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Comme le fantôme d'un jazzman dans la station Mir en déroute

Maurice G. Dantec ( Auteur), Liberatore (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 06/01/2009  -  livre
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Comme le fantôme d’un Jazzman dans la station Mir en déroute

Est-il encore besoin de présenter Maurice G. Dantec à nos lecteurs ? Auteur culte de La Sirène rouge, des Racines du Mal et de Babylon Babies, mais aussi auteur (très) controversé d’un « Journal métaphysique et polémique » en trois tomes (Le Théâtre des opérations, Laboratoire de catastrophe générale et American Black Box) et, plus récemment, de romans de science-fiction théologique (Cosmos Incorporated, Grande Jonction), Dantec n’a que peu de textes courts à son actif. Son recueil de nouvelles, paru chez Flammarion (Périphériques) n’avait convaincu qu’à moitié, peinant dans ces formats plus réduits à dépeindre dans toute leur complexité ses univers d’idées en collision et en mutation permanentes. Parus l’an dernier, les trois textes que contient Artefact - Machine à écrire 1.0 nous avaient encore laissés sur une impression mitigée : les novellas Vers le Nord du ciel et Le Monde de ce Prince nous conviaient à une visite guidée en Dantec Land, sans grande originalité et malmenée par un style étonnamment stéréotypé – auquel Grande Jonction nous avait déjà préparés – et par un usage maniaque de l’anaphore. Cependant la novella centrale, Artefact, figure sans doute parmi les plus beaux textes – et, il est vrai, les plus hermétiques – jamais écrits par l’auteur. Un homme, une machine à écrire Remington, du papier, une chambre, une plage : ce décor minimaliste ouvrait, ainsi que l’avait relevé Bruno Gaultier dans sa critique, sur une splendide – et inattendue – réflexion sur le processus d’écriture et son rapport à l’altérité.

Dantec Entertainment

Court roman ou longue novella, Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute n’atteint certes pas les sommets d’Artefact, mais n’en constitue pas moins une fort agréable surprise. Il est peut-être possible d’expliquer en partie cette réussite par la genèse du texte : écrit en 1996 à la demande de Patrick Raynal pour un recueil de nouvelles de la Série Noire consacré au saxophoniste Albert Ayler, mais finalement hors délai, ce texte a longtemps dormi dans un tiroir avant d’être récemment exhumé et retravaillé. Et contre toute attente, cette rencontre anachronique entre le Dantec destroy des nineties, celui de Babylon Babies, qui croyait encore à l’avenir de l’homme ou, du moins, à celui du post-humain, et le Dantec crypto-gnostique de Grande Jonction, l’apocalypticien du troisième millénaire, celui pour qui le post-humain vaut désormais essentiellement comme métaphore christique – celui, donc, pour qui l’avenir ne passe plus par le monde sensible – fonctionne parfaitement ! Si l’on veut, Comme le fantôme d’un jazzman ressemble lui aussi à du Dantec pour les Nuls, ou à un digest, pour reprendre des formules employées par d’autres critiques. Action, technologie high-tech, mutations post-humaines, serpent cosmique, machine-monde, intercesseurs bizarres, tout y passe – sur fond de conflits armés asiatiques. Y compris la scène de sexe un peu ridicule. Y compris, également, la scène assez complaisante de close-combat, chorégraphiée au millimètre. Le narrateur lui-même le confie : il n’y a pas, ici, à s’embarrasser de jérémiades et autres commisérations : « juste des faits, de l’action, du concret ».

Holy Ghost

Comme le fantôme d’un jazzman est le récit psychédélique et bodybuildé d’un drôle de couple en cavale. Le narrateur anonyme a suivi une formation de flic, maîtrise les sports de combat et l’informatique hardware, a travaillé sur l’intelligence artificielle et a lu Freud, Jung, Reich et quelques autres sommités des sciences humaines… Un profil à la Toorop [1], en somme. Karen, sa jeune compagne, n’est pas en reste puisque l’un de ses proches lui a appris les techniques de combat rapproché de l’armée israélienne. Si ces équipiers de choc braquent les bureaux de poste de la région parisienne, ce n’est pourtant pas par amour immodéré du crime, mais pour amasser un butin qui leur permettra, si tout se passe bien – et si leur jeu de fausses identités n’est pas trop vite détecté – d’échapper aux autorités européennes et de s’exiler au soleil. Leur faute originelle ? Ils sont tous deux atteints du « syndrome de Schiron-Aldiss », neurovirus génétique qui vaut à ses porteurs d’être enfermés dans des camps de regroupement, voire, pour les sujets jugés les plus dangereux, dans des « foyers spéciaux » ultrasécurisés. Nos deux amants shootés à la méthédrine font des rêves très intenses, en relation avec la mort – les médecins appellent ça des « NDE auto-simulées » –, suivis de terribles dépressions  puis d’euphorie maniaque… Avantage : ces « grands voyages vers l’infini » augmentent les performances cérébrales des malades, dès lors capables d’analyser une situation avec une lucidité et une précision hors du commun. D’où ces casses parfaitement réussis. D’où, également, ce plan d’évasion aussi parano qu’ingénieux. Inconvénient : ces crises leur bouffent les neurones… Conséquence : leur espérance de vie décroît dramatiquement… Voilà pourquoi Karen et son mercenaire, fuyant à travers l’Europe et l’Afrique, avalent les seules molécules atténuant l’effet des crises : les Transvector gamma et epsilon. Mais comment se procurer ces substances rarissimes sans attirer l’attention de tous les flics de la planète ?... Ah, encore un détail : pendant les crises d’état augmenté, les yeux émettent un rayonnement ultraviolet – particulièrement violent chez Karen… Ce n’est qu’après l’improbable apparition du jazzman Albert Ayler (mort en 1970 dans des conditions suspectes) et de son étincelant saxophone dans la station Mir vouée à la désintégration et à la mort de son équipage, que le sens de cette effarante mutation nous sera enfin révélé…

Le Monde comme volonté

Il n’est guère aisé de rendre compte de l’intérêt de ce livre sans éventer une partie de son mystère. Disons seulement que les porteurs du neurovirus seraient des « antennes », des « navigateurs de l’infini », le long d’une chaîne – « structure cachée à l’intérieur de la réalité » – dont la station Mir serait un maillon central, et qui aurait à voir avec la « forme infinie » des anges (car en effet, Albert Ayler serait, selon ses propres mots, un « nouveau modèle d’intercesseur »)… D’où les rêves de serpents enroulés et de dragons-fantômes hantant des bibliothèques… Ici, les théories de Jeremy Narby sur l’ADN et le Serpent cosmique, déjà exploitées dans Babylon Babies, ne servent plus seulement à envisager l’unité cosmique du monde et à imaginer l’avènement du post-humain avant la mutation suivante – mais à appuyer l’idée d’une « Autre-Réalité », semblable à celle que les Changeurs de Signes de L’Enchâssement de Ian Watson cherchaient désespérément. Ici, l’ADN est appelé « Serpent du Verbe », autrement dit un « code cosmique » en perpétuelle mutation, qui peut adopter une infinité de formes, comme celle de la « Séquence du Dragon du Verbe », transcription « verbale, symbolique et digitale » du code, qui modifie le programme-conscience, qui court-circuite les réseaux neuroniques du porteur du syndrome de Schiron-Aldiss pour y transmettre des flux d’information. Comme les riffs de la guitare de Gabriel Link de Nova dans Grande Jonction, la ligne de saxophone serait l’image instrumentale du Serpent cosmique, et révèlerait à ses auditeurs privilégiés les « dimensions cachées de l’univers »… Pour Schopenhauer en effet, la musique, art qui ne re-présente rien mais qui, fondamentalement dyonisiaque disait Nietzsche, nous présente un monde métaphysique dans une langue que la raison ne maîtrise point – mais que l’âme comprend –, n’est rien moins que l’expression de l’essence intime du monde – autrement dit, de sa volonté. Dantec semble du même avis, lui qui fait un ange d’un grand du free jazz – auquel on doit des titres comme Ghost ou Angels… –, et qui décline les paroles de Blue suede shoes, standard du rock’n’roll de Carl Perkins, immortalisé par Elvis Presley, en titres de chapitres. La musique d'Ayler joue ici un rôle chamanique !

Approche de la Nouvelle Gnose

Il y a donc, au cœur de Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute, l’idée, plus proche du gnosticisme chrétien que des univers dickiens – et peu surprenante au regard de l’évolution de son œuvre –, d’une révélation apocalyptique dont la musique serait l’une des expressions accessibles aux cortex : « Je m’étais rendu compte que par moment, mon cerveau me délivrait une vérité lumineuse, au sujet d’un aspect particulier du monde qui nous entoure, ou de nous-mêmes, comme s’il agissait quelque temps en tâche de fond invisible puis envoyait le résultat à la mémoire quand tout était bien compilé » ; « c’est comme si on voyait des choses cachées à l’intérieur de la réalité, au cœur de l’espace-temps » ; « la vraie nature de la réalité » ; « comme des semi-rêves branchés sur le futur proche » : les exemples abondent, dans le roman, de cette vision très négative de la réalité consensuelle. Rappelons que pour les gnostiques, le monde prétendument réel serait une anti-création démoniaque qui dissimulerait la seule vraie réalité, celle de Dieu. Et c’est précisément sur la promesse d’une Apocalypse, attendue sereinement par les héros, que se referme le roman… Comme dans Cosmos Incorporated et Grande Jonction, notre monde fait d’ailleurs figure de gigantesque camp de concentration globalisé, dont le béton témoigne de notre inéluctable engloutissement dans la « machine ». Sous la forme d'un road book sous acide, Comme le fantôme d’un jazzman se déplace sur les lignes, toutes plus ou moins semblables, d’un monde implacablement quadrillé par le fichage et le traçage des individus – Europol vous traque. Banlieues de Lille ou de Paris, hôtels de Rabat ou d’Agadir, rues de France ou d’Abidjan, les lieux traversés se ressemblent plus ou moins, comme autant de zones de transit, signes de l’Armageddon en cours… Heureux, alors, les illuminés !

À l'est de la vie

Plus accessible que ses prédécesseurs, servi par un style efficace qui rappelle celui des premiers romans de l’auteur, ce court, kitsch, nerveux et réjouissant polar SF remplit brillamment son office. Bien sûr, il ne s’agit que d’une parenthèse, synthèse assez légère des dernières préoccupations métaphysiques de Dantec, mais ne boudons pas notre plaisir : Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute, qui s’achève dans la sereine et exaltante attente de l’Apocalypse, procure un authentique plaisir de lecture, sans pour autant renoncer à nous présenter son approche férocement gnostique et eschatologique du réel. On en redemande.


[1] Toorop est le personnage principal de La Sirène rouge et de Babylon Babies.

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