures peut en revanche laisser une impression de lourdeur et de lassitude.

Wells et l’Homme

Un autre élément contribue au plaisir de lire Wells : ses personnages. Si ses héros sont souvent des originaux, ils n’en ressentent pas moins des émotions parfaitement humaines, et agissent ou pensent de façon crédible. Wells décrit simplement mais efficacement leurs réactions (actes, réflexions, sentiments), particulièrement lorsqu’ils sont dans des situations de crise. Dans La Machine à explorer le temps, le savant, avant d’utiliser sa machine pour la première fois, se fait la réflexion suivante : « Je suppose que celui qui va se suicider et qui tient contre son crâne un pistolet doit éprouver le même sentiment que j'éprouvai alors de curiosité pour ce qui va se passer immédiatement après ». Lorsque la tension devient insoutenable (en général à cause de la solitude), la folie guette, mais Wells la présente plus comme un réflexe de survie que comme une réaction malsaine : au début de L’Ile du docteur Moreau, le narrateur épuisé, abandonné en pleine mer après que ses compagnons ont coulé suite à une bagarre, déclare : « Je me rappelle avoir éclaté de rire et m’être demandé pourquoi je riais ». Et de temps en temps, on tombe sur des personnages étonnants, comme ce M. Cave dans L’Oeuf de cristal, dont la motivation n’est pas la science mais le besoin d’échapper à une vie familiale et professionnelle ratée. Cette justesse dans la psychologie (même s’il faut avouer que Wells ne creuse pas souvent cette veine) témoigne d’un intérêt non négligeable pour l’être humain.

Intérêt qui n’est pas toujours à l’avantage de ce dernier. Il y a un thème qui revient dans quasiment tous les textes de Wells : le retour de l’homme à la bestialité. Ce thème est illustré de plusieurs manières. La première consiste à dire que l’homme est voué à régresser physiquement et socialement vers un état animal, brutal ou avec une intelligence limitée. C’est pour Wells la conséquence d’une stagnation et d’une fossilisation de la société qui enferme une partie des siens dans une cage dorée confortable et l’autre partie dans une misère résignée. On pense bien sûr aux Morlocks et aux Eloïs de La Machine à explorer le temps, deux extrêmes d’une impasse évolutive dans laquelle l’humanité a commencé de s’engouffrer dès le 19ème siècle. Plus proche de nous, Wells n’hésite pas à présenter ses propres contemporains comme des êtres dont les instincts primaires ressortent à la première occasion. Qu’on ne se méprenne pas : l’auteur, s’il ne se réjouit pas forcément de cette disposition, ne la condamne pas pour autant. Il semble plus la considérer comme une caractéristique de l’espèce humaine avec laquelle il faut composer. Pour lui, l’homme est un animal évolué, victime de ses pulsions et des contraintes naturelles : « Après tout, nous ne sommes que de pauvres animaux, nous élevant un peu au-dessus de la brute, chacun avec un esprit » (Une Histoire des temps à venir) ; « L'homme est un animal forcé de manger, qu'il soit ou non devant le prodige » (M. Barnstaple chez les hommes-dieux). Et dans La Guerre des mondes, l’intervention d’extraterrestres plus intelligents et plus forts que nous est un autre moyen de nous rappeler que notre prétendue supériorité sur la nature est toute relative. Car la seule chose que Wells reproche véritablement à l’homme, c’est son arrogance.

Mais c’est dans L’Ile du docteur Moreau que ce thème est le plus développé. L’auteur y confronte directement des hommes à des bêtes semi humaines, créées par un savant très certainement inspiré par Frankenstein. Le but de Wells est sans doute possible de rapprocher l’homme de l’animal et de montrer qu’ils ne sont pas si différents. Cela participe de ses interrogations sur la nature humaine. Il développe le sujet en trois étapes. La première présente des bêtes élevées au rang d’hommes, qui retombent finalement dans la brutalité, comme si tout effort d’humanisation (par extension, de la société) était voué à l’échec : « Mais, quoi qu'il en soit, les brutes rétrogradent, la bestialité opiniâtre reprend jour après jour le dessus ». La seconde voit le narrateur changer de point de vue sur ces créatures chez lesquelles il perçoit des traits humains, et pas seulement physiques, au point de s’interroger sur le sens de leur existence (c’est-à-dire, bien sûr, de la nôtre) : « Leur simulacre d'existence humaine, commencée dans une agonie, était une longue lutte intérieure, une longue terreur de Moreau – et pourquoi ? C'était ce capricieux non-sens qui m'irritait ». La comparaison évidente entre Moreau et Dieu est une critique de la folie des grandeurs des hommes, mais aussi une colère contenue contre un dieu prétendument bienfaisant qui abandonne ses créatures à leur sort. Enfin, la troisième étape rejoint l’idée de La Machine à explorer le temps, selon laquelle l’homme est victime d’un atavisme dont les conséquences sont inévitables : « Je ne pouvais me persuader que les hommes et les femmes que je rencontrais n'étaient pas aussi un autre genre, passablement humain, de monstres, d'animaux à demi formés selon l'apparence extérieure d'une âme humaine, et que bientôt ils allaient revenir à l'animalité première, et laisser voir tour à tour telle ou telle marque de bestialité atavique ».

Bien sûr, Wells ne prétend pas que les méfaits humains soient justifiables en raison de notre animalité intrinsèque. Il ne se prive pas de rappeler que nous mettons souvent notre intelligence au service de ces instincts naturels, en toute conscience. Toujours dans L’Ile du docteur Moreau, il parle de « la sottise distinctive de l'homme », et ce n’est pas par hasard qu’il choisit le modèle du singe, animal le plus proche de nous, pour déclarer : « je suis persuadé maintenant qu'il était la créature la plus stupide que j'aie jamais vue de ma vie ». Wells se sert des monstres de Moreau pour pointer nos comportements stéréotypés, nos petits défauts : la sournoiserie de la hyène, la brutalité du taureau, la soumission du chien… Notre hypocrisie et notre égocentrisme en prennent régulièrement pour leur grade, par exemple dans Une Histoire des temps à venir : « Il lui paraissait tout à fait impossible et absolument dénué d'intérêt d'imaginer qu'il y aurait quelque chose après qu'il serait mort ». Dans L’Homme invisible, l’auteur s’attache à dénoncer toute la perversité d’un homme bénéficiant d’un pouvoir unique : « J'avais une tentation folle de plaisanter, de faire peur aux gens ». Le premier avantage que trouve l’homme invisible à sa découverte est de pouvoir laisser s’exprimer ses instincts primaires… Plutôt éloquent ! D’autant plus que, dans ce roman, Wells joue avec le lecteur en présentant le savant comme un fou, mais en le rendant suffisamment attachant pour qu’on soit tenté de s’identifier à lui. L’auteur cherche à stimuler nos propres fantasmes de puissance brute et immorale.

Autre travers que Wells reproche à certains de ses frères humains : le détournement des principes religieux. L’auteur semble avoir personnellement une dent contre une certaine conception de la religion, qui perd de vue ses fondements spirituels au profit de bénéfices matériels ou politiques. Dans M. Barnstaple chez les hommes-dieux, l’un des compagnons d’infortune de Barnstaple est le père Amerton, que l’auteur présente comme un homme ennuyeux, casse-pieds et fanatique. Il ne perd pas une occasion de le ridiculiser, et aucun autre personnage ne viendra véritablement le défendre. Wells le considère comme un parasite néfaste. Même châtiment dans L’Ile du docteur Moreau, où l’auteur va jusqu’à taxer un prêtre d’imbécillité en le comparant à un monstre dénué d’intelligence : « Il me semblait que le prêtre bredouillait de grands pensers comme l'avait fait l'Homme-Singe ». Il faut savoir que ces grands pensers consistent à répéter sans souci de cohérence et de compréhension les préceptes qu’on a entendus ici et là… N’allons pas croire que Wells rejette l’idée d’un dieu créateur omniscient et omnipotent. Seulement, d’après lui, l’homme a perdu de vue ses enseignements. Dans M. Barnstaple chez les hommes-dieux, les habitants du monde parallèle où règne l’utopie ont eu eux aussi leur prophète, et voici ce qu’ils disent des hommes qui prétendaient s’en réclamer : « Ils trompaient l'inquiétude de leur conscience en le traitant comme un divin magicien plutôt que de voir en lui une lumière de leurs âmes ». Cette désaffection spirituelle est ce qui irrite le plus l’auteur chez ceux qui se croient investis d’une mission divine.

Tout ceci constituerait un tableau bien sombre si Wells ne faisait pas état de son indéfectible foi en l’homme, malgré tous ses défauts. Bien que les humains aient évolué en Morlocks et en Eloïs dans La Machine à explorer le temps, l’auteur termine son roman avec un bel épilogue sur l’inconnu de l’avenir, dont nous sommes seuls responsables. Même espoir dans M. Barnstaple chez les hommes-dieux : le monde utopique qu’il nous décrit est passé par un « Age de la Confusion » qui ressemble étrangement à notre époque, prouvant que nous pouvons nous en sortir si nous en faisons l’effort. Cette foi en l’homme se trouve exacerbée lorsque celui-ci est confronté à un cataclysme venu d’ailleurs, comme dans la nouvelle L’Etoile ou dans La Guerre des mondes : Wells est persuadé que l’homme est capable de solidarité et de fraternité dans les moments les plus durs. Finalement, il ne tient qu’à nous de changer nos comportements ataviques pour nous affranchir de toute bestialité.

Wells et la société

Toutefois, si bon ou si mauvais soit-il, l’homme n’est pas seul. Il vit en société. C’est elle que Wells critique principalement, bien plus que l’individu. Et sa meilleure arme pour y parvenir, c’est l’anticipation : au-delà des inventions ou découvertes qui constituent la base de ses intrigues, Wells possède également des qualités de visionnaire dans à peu près tous les domaines : évolution biologique, technologique, sociale, économique, politique, écologique… L’introduction de Lacassin insiste d’ailleurs sur ce point en donnant des exemples qui ne figurent pas dans cet Omnibus. Le fait de transporter le lecteur hors de son contexte contemporain permet à Wells de modifier son angle de vision et de pointer les défauts de la civilisation et ses dérives potentielles.

Son premier cheval de bataille est la mécanisation de la société, qui aboutit à sa déshumanisation. Wells part d’une simple constatation : « Mais, de nos jours, il arrive sans cesse quelque chose. Sans cesse. Quelque chose d'inattendu. C'en est presque excessif » (M. Barnstaple chez les hommes-dieux). Cette accélération du progrès, de l’évolution technologique ou sociale, présente pour l’auteur des dangers si elle n’est pas maîtrisée. Une Histoire des temps à venir en est la principale illustration. Dans ce roman, Wells dépeint un état hyper industrialisé, au sein duquel la machine a acquis un caractère divin : « Il semblait parfois à Denton que cette machine était l'obscure idole à laquelle l'humanité, par quelque étrange aberration, offrait son existence en sacrifice ». Au point que l’individu lui-même n’est plus considéré que comme un outil au service de la collectivité, remplaçable et interchangeable (ce qui n’est pas sans rappeler Les Temps modernes de Charlie Chaplin), sous couvert d’un nivellement social égalitariste : « La loi et le mécanisme de l'Etat étaient devenus quelque chose qui maintenait les hommes terrassés, les écartait de toute propriété et de tous plaisirs désirables et à cela se bornait son effet ». Wells va même jusqu’à prévoir la dérive eugénique d’un tel régime. Bref, plutôt édifiant quand on sait que, quarante ans après l’écriture de ce roman, Hitler et Staline vont transformer ce cauchemar en réalité. Pour Wells, c’est le concept même de civilisation qui porte en lui les germes de la perte de l’humanité : « La civilisation se présentait comme quelque produit catastrophique n'ayant avec les hommes, sinon en tant que victimes, pas davantage de rapport qu'un cyclone ou qu'une collision planétaire ». Cela nous renvoie à l’autre idée maîtresse de l’auteur selon laquelle l’homme n’est qu’un animal, et que toute tentative de s’extraire de cette condition ne peut qu’échouer.

Car un tel encadrement, une telle rationalisation de la nature humaine, mène inévitablement à la désolidarisation de la société, qui se fracture en deux catégories : la classe aisée et la classe pauvre. C’est certes une idée peu originale mais Wells imagine ses conséquences extrêmes. Nous avons évoqué, à propos du retour à l’animalité, le roman qui illustre le mieux cette dérive : La Machine à explorer le temps. Les Eloïs, êtres indolents et béats, et les Morlocks, brutes animales et cruelles, nous paraissent totalement opposés mais Wells les place au même niveau car ils sont le résultat d’évolutions ayant la même origine : « L'homme s'était contenté de vivre dans le bien-être et les délices, aux dépens du labeur d'autres hommes ; il avait eu la Nécessité comme mot d'ordre et excuse et, dans la plénitude des âges, la Nécessité s'était retournée contre lui ». D’un côté, la classe riche qui exploite ses prochains et devient prisonnière de son confort, au point de perdre l’instinct de survie. De l’autre, la classe pauvre, exploitée, qui n’a d’autre choix que de subir et s’adapter à des conditions hostiles. Dans les deux cas, l’homme ne devient qu’un être dégénéré ayant dilapidé son potentiel : « Je m'attristai à mesurer en pensée la brièveté du rêve de l'intelligence humaine. Elle s'était suicidée ». On retrouve cette même idée, peut-être avec moins d’agressivité, dans La Guerre des mondes, où Wells se sert des martiens pour fédérer les hommes et leur rappeler qu’il ne faut pas s’endormir sur ses lauriers : « Il est possible que, dans le plan général de l'univers, cette invasion ne soit pas pour l'homme sans utilité finale ; elle nous a enlevé cette sereine confiance en l'avenir, qui est la plus féconde source de la décadence ».

L’origine de tous ces maux est, d’après Wells, une mauvaise gestion politique et économique du monde. L’auteur, partisan actif de la mouvance socialiste (il fut notamment candidat du Parti travailliste à l’Université de Londres), distille ses convictions politiques à travers toute son œuvre. Dans Une Histoire des temps à venir, la mécanisation qu’il dénonce provient de la concentration des entreprises en multinationales et la montée du chômage. Bref, les effets d’un capitalisme sauvage que Wells percevait déjà à son époque. Au début de M. Barnstaple chez les hommes-dieux, il revient carrément au présent et dresse un portrait très sombre de l’état mondial : « Lui qui avait toujours espéré dans le libéralisme et la générosité de l'effort libéral, il commençait à croire que le libéralisme ne ferait jamais rien que s'asseoir dans un fauteuil, la tête rentrée dans les épaules et les mains aux poches, pour geindre sur l'activité de gens plus vulgaires, mais plus énergiques, dont les initiatives brouillonnes mèneraient inévitablement le monde à sa perte ». Car Wells ne se fait aucune illusion sur les motivations d’un tel système : il est au service d’une catégorie restreinte de personnes assoiffées de pouvoir et d’argent. Le jeu du pouvoir, et la violence qui en résulte (notamment les guerres) est sans cesse montré du doigt : « Nous pourrions posséder et diriger le monde entier » (Les Premiers hommes dans la Lune) ; « Il y avait des années que je jouais ce jeu, ce jeu énorme et laborieux, ce jeu vague et monstrueux de la politique, au milieu des intrigues et des traîtrises, des discours et de l'agitation » (Un Rêve d’armaggedon). L’imposture des hommes politiques fantoches (« Les habitudes parlementaires de la race anglo-saxonne se manifestèrent une fois de plus : on bavarda beaucoup et l'on ne prit aucune résolution »L’Homme invisible), l’imposture des drapeaux, l’imposture d’une économie en forme de rouleau compresseur : toute notre société contribue, selon Wells, à sa propre perte. Notre civilisation est menacée physiquement par ses guerres intestines à tous les niveaux : individuel (la règle du chacun pour soi), collectif (lutte des classes, misère), international (guerres) et même mondial, avec le désastre écologique qui résulte de tout ça : « Vous connaissez la manie absurde de ces hommes ingénieux qui inventent de telles choses : ils les fabriquent à la façon dont les castors construisent une digue, sans se préoccuper des rivières qu'ils détournent et des pays qu'ils vont inonder » (Un Rêve d’armaggedon).

En définitive, Wells ne se fait aucune illusion sur la capacité de l’humanité à sortir de ces schémas archaïques de pensée, ni même sur son propre rôle à lui, en tant qu’auteur, pour faire changer les choses : il parle « d’opposition stérile » à propos de M. Barnstaple contestant la furie guerrière de ses concitoyens. Mais nul doute que M. Barnstaple, c’est Wells lui-même. Pourtant, il reste persuadé que des solutions existent, et cette conviction se retrouve à travers ses visions d’utopie.

Wells et l’Utopie

Wells a assez vite intégré dans ses romans et nouvelles des critiques de la société, mais il n’est pas venu à l’utopie tout de suite. On sent dans cet Omnibus une progression sur ce thème. Dans Une Histoire des temps à venir (1897), les deux héros amoureux tentent de quitter la ville pour opérer un retour à la nature et échapper à la pression de la civilisation : « Après tout la vie que nous menons est très irréelle, très artificielle ». Ce rêve d’utopie rurale ne sera finalement pas réalisé, le confort acquis par les deux personnages étant trop important pour le laisser définitivement tomber. Ce passage assez court, qui ne constitue pas l’intrigue principale du roman, montre que Wells manifeste un désir d’utopie sans y croire véritablement. C’est une tentative avortée, il ne cherche pas à pousser la réflexion plus loin. En revanche, dans Les Premiers hommes dans la Lune, il élabore un véritable système social parfait chez les Sélénites. Les habitants de la Lune pratiquent une spécialisation très pointue, chaque individu étant affecté à une tâche, et parfaitement adapté, physiquement et mentalement, à cette tâche : « Chacun est une unité parfaite dans un monde mécanique ». Et cela marche. Pourtant, Wells conserve une certaine distanciation par rapport à cette perfection, de laquelle est absente toute émotion. Cavor, étant pourtant un scientifique pragmatique, ne peut s’empêcher de trouver ce système inhumain : « C'est parfaitement déraisonnable, je le sais, mais ces aperçus des méthodes d'éducation auxquelles sont soumis ces êtres m'affecta désagréablement ». Il n’y a cependant pas de jugement de valeur de la part de l’auteur, et s’il n’applique pas ce système à l’homme mais à des Sélénites, c’est parce qu’il est tout simplement incompatible avec notre nature. C’est plutôt un exercice de pensée, ce qui arriverait à l’homme si celui-ci développait son système social et économique actuel en le maîtrisant parfaitement.

C’est donc dans M. Barnstaple chez les hommes-dieux qu’il faut chercher une véritable utopie aboutie – du moins dans cet Omnibus. M. Barnstaple, journaliste qui trouve sa vie étriquée et fade, décide de partir en vacances sans prévenir sa famille. Après quelques kilomètres de route, il se trouve propulsé dans un monde parallèle, qu’il nomme Utopie, où l’humanité vit avec bonheur et dans une harmonie parfaite. Ce roman a été rédigé en 1923, c’est le seul texte du recueil écrit après la première guerre mondiale. La date d’écriture est une information en soi et donne un éclairage non anodin sur les motivations de Wells. Elle explique le pessimisme qui inonde les premières pages du roman et la description d’un monde en ruine. Wells évoque la famine et la sécheresse des autres parties du monde. C’est quasiment le seul texte de l’Omnibus qui s’intéresse un tant soit peu au monde extérieur : jusqu’ici les récits de Wells étaient centrés soit sur l’Angleterre, soit sur des lieux fermés, inconnus ou imaginaires. Mais on sent que Wells a pris conscience que le monde ne se résumait pas à cela et s’ouvre enfin sur l’extérieur. Autre indice de cette ouverture : lorsque M. Barnstaple et ses compagnons débarquent en Utopie, un dialogue immédiat s’instaure entre eux et les utopiens, avec une notion d’enseignement mutuel. Dans les autres romans et nouvelles de Wells, il y a rarement un échange simple et rapide entre deux groupes différents.

Ce nouveau contexte est l’occasion pour l’auteur de développer sa vision d’une société viable. Dès le début du roman, il expose ses réflexions sur la politique, la démographie, l’économie ou l’écologie, avec des idées assez progressistes. On l’a dit, le libéralisme est pour lui une impasse : « Comme une chaudière mal réglée, l'idée de concurrence pour la possession, en tant qu'idée directrice des relations entre hommes, menaçait de faire sauter la machine qu'elle avait primitivement conduite. Il fallait y substituer celle du service créateur, suivant laquelle un retournement complet de l'esprit et du vouloir humains s'imposait pour le salut de la vie sociale ». C’est là la grande idée sociale de Wells : la notion de « service universel ». N’allons pas croire qu’il parle de communisme : il n’est pas très tendre avec l’idéologie de Marx et ses dérivés, auxquels il reproche leur « ardeur militante » ayant affaibli la « puissance constructive » du socialisme. La seule arme qu’il met à disposition de son utopie est l’éducation. Pas de gouvernement, mais une éducation raisonnée, complète, et qui ne place pas l’élève en situation d’infériorité : « Ils n'avaient pas grandi dans cette méfiance défensive à l'égard du maître, dans cette résistance à l'instruction qui est la réplique naturelle à un enseignement demi-agressif ». Cette éducation aboutit à un système autonome où chaque utopien est affecté à un rôle particulier (on retrouve là l’idée des Sélénites des Premiers hommes dans la Lune), mais qu’il a choisi en fonction de ses aptitudes et de ses aspirations. Il en résulte que chaque utopien propose ses services à la société et jouit des services offerts par ses pairs. Wells défend cette idée en cherchant à la mettre en défaut par l’intermédiaire des terriens, qui prétendent que ce système abolit toute créativité et est voué à l’immobilisme puis au déclin. Il va même jusqu’à faire critiquer l’Utopie par certains de ses habitants, mais il réfute toujours ces arguments négatifs. En tout cas cela prouve qu’il a creusé à fond son idée et lui confère une grande crédibilité, quoi qu’en dise Lacassin qui semble mépriser les idées sociales de l’auteur en le taxant, à tort, de charlatanisme… La seule chose qu’on peut éventuellement reprocher à Wells à ce sujet est de ne pas détailler les moyens pour arriver à ce but utopique.

Mais au-delà des vues sociales de Wells, on peut se demander si ce penchant pour l’utopie ne donne pas quelques indications plus personnelles sur l’auteur. On entre bien sûr dans le domaine de l’interprétation, mais certains éléments méritent qu’on s’y attarde. En plus de M. Barnstaple chez les hommes-dieux, plusieurs nouvelles mettent en scène un monde où l’homme vit en harmonie avec la nature, où des jardins verdoyants et fleuris accueillent des être beaux et aimants, où les animaux sont apprivoisés et où le visiteur terrien est considéré avec affection. C’est le cas dans Mr Skelmersdale au Pays des Fées, qui relève uniquement du merveilleux, et surtout de La Porte dans le mur. Ce texte voit Lionel Wallace raconter une histoire de son enfance, où il découvrit par hasard une porte dans un mur menant à un jardin utopique. Mais cette porte n’est pas si facile à trouver quand on la cherche. Cette nouvelle nous donne un autre point de vue sur les jardins fantastiques imaginés par Wells : plus qu’un rêve de bonheur pour l’avenir, il s’agirait d’une représentation de l’insouciance de l’enfance. Et c’est après cette insouciance que court Wallace (nom proche de Wells…), nostalgique de son enfance. Le fait qu’il a du mal à retrouver la porte (et qu’il l’ignore parfois) témoigne que l'adulte ne veut pas prendre de risque, qu'il se contente de suivre des chemins balisés par la raison. Jusqu’au moment où la vie devient tellement insupportable (« Mais je commence à trouver la vie fatigante et les récompenses qu'elle offre, à mesure que j'en approche, me semblent piètres ») que l’homme se doit de retrouver ses rêves d’enfance. C’est d’

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