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La Route

Langue d'origine : Anglais US
Aux éditions : 
Date de parution : 03/01/2008  -  livre
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La Route

« Ne crains pas les souffrances qui t’attendent : voici, le Diable va jeter des vôtres en prison pour vous tenter, et vous aurez dix jours d’épreuve. Reste fidèle jusqu'à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. » (Apocalypse 2:10)

 

Considéré par certains comme l’un des plus grands écrivains américains vivants, Cormac McCarthy, né en 1933, écrit depuis plus de quarante ans des romans noirs, violents et profondément ancrés dans les terres américaines, comme Un Enfant de Dieu (1974), Méridien de sang (1985) ou le désormais célèbre Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (2005), adapté à l’écran par Joel et Ethan Coen en 2007 (No Country for Old Men). Jusqu’à la « trilogie des confins », qui regroupe De si jolis chevaux (1992), Le Grand passage (1994) et Des Villes dans la plaine (1998), McCarthy s’était toujours distingué par un prodigieux équilibre entre la puissance narrative héritée des grands romanciers américains, par les streams of consciousness faulknériens des simples d’esprits ou des hommes rudes du Tennessee ou des états du sud, comme par la luxuriance lexicale qui culminait dans des lyriques descriptions de la nature sauvage. Mais depuis Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, l’écriture de McCarthy s’est singulièrement épurée, comme si le monde, dévasté par le mal, s’était soudain étréci, décoloré au point d’en affecter le langage lui-même. Non, ce pays... s’achevait sur les rêves du shérif Bell qui se voyait, enfant, avec son père : « Mais dans le deuxième rêve on était tous les deux revenus dans des temps plus anciens et il faisait nuit et j’allais à cheval à travers les montagnes. Je traversais un col dans la montagne. Il faisait froid et il y avait de la neige par terre et il m’a dépassé à cheval lui aussi et il a continué son chemin. Il n’a pas dit un mot. Il a simplement continué et il était enveloppé dans une couverture et il allait tête basse et quand il m’a dépassé j’ai vu qu’il portait une flamme dans une corne comme les gens d’autrefois avaient coutume de le faire et je pouvais voir la corne à la lumière qu’il y avait à l’intérieur. À peu près de la couleur de la lune. Et dans le rêve je savais qu’il allait plus loin et qu’il voulait allumer un feu quelque part là-bas dans tout ce noir et dans tout ce froid et je savais que n’importe quand j’y arriverais il y serait. » (éd. de l’Olivier, 2006, pp. 292-293).

 

La Route (2006), que McCarthy dédie à son fils Francis, était donc toute tracée. Lauréate du prix Pulitzer et auréolée d’une fameuse réputation, cette œuvre poignante, magnifiquement traduite par François Hirsch, radicalise encore la démarche esthétique de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme. Les phrases y sont tout aussi courtes, sèches, précises, mais cette fois c’est la structure même de la forme romanesque qui est attaquée, rongée par la déréliction. Aux parties, aux chapitres bien délimités des précédents romans se substitue en effet une succession de courts blocs de texte, souvent de simples paragraphes, parfois à la limite de l’aphorisme, sans hiérarchie, sans marque distinctive. Nous verrons que cette ascèse révèle moins, en dernière analyse, la manifestation d’une hypothétique « efficacité » typiquement anglo-saxonne qui selon certains trouverait sa plus parfaite expression dans cette épuration stylistique, que la forme idéale – la plus adéquate, la plus cohérente, la plus méthodique – pour rendre compte d’une part du cheminement des personnages au jour le jour, sans autre perspective que la route elle-même, et d’autre part de l’effacement progressif d’un monde abandonné de Dieu et de son verbe – un monde dévasté que peu à peu recouvrent les ténèbres.


Cendres
 

Quelque part, en Amérique – ou ce qu’il en reste. Le monde, arasé par un cataclysme dont nous ne saurons quasiment rien – probablement une guerre nucléaire entre sectes –, s’éteint peu à peu, exsangue, dans le froid de l’hiver perpétuel, sous un ciel de cendres où le soleil ne perce plus dans « un ciel de midi noir comme les caves de l’enfer. » (p. 153). La végétation : agonisante. La faune : inexistante. Dans ce monde mort peuplé de cadavres calcinés, de vagabonds en haillons et de hordes de cannibales, un homme et son jeune fils, dont les noms nous sont tus et peut-être à jamais oubliés, tentent de survivre et arpentent les routes vers le sud, espérant gagner l’océan, sans vraiment savoir pourquoi, armés d’un revolver et d’une seule balle, et poussant un caddie récupéré dans les vestiges d’un supermarché, équipé d’un rétroviseur de motocyclette et de brosses de balais à l’avant pour dégager la route. La balle du revolver est destinée à l’enfant, qui a pour consigne de se tirer une balle dans la bouche si les choses tournaient mal en l’absence de son père… Marcher le jour, en évitant soigneusement les convois des « méchants », comme les appelle l’enfant. Le soir, camper. Faire un feu, s’ils sont certains que personne ne rôde dans les parages. Se blottir l’un contre l’autre. Trouver à manger. Et survivre, en ne succombant jamais au mal, pour continuer à porter le feu.

 

« Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid et la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l’obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d’avant. Comme l’assaut d’on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. » (p. 9) En quelques lignes programmatiques d’une concision exemplaire, McCarthy plante le décor. Le froid. Le spectre de la mort. La nuit, de plus en plus sombre. Un monde dépossédé de sa substance et de ses couleurs, gagné par l’empire du gris et des cendres. Cette surdétermination du gris nous évoque un texte en prose de Beckett, Sans (1969) : « Ciel gris sans nuage pas un bruit rien qui bouge terre sable gris cendre. Petit corps même gris que la terre le ciel les ruines seul debout. Gris cendre à la ronde terre ciel confondus lointains sans fin. » (in Têtes-mortes, Minuit, 1972, p. 70). Chez Beckett, le gris était la non-couleur de l’indéterminé, de l’indistinction entre moi et l’autre – une pénombre en opposition avec rien, pas même avec la lumière. Chez McCarthy, le gris qui enveloppe toute chose (la locution « toute chose » revient souvent dans les premières pages de La Route, comme pour mieux souligner l’étendue du désastre) n’est qu’une étape, des couleurs d’antan à l’obscurcissement total ; le gris n’est qu’un sursis, métaphore de l’effacement du monde où peut encore luire, un temps, le feu porté par l’homme et, surtout, par l’enfant. D’ailleurs, si le monde d’avant persiste encore dans la mémoire du père, pour l’enfant ce monde n’est « même pas un souvenir » (p. 51), il n’existe tout simplement pas et n’a jamais existé. L’enfant évolue dans un enfer permanent sans passé et – selon toute apparence – sans avenir. Aux yeux de son père, il ressemble à un extraterrestre ; il appartient à un autre monde. La vie semble avoir quitté jusqu’à l’océan lui-même (« Un seul vaste sépulcre de sel. Insensé. Insensé », p. 191), dont la couleur cendreuse et la froide « reptation » ébranlent l’espérance déjà fragile de nos deux pèlerins.

 

C’est bien à l’extinction du monde que nous assistons, au propre comme au figuré. En même temps que la lumière du « morne soleil invisible » glisse « de l’autre côté des ténèbres » et quitte notre monde, c’est Dieu, quoi qu’il désigne, qui se retire et disparaît. Cette disparition n’est pas tant physique que métaphysique, nous conviant à de terrifiantes angoisses pascaliennes face à cet « accablant vide noir de l’univers » (p. 115), au non moins accablant « contre-spectacle des choses en train de cesser d’être » (p. 234). Les mots eux-mêmes s’effacent dans la nuit : « L’ultime expression d’une chose emporte avec elle la catégorie. Éteins la lumière et disparaît. Regarde autour de toi. C’est long jamais » (p. 30). Le monde s’éteint, donc, et avec lui le verbe (« Le monde se contractant autour d’un noyau brut d’entités sécables. Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli. Les couleurs. Le nom des oiseaux. Les choses à manger. Finalement les noms des choses que l’on croyait être vraies. Plus fragiles qu’il ne l’aurait pensé. Combien avaient déjà disparu ? L’idiome sacré coupé de ses référents et par conséquent de sa réalité. Se repliant comme une chose qui tente de préserver la chaleur. Pour disparaître le moment venu. », p. 80), mais l’homme et l’enfant prétendent « porter le feu », celui de la vie, de la bonté – le feu divin de l’amour qui en l’absence de Dieu doit être porté et propagé, comme le laissent entendre les paroles énigmatiques d’un vagabond beckettien qui se fait appeler Élie et prétend avoir « toujours été sur la route » (p. 146) : « Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes » (p. 147)… Élie est un vieillard rencontré sur la route avec qui l’homme, sous l’influence du petit, partage des vivres et la chaleur d’un feu de camp, le temps d’une nuit. Voilà qui rappelle un épisode du Premier Livre des Rois, dans la Bible. Élie est un prophète majeur, le porte-parole de la volonté de Dieu. Fuyant une mort certaine promise par Jézabel, Élie, dans le désert du royaume de Juda, s’endort sous un genêt (non sans avoir souhaité mourir). Un ange le touche et lui dit « Lève-toi et mange », lui offrant une galette cuite et une gourde d’eau. Élie se rendort, mais l’ange revient : « Il se leva, mangea et but, puis soutenu par cette nourriture il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb. » (I Rois 19:1-8). Plus tard Élie est enlevé au ciel, mais son retour est annoncé par Malachie avant le jugement dernier (« Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que n’arrive le Jour de Yahvé, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème. », Ml 3:23-24). L’Élie de La Route, croisant un père et un fils, n’a-t-il pas cru, voyant l’enfant, à l’apparition d’un ange ? (cf. p. 149)

 

Porteurs de feu

 

Et en effet, dès les premières pages et jusqu’aux dernières, La Route est d’abord une histoire d’amour – peut-être la plus déchirante jamais écrite –, celle d’un homme et de son fils, ou d’un enfant et de son père, « chacun tout l’univers de l’autre » (p. 11). Si la mère est absente, c’est qu’elle s’est suicidée, refusant cette vie de souffrances, de peur et d’errance. Et si l’enfant n’a que son père, ce dernier n’a que son fils entre lui et la mort. La survie de l’enfant mobilise toute son attention, toute son énergie, au point qu’il finit par abandonner, en la posant simplement sur le sol, la seule photographie de son épouse défunte en sa possession. Veiller sur son fils est une mission divine : « C’est mon enfant, dit-il. Je suis en train de lui laver les cheveux pour enlever les restes de la cervelle d’un mort. C’est mon rôle. » (p. 68) ; « Mon rôle c’est de prendre soin de toi. J’en ai été chargé par Dieu. » (p. 71). L’émotion procurée par le livre est sans doute à chercher dans cette simplicité, dans cet amour filial et exclusif obscurci par l’ombre de la mort. Chacun tout l’univers de l’autre, en effet. La mort qui se profile à l’horizon de la route – idée insupportable – les séparera. Cette émotion, sublime, McCarthy la suscite avec une remarquable économie de moyens, par de simples gestes des personnages et, surtout, par des dialogues réduits à l’essentiel, qui tous, ou presque, ont trait à la mort ou aux moyens d’y échapper.

 

« Je peux te demander quelque chose ? dit-il.

Oui. Évidemment.

Est-ce qu’on va mourir ?

Un jour. Pas maintenant.

Et on va toujours vers le sud.

Oui.

Pour avoir chaud.

Oui.

D’accord.

D’accord pour quoi ?

Pour rien. Juste d’accord.

Dors maintenant.

D’accord.

Je vais souffler la lampe. D’accord ?

Oui. D’accord.

Et plus tard dans l’obscurité : Je peux te demander quelque chose ?

Oui. Évidemment.

Tu ferais quoi si je mourais ?

Si tu mourais je voudrais mourir aussi.

Pour pouvoir être avec moi ?

Oui. Pour pouvoir être avec toi.

D’accord. » (pp. 15-16)

 

Et plus loin :

 

« Je voudrais être avec ma maman.

Il ne répondit pas. Il s’assit à côté de la petite silhouette enveloppée dans les couettes et les couvertures. Au bout d’un moment il dit : Tu veux dire que tu voudrais être mort.

Oui.

Tu ne dois pas dire ça.

Je le dis quand même.

Ne le dis pas. C’est mal de le dire.

Je ne peux pas m’en empêcher.

Je sais. Mais il faut essayer.

Et comment je fais ?

J’en sais rien. » (pp. 52-53)

 

L’homme porte l’enfant, donc, mais l’enfant, lui, porte le feu. Tôt dans le roman, le petit est désigné par son père comme le « gardien du feu divin » (p. 33). « S'il n'est pas la parole de Dieu, Dieu n'a jamais parlé » (p. 10). Dieu est mort, sa lumière n’enchante plus le monde. Qu’il existe ou non n’a aucune importance : il brille encore, intact, dans le cœur de nos deux personnages. Il ne doit rien leur arriver de mal, parce qu’ils sont des « gentils », parce qu’ils « portent le feu » (p. 73, p. 113) – le feu, autrement dit le souffle de Dieu. Plus tard, le père malade verra même une aura de lumière autour du petit (p. 237). Si l’amour du père est tout entier voué à son fils, celui de l’enfant, infini, se porte sur son père et au-delà, vers autrui. Même dans des paysages vitrifiés, même entouré de corps carbonisés et de cendres, même convoité par les cannibales, l’enfant – qui distingue systématiquement les hommes (y compris son père et lui-même) entre « gentils » et « méchants », renvoyant ainsi à leur néant originel les nihilismes modernes –, même dans ces conditions donc, l’enfant n’a de cesse de vouloir aider son prochain. Le mal, selon McCarthy, n’est pas le résultat chiffré d’une équation sociologique – ainsi ne trouverez-vous pas chez lui de criminels aux antécédents sociaux significatifs – mais une voie qu’en conscience on peut embrasser, ou exclure. En choisissant d’aider les autres au péril de sa propre vie – avec son père comme garde-fou –, l’enfant nous montre par un contraste saisissant que les « méchants » sont coupables, qu’ils ont délibérément choisi le mal, l’abandon de toute valeur morale, de toute transcendance. Il semblerait même que l’étincelle vitale de l’enfant soit intimement liée à cet amour universel : il comprend, il sait que le refus catégorique du mal constitue leur unique salut. Qu’il découvre le cadavre embroché d’un nourrisson, que son père se montre sans pitié avec un voleur pitoyable, et le petit s’enferme dans le mutisme – il retire sa parole. Et ces vivres, miraculeusement découverts chaque fois que la mort rôde d’un peu trop près : n’est-ce pas la réponse de Dieu à ses enfants, celle qui leur permet de continuer encore et encore ? Cette lumière portée par l’homme et son fils, trouve dans le récit son équivalent en images fortes, métaphoriques ou symboliques, qu’il s’agisse de la foudre ou de leurs feux de camp, foyers de chaleur dans l’hiver apocalyptique, ou bien encore d’une fusée d’alarme, lancée à l’intention de Dieu, qui fait soudain resurgir des mots oubliés : « Les vrilles brûlantes de magnésium dérivaient lentement dans le noir et le flot pâle de la marée apparut dans leur éclat sur l’estran pour lentement disparaître » (pp. 211-212).

 

L’enfant de Dieu

 

D’aucuns ne manqueront pas de prétendre que dans La Route Dieu brille surtout par son absence… Mais briller par son absence, c’est briller encore ! Ce qui est vraiment absent du roman, et qui n’en brille pas pour autant, ce sont les religions et leurs églises, brûlées comme tout le reste, réduites en poussière par les feux de l’enfer. Dieu est peut-être mort, donc, mais La Route est le récit de sa résurrection, l’histoire d’une transcendance entretenue dans le gris indistinct d’un monde sans mystère. Disparaisse l’idée même de Dieu, disparaisse le mot de Dieu, et advient le néant. Par « Dieu », nous entendons moins quelque entité surnaturelle que le principe de l’univers, le mystère fondamental, essentiel, de la création, sans égard pour les dogmes religieux. Pour autant, il n’aura échappé à personne que les références de McCarthy sont essentiellement bibliques, même si curieusement, l’immense majorité des commentateurs a passé sous silence ce qui nous apparaît comme une évidence : l’homme, l’enfant et le feu qu’ils portent en eux forment une nouvelle Sainte Trinité. L’homme, c’est le Père, celui qui est éternel, celui que prie son enfant, celui qui, après sa mort, vivra en lui (« le souffle de Dieu était encore le souffle de son père bien qu’il passe d’une créature humaine à une autre au fil des temps éternels », p. 244), lui transmettant au moment opportun le « Il » de la narration. Le Père, à qui est restitué sa fonction paternelle élémentaire. Le petit, c’est le Fils bien sûr, baptisé dans un torrent par son père ; le Fils de l’homme, le Verbe, la parole de Dieu, le dernier à distinguer entre le bien et le mal (« Sur cette route il n’y a pas d’hommes du Verbe. Ils sont partis et m’ont laissé seul. Ils ont emporté le monde avec eux. Question : Quelle différence y a-t-il entre ne sera jamais et n’a jamais été ? », p. 34). Et le feu est l’un des symboles privilégiés de l’Esprit Saint de la Révélation chrétienne, qu’on appelle également l’Amour du Père et du Fils : « Pour moi, je vous baptise dans de l'eau en vue du repentir ; mais celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, dont je ne suis pas digne d'enlever les sandales ; lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu. » (Mt 3:11, c’est nous qui soulignons).

 

C’est en respectant la parole du Christ (« Aussi je vous le dis, tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis. », Mt 12:31) que l’homme et l’enfant trouvent la force de poursuivre leur longue marche. Le père, le fils et ce feu intérieur sont une Trinité – c’est-à-dire le mystère d’un seul Dieu en trois personnes. Mais nous l’avons dit, les églises sont mortes avec leurs dogmes. En un sens, La Route les enterre définitivement, incapables qu’elles furent de remplir leurs fonctions, précipitant peut-être elles-mêmes le désastre, comme le suggère la fugitive mention de « sectes sanguinaires » qui auraient ravagé le monde en s’entredéchirant. C’est donc au Christ que revient McCarthy. Ici cependant, c’est le père qui est sacrifié, rétablissant en quelque sorte l’ordre naturel des choses. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, mais pour ses enfants ; le père laisse sa place au fils, symbole d’espoir, d’avenirs. Leur marche est un calvaire, mais au bout du chemin, il y a la rédemption. L’ancienne chrétienté est morte, comme en atteste ce « flocon gris qui descendait, lentement tamisé » qui pour l’homme est « comme la dernière hostie de la chrétienté » (p. 20) mais l’enfant porte, en plus du feu, l’espoir d’une vie nouvelle, de la fondation d’une nouvelle humanité qui ferait le choix, dérisoire et fou, du bien contre le mal. L’enfant est sans doute le dernier juste sur Terre, mais il justifie l’existence à lui seul, ainsi que le comprend son père : « Regarde autour de toi, dit-il. Il n’y a pas dans la longue chronique de la terre de prophète qui ne soit honoré ici aujourd’hui. De quelque forme que tu aies parlé tu avais raison. » (p. 237) Cette nouvelle humanité, McCarthy ne la voit émerger que sur les cendres de l’ancien monde. Tabula rasa. La religion, la politique, la philosophie ont failli : il est temps de renaître : « Du pied il dégagea des emplacements dans le sable pour les hanches et les épaules du petit à l'endroit où il allait dormir et il s'assit en le tenant contre lui, ébouriffant ses cheveux pour les faire sécher près du feu. Tout cela comme une antique bénédiction. Ainsi soit-il. Évoque les formes. Quand tu n'as rien d'autre construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle » (p. 68).

 

Ce souffle, Cormac McCarthy ne s’en départit jamais, jusqu’aux toutes dernières lignes – un chant terrible, splendide, adressé au mystère de la création. De ce point de vue La Route est moins un roman post-apocalyptique (ce qu’il est évidemment) qu’une authentique Apocalypse, au sens biblique, qui signifie « révélation » (faite par Dieu aux hommes de choses cachées et connues de lui seul, en particulier l’avenir, est-il dit en introduction au livre de l’Apocalypse dans la Bible de Jérusalem). Voici en effet révélés un avenir – celui de la destruction du monde – et celui par qui le salut viendra, l’enfant hypostase, animé de l’esprit du père et porteur du feu. Il est, au sens strict ou métaphorique, selon que l’on est croyant ou pas, un messie. « Son nom ? Le Verbe de Dieu », est-il écrit dans l’Apocalypse (19:13) à propos du retour du Messie à la fin des temps, or rappelez-vous ce qu’il était dit de l’enfant : « S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé »...

 

L’éclat voilé de la foudre

 

Plusieurs commentateurs ont, à juste titre, relevé certains traits communs entre La Route et l’œuvre de Samuel Beckett : prose étique, dialogues minimalistes (voir plus haut), personnages malades ou éclopés réduits à leur plus simple expression, errance aux finalités incertaines... Une erreur courante, selon Alain Badiou, consiste à ne voir dans la prose beckettienne qu’une allégorie de la condition humaine. Les caractères que nous venons d’énoncer constituent chez Beckett le cadre protocolaire d’une expérience réflexive dont McCarthy recueille aujourd’hui les fruits. L’homme, l’enfant, n’ont pas de nom, ils n’ont pas d’histoire – ou si peu, et ce peu est volontairement oublié – ; les seules informations sur leur apparence sont purement fonctionnelles, ils ne sont pas « fouillés », bien au contraire : réduits aux fonctions essentielles de l’être humain, ils sont les véhicules d’un mouvement (ils portent) et d’un principe (le feu – l’amour), dont la combinaison n’est pas sans rapport avec le verbe, avec la parole. Tant qu’il est possible de dire le monde, aussi désolé soit-il, la lumière luit encore. Mais McCarthy est romancier avant tout. Il lui importe moins d’éprouver les limites de la fiction que de nous conter le temps du loup. Ainsi, les lecteurs réfractaires aux références bibliques – ou même à leur métaphoricité –, auront eux aussi le cœur serré, seront eux aussi bouleversés par ce lourd fardeau porté par l’homme et l’enfant. Ici, nous tentons seulement de révéler les rouages d’un roman d’une simplicité rien de moins qu’ascétique, dont les paragraphes sont autant d’étapes, de bivouacs, de moments particuliers séparés par des fondus au blanc où l’on chemine, hagard, comme sur une route ne menant nulle part, sans plus de notion du temps. Dans ce monde en voie d’extinction, ces fragments sont semblables à des îlots de lumière – de parole –, pareils à la foudre qui de loin en loin, fait « surgir et resurgir de la nuit le monde gris et nu » (p. 47) dans son éclat voilé.

 

Débarrassée de toutes les affèteries du beau style, épurée à l’extrême, La Route est une profession de foi. « L’immobilité trouverait sa métaphore accomplie dans le cadavre », écrivait Badiou dans Beckett : l’increvable désir (Hachettes Littératures, « Pluriel », p. 21). Ainsi de tous ces corps croisés sur la route, ratatinés, séchés, momifiés, comme autant de signes de cette évidence : s’arrêter, cesser d’avancer, c’est mourir – c’est tuer le rêve d’un avenir meilleur, c’est assassiner la fiction, ainsi que le rappelle sèchement l’abondance de phrases nominales (sans verbe). Écrire, donc, c’est entendu, mais pour qui ? Pourquoi ? Même en plein chaos, même au soir de l’humanité, la flamme se consume encore, portée par le frêle enfant. Et Cormac McCarthy, qui voit le monde de son propre fils foncer vers son anéantissement, porte le feu lui aussi, comme un sacerdoce, en portant ses personnages à bout de bras. La leçon est accablante.

 

À présent, oubliez tout ce que vous venez de lire, et dans le dénuement le plus complet arpentez La Route. Vous n’en reviendrez pas.

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