Une nuit chez Kipling n’est pas totalement inédit, puisque le premier tiers de cette bande dessinée reprend en noir et blanc le premier tome d’une série publiée en mars 2005, chez Glénat : La Voix des ténèbres. En perdant ses couleurs (pourtant réussies), cette œuvre désormais intégrale évoque immanquablement le mythique From Hell de Moore et Campbell. Et, bien sûr, souffre de la comparaison…
L’histoire ? À vrai dire on n’y comprend pas grand-chose. Ou plutôt, on n’a guère envie d’essayer d’y comprendre quoi que ce soit. Sachez seulement qu’il s’agit d’un récit fantastique à tiroirs, qui débute en 1897 par une conversation entre Rudyard Kipling et son ami de Scotland Yard, l’enquêteur Jonas Demm, à propos de Bram Stocker et de Dracula. Ensuite – c’est-à-dire dès la deuxième planche –, ça part en vrille… 1887 : nous apprenons au cours d’une réunion secrète au Vatican que des fouilles archéologiques au Moyen Orient ont exhumé un cylindre démoniaque que nos catholiques romains s’empressent de conserver dans leurs caves obscures. Sans oublier la prophétie d’un sorcier à Alexandrie, et la chute d’une météorite qui coïncide avec la démence soudaine d’un astronome… Et Jack l’éventreur, cela va de soi.
Bref, c’est n’importe quoi. L’auteur avait suffisamment de matière pour prendre son temps, créer une atmosphère et camper ses personnages, mais en condensant son récit sur 90 pages, Jean-Louis Le Hir a dû compenser l’économie d’images par une profusion de textes explicatifs surchargés de noms, de dates et d’événements qui auraient gagné à être illustrés. Ça procure la même impression d’ennui qu’un film muet de quatre heures dont on n’aurait retrouvé que quelques bobines, et qu’on aurait remonté et abondamment complété de cartons résumant les images perdues…
Le graphisme, inégal (les trente dernières planches sont moins travaillées) et pas toujours maîtrisé, restitue néanmoins par son expressionnisme poisseux et parfois difficilement déchiffrable – qui rappelle évidemment celui de From Hell – une ambiance victorienne inquiétante – le personnage Milton Pickers, disgracieux médecin de la Reine, est parfait –, à laquelle les nombreuses références à un univers déjà largement exploité, notamment par Moore et Campbell, ne sont certes pas étrangères. En effet, on retiendra surtout de cette laborieuse Nuit chez Kipling son interminable litanie de citations en tous genres. On y rencontre, pêle-mêle : Rudyard Kipling donc, mais aussi Dracula et Bram Stocker – ainsi qu’un avatar de Reinfield –, Sir Arthur Conan Doyle, Jack l’éventreur, Sir William Gull et le peintre Walter Sickert, Jekyll et Hyde, Oscar Wilde, la bête du Gévaudan, Fagin le Juif, John Merrick alias Elephant Man, l’Apocalypse et les grands anciens de Lovecraft, la prophétie de saint Malachie, E. P. Jacobs, un navire baptisé Corto, Theodore Roosevelt, un Dragon, une comptine anglaise à propos de la peste, un monolithe kubrickien, ou encore une momie et un vase tintinesques... Entre autres. Ç’aurait pu être brillant, si la bande dessinée avait bénéficié du même talent, de la même liberté et de la même rigueur que son modèle From Hell. Mais hormis quelques discrets clins d’œil, ce name-dropping ne cesse de s’enfoncer dans une vaine artificialité.
Une nuit chez Kipling veut faire feu de tout bois, tout dire, tout montrer et tout citer en un minimum de pages. Résultat : les différentes ramifications de cette intrigue elliptique sont à peine esquissées, et les ambitions graphiques de l’auteur sont le plus souvent réduites à néant par un texte quasi omniprésent, et par une profusion de détails censés suppléer les cases manquantes. Fatigant.