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La Forêt de cristal

Michel Pagel (Traducteur), Vincent Froissard (Illustrateur de couverture), James Graham Ballard ( Auteur)
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 16/10/2008  -  livre
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La Forêt de cristal

Souvent rattaché au quatuor apocalyptique et point d’orgue de sa veine picturale inspirée des peintres (et des visées) surréalistes, La Forêt de cristal (1966), qui développe des textes publiés en 1964 dans The Magazine of Fantasy & Science Fiction (The Illumainted Man, publié en France dans La Plage ultime sous le titre L'homme illuminé) et dans New Worlds (Equinox), est souvent cité, à juste titre, comme l’un des plus beaux livres de J.G. Ballard. En voici une nouvelle traduction par Michel Pagel aux éditions Denoël, suivie par une fort utile bibliographie complète par Alain Sprauel.

Révélation

Médecin dans une léproserie à Fort Isabelle, le Dr Sanders se rend à Port Matarre, ville sans attrait obombrée par les eaux noires du fleuve et par la jungle obscure – à « l’obscurité aurorale » semblable à celle de L’île des morts de Böcklin –, à la recherche d’un couple de collègues, Max et Suzanne Clair, dont il est sans nouvelles depuis cette étrange lettre de Suzanne – qui fut sa maîtresse –, dans laquelle elle décrit la forêt environnant la clinique de Mont Royal comme « la plus belle de toute l’Afrique, une véritable demeure de pierres précieuses » (p. 18). Comme ses compagnons d’exil – le père Balthus,  prêtre apostat qui fume cigarette sur cigarette, la journaliste française Louise Péret qui lui rappelle tant Suzanne ; Ventress, dandy décadent en costume blanc ; ou Thorensen, le directeur de la mine de diamants… –, le Dr Sanders va être confronté au plus extraordinaire phénomène qui soit : la forêt camerounaise se cristallise, littéralement, faisant d’une simple feuille d’arbre, ou d’un crocodile, une véritable œuvre d’art. Et la cristallisation – qui ne tue pas mais fige – s’étend, sans épargner les animaux… ou les êtres humains qui la contemplent, extatiques.

Ce ne sont pas les péripéties, et au premier chef les scènes d’action en elles-mêmes, que nous retiendrons de La Forêt de cristal – caractérisé par une lenteur minérale –, mais une atmosphère merveilleusement crépusculaire, des images très évocatrices – ainsi les courses-poursuites et fusillades, dont les motifs absurdement triviaux importent finalement assez peu, acquièrent dans la forêt, où le temps fuyant fausse les perceptions, la puissance évocatrice des rêves. L’auteur fournit bien, par la voix de Sanders, une explication scientifique du phénomène – des anti-galaxies, formées d’antimatière et d’anti-temps, auraient par leur simple apparition ex nihilo épuisé les réserves temporelles de notre espace, dont la matière sursaturée compenserait son déficit de temps par une forme de duplication, ou de surextension  –, mais celle-ci vaut moins pour sa vraisemblance que pour ce qu’elle suggère : le temps, littéralement, fuit. Ainsi le « vrai » monde, le seul qui importe à Sanders une fois l’équilibre rompu (de la première partie, « Équinoxe », nous passons alors à la seconde, « L’homme illuminé »), sera celui du cristal, ce paysage « hors du temps », ou plutôt au temps étiré à l’infini, où selon toute vraisemblance Suzanne (touchée par la lèpre) demeure, telle une icône immortelle qu’il n’aura de cesse de rejoindre – pour jouir de l’ultime transfiguration.

Illumination

Si le roman, lumineuse inversion d'Au cœur des Ténèbres, est traversé par maintes oppositions – chaque personnage semble avoir son double –, par maints contrastes propices à de splendides descriptions rappelant les plus belles toiles de Max Ernst, il est cependant rétif à toute interprétation morale. Port Matarre et le reste du monde sont comparés au purgatoire, c’est-à-dire à l’antichambre purificatrice de l’au-delà, mais comme souvent chez Ballard, nous sommes par-delà le bien et le mal : ombre et lumière ont ici un sens propre à Sanders. L’ombre : l’extérieur. Dans cette « zone grise de pénombre », si terne comparée à la forêt efflorescente – la lumière –, qui brille de mille feux au point que tous ceux qui la contemplent en sont bouleversés, hors du cristal donc, Suzanne n’est pas. Suzanne est la clé de voûte du récit.

Ainsi la cristallisation – célébration finale de l'eucharistie selon le père Balthus – est-elle émanation de l’esprit de Sanders, réification dans le réel diégétique de ses désirs de repli fœtal, de paix et d’amour éternels (l'écriture de La Forêt de cristal coïncide avec la mort de la femme de Ballard en 1964, d'une pneumonie...). Désirs de communion, si l'on veut : la forêt (Jardin d'Éden chatoyant –  l'auteur n'évoque-t-il pas des souvenirs archaïques ?) devient une Église où chacun est uni dans le corps mystique du Christ – ou de l'univers – ; où chacun rejoint le Royaume de Dieu après son passage dans le purgatoire du réel. Et si Sanders tient la menace à distance, un temps, à l’aide d’un crucifix de gemmes (les propriétés optiques des pierres précieuses retarderaient la cristallisation), ce n’est pas tant par crainte que par nécessité : il ne souhaite pas seulement accéder à l’immortalité du temps asymptotique ; il désire surtout, accompagné par le capitaine Aragon, – oui, comme le fou d'Elsa  – y retrouver Suzanne Clair. Même si ses raisons sont assez obscures. Comme d’autres, comme Radek par exemple (un rescapé), Sanders ne désire rien tant en vérité que d’être enfin pétrifié, crucifié en statue cristalline – purifié. Le phénomène, qui a commencé bien avant le début du récit, frappe aussi d’autres régions du monde (la Russie, la Floride...). Si Sanders dit vrai, il devrait même finir par tout recouvrir, jusqu’au dernier atome de l’univers. Mais ni le personnage, ni l’auteur, ne s’intéressent au cataclysme en tant que tel, ou à sa dimension religieuse : si l'on a parlé plus haut du Christ et du Royaume de Dieu, ce n'est qu'en guise de métaphore apostate, inspirée des propos du père Balthus. Métaphore, encore, du pouvoir ambigu de l’art et de la littérature, les paysages glacés de La Forêt de cristal sont essentiellement des paysages intérieurs, sublimes reflets d’une âme dépeuplée à la recherche du repos absolu, fuyant le bruit et la fureur du dehors (s'y abandonner, évoque une forme mystique de suicide)... D’ailleurs, du dehors, il ne sera jamais vraiment question : plus aucun bateau ne circule à Port Matarre ; la rivière elle-même se cristallise. Un calme gelé envahit les lieux.

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