Jean Rébillat pour ActuSF : Dans le livre, Alexandre le Grand ne coupe pas le nœud gordien et donc change l'Histoire. Comment vous est venue l'idée de placer la divergence à ce moment précis ?
Xavier Mauméjean : Parce que c’est un bel épisode de l’histoire d’Alexandre. Et puis le nœud gordien offre bien des possibilités : « rompre le lien », « dénouer l’histoire », « lier les éléments », etc. Cela me permettait de créer des expressions usuelles pour ce monde fictif, des phrases appartenant au vocabulaire de la vie quotidienne, familières à chacun.
Jean Rébillat pour ActuSF : Bien que le centre de gravité du monde de La Reine des lumières soit au Moyen-Orient, l'aventure commence à Londres et le héros est écossais. Que doit-on voir dans ce choix d'une personne finalement marginale,"barbare" dans le contexte du livre.
Xavier Mauméjean : Dans cette uchronie, l’Angleterre et sa capitale jouent un peu le rôle de la confédération de Délos dans le monde antique. Une place financière, qui de plus dans le roman incarne le progrès. Ce qui m’intéressait était de décrire un monde où la modernité occidentale était minoritaire, où la révolution commerciale et industrielle était en partie bridée, alors que nous la considérons trop souvent comme allant de soi. Après tout, science, technique et capitalisme sont un choix occidental, il en existe d’autres, cela m’intéressait de le remettre en question.
C’est pourquoi les acquis techniques, notamment en matière d’armement et de construction navale, sont ceux du XIXe siècle. Mais ils coexistent avec des traditions bien implantées, un peu comme dans les événements réels qui ont inspiré le film Le Dernier Samouraï.
L’Angleterre s’est vite imposée puisqu’elle est historiquement une puissance majeure au XIXe siècle. De plus, cela me permettait de relire certains événements politiques et militaires, comme la révolte des Cipayes, l’épisode des guerres zouloues de Rorke Drift, ou le massacre de Khyber Pass durant la première guerre afghane.
À partir de là, j’avais effectivement besoin d’un « atome libre » (comme dirait les Epicuriens) qui ne soit à sa place nulle part. Il devait donc être marin, habitué à l’élément mobile et donc propre à remettre en cause l’immobilité. J’avais d’abord pensé à un Irlandais, avant de me souvenir de Thomas Blake Glover, marin et aventurier écossais, natif d’Aberdeen, qui fut le premier, non pas à commercer avec les Japonais, mais à redéfinir leur mode de commerce, notamment en participant à la création de sociétés, comme Mitsubishi. C’est pourquoi mon personnage est écossais et se nomme Thomas Drake.
Jean Rébillat pour ActuSF : Cette modification de la trame temporelle entraîne, dans votre roman, la constitution d'un empire stable qui dure deux millénaires sans changement structurel notable. Or, dans notre passé, rien n'a duré si longtemps, ni l'Empire romain, ni aucune des royautés qui ont succédé. Même la Chine a été souvent secouée par des guerres internes. Comment expliquez-vous cette stabilité, par l'action des Dieux, ou par la prophétie gordienne ?
Xavier Mauméjean : Cette stabilité n’est qu’illusoire. Les dirigeants l’affirment mais elle n’a cessé d’être remise en question, d’où la mention à de nombreuses crises et guerres au fil des siècles de cette uchronie.
De même pour la prétendue continuité de la lignée d’Alexandre. Après tout, Roxane est indienne, son père porte un nom indien, et la dernière page du roman apporte son lot de nouveauté avec l’ultime souverain. En fait, c’est un peu comme la famille impériale japonaise qui affirme descendre en droite ligne de la déesse Amaterasu.
Jean Rébillat pour ActuSF : Vous avez construit une religion nouvelle, issue d'une fusion des croyances de l'Inde et la mythologie grecque. Elle est présente en filigrane dans tout le roman, à coup d'allusions. Avez-vous construit tout le panthéon avant d'écrire - et dans ce cas il serait passionnant de le voir publié - ou les éléments sont-ils apparus au fil des besoins de l'écriture ?
Xavier Mauméjean : Il s’agit plus que d’illusions, j’y consacre des pages et même un chapitre entier. J’ai effectivement construit un panthéon, sur la base des crises religieuses existantes dans l’Antiquité. Zeus est mis hors course, ce qui était déjà plus ou moins le cas à partir du IVe siècle avant notre ère. Se sont développés deux « monothéismes », celui d’Apollon et celui de Dionysos, ce qui se rapproche le plus d’un christianisme avec la figure de « Dios le Supplicié ». Là aussi, il s’agit d’une reprise historique. A quoi s’ajoute le syncrétisme qui donne lieu à des divinités comme Kali Gorgone, somme toute plausibles. De plus, tout comme dans le Platonisme et le Bouddhisme, il y a différentes façons de croire ou de penser. Les dieux peuvent désigner des concepts pour une minorité, ou être honorés comme tels par le plus grand nombre.
Jean Rébillat pour ActuSF : Vous avez clairement fait disparaître la civilisation romaine et donc les religions associées - dieux romains et chrétienté. Il ne reste des religions du livre qu'un seul personnage dont les croyances diffèrent de celle de l'Empire, qui, elle n'a pas évolué depuis Alexandre. Pourtant, comme pour les civilisations, nous avons bien vu depuis l'Antiquité que les religions évoluent, divergent, changent et passent par des crises, comme les Cathares ou l'Inquisition. Comment expliquez-vous la durée de "votre" religion ?
Xavier Mauméjean : Elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles. Mon personnage d’érudit juif permet d’en savoir plus sur ce qui s’est passé au Moyen Orient. Dans notre réalité, Alexandre apparaît dans la Bible, et le Talmud présente une structure grecque. Ainsi, les arguments négatifs sont bien souvent présentés par un « epikouros », un « épicurien » qui est un terme rhétorique peu flatteur. Si dans notre réalité la culture grecque a la part belle auprès des lettrés juifs, dans cette uchronie elle a complètement assimilé la tradition hébraïque. Reste que le conservateur de la bibliothèque d’Alexandrie se nomme Ben Yosef…
Jean Rébillat pour ActuSF : Au moment où l'histoire commence, votre monde est partagé en quelques grands empires ou régions qui vivent finalement plutôt dans une paix relative, bien loin de la mosaïque de petits états belliqueux qui constituait le monde et surtout l'Europe à la même époque dans notre réalité. Doit-on y voir une forme d'utopie, un regret que les hommes se soient entre-déchirés si souvent dans l'Histoire de notre civilisation ?
Xavier Mauméjean : Non, pas de regrets. Les empires prétendument immobiles du roman ont aussi leurs lots de malheurs et d’injustice. A commencer par les castes et l’esclavage. Là aussi, en m’inspirant de la réalité. Platon a défini les classes de citoyens et a eu comme disciple Aristote qui a théorisé l’esclavage et a été le précepteur d’Alexandre le Grand. Cette continuité était une aubaine pour fonder les principes philosophiques et politiques de l’uchronie.
La démocratie athénienne (belle idée, dont on se souviendra quand même qu’elle est basée sur l’esclavage), s’est perdue en cours de route. La civilisation alexandrine de cette réalité divergente est loin du chromo flatteur que l’on présente trop souvent des Grecs. Et puis comme le Christianisme n’est jamais advenu, la notion d’individu n’existe pratiquement pas. Le droit est vertical, hiérarchique, et ne prend pas en compte la liberté du sujet.
Jean Rébillat pour ActuSF : Dans notre réalité, la conquête de ce qui est devenu l'Amérique ensuite a été justifiée par l'appât du gain, depuis le début. Mais la vraie invasion n'avait qu'un but : l'or. L'approche des dirigeants de votre Empire est totalement différente, il n'y a pas cette focalisation sur les territoires vierges, les richesses qui s'y cachent. Le monde reste centré sur l'Asie. Sans s'intéresser vraiment au nouveau continent. Est-ce uniquement parce que cet élément était accessoire pour le roman ou constitue-t-il une part de la constitution de l'univers du livre ? Il en est un peu de même pour la Chine.
Xavier Mauméjean : Effectivement, l’Amérique (qui est appelée l’Autre Monde) n’intéresse pas la civilisation alexandrine, contrairement aux citoyens anglais. On oublie trop souvent que les Grecs étaient xénophobes, ont inventé le mot « barbare » et se faisaient la guerre entre cités. Contrairement aux Romains, ils n’ont jamais vraiment tenté de ramener les autres peuples à leurs vues, et Alexandre le Macédonien (une nation longtemps méprisée des Hellènes) a fait figure d’exception. Dans le roman, ils considèrent les Mayas un peu comme des Perses, décadents et adeptes de cultes étranges. Avec cet avantage que les Mayas sont loin…
La Chine est aussi un « empire immobile », conformément à la réalité, du moins jusqu’à aujourd’hui. La guerre opposant l’empire du milieu et l’empire alexandrin est fomentée par les Anglais à partir du trafic de l’opium, ce qui est un écho de notre passé…
Jean Rébillat pour ActuSF : En lisant La Reine des lumières, on pense entre autres à La Porte des mondes de Silverberg, où, là aussi, la religion a pris une place importante, sauf qu'il s'agit de la religion musulmane. Chez Silverberg, cette religion ne connaît pas de réforme, non plus, et il laisse de côté les aspects du chiisme, antérieur pourtant à son point de divergence. Dans notre réalité, le christianisme a connu des schismes et des crises, se séparant en plusieurs courants qui avaient largement divergé au XIXème siècle. Pensez-vous qu'une religion comme celle que vous décrivez aurait pu se développer à un tel point sans avoir à nourrir son ou ses propres courants réformistes qui auraient divisé et façonné de manière différente l'échiquier politique de l'Empire ?
Xavier Mauméjean : Dans La Reine des Lumières, comme il a été dit plus haut, le panthéon grec a explosé en quantité de cultes largement teintés de religion indienne. A quoi s’ajoutent deux monothéismes, celui d’Apollon et celui de Dionysos. Effectivement, il était plus intéressant d’imaginer des schismes qu’une croyance se maintenant à l’identique au travers des siècles.
Jean Rébillat pour ActuSF : Au-delà de la religion, il y a une certaine forme - peut-on dire -d'action divine, de prédestination, dans la première rencontre entre Thomas Drake et Roxane. Ces deux là n'auraient jamais dû se rencontrer, mais ils sont poussés l'un vers l'autre. Pourtant, les hommes de la Compagnie les font se rencontrer, la future Reine passe une épreuve terrible et la Pythie, parole des Dieux, valide leur amour. Doit-on y voir que, dans cet univers, les Dieux ne sont pas qu'un concept intellectuel, qu'ils agissent sur la vie des humains ?
Xavier Mauméjean : Allez, oui, disons qu’Eros existe et que ses flèches touchent juste !
Jean Rébillat pour ActuSF : Parmi la galerie de personnages qui marchent avec le couple de héros, il en est de très particuliers. Nous avons déjà parlé de Ben Yosef le bibliothécaire, mais les Dacoïts et Indra, le/la Hijra sont des figures qui en imposent, tout comme le guide Adbas. Chacun d'eux ne représente que lui-même et pourtant il est finalement plus formidable que les stratèges grecs qui se croient puissants et infaillibles, mais ne sont qu'empêtrés dans leur vénération des lois et du passé. D'où viennent ces figures et que représentent-ils pour vous dans la trame du récit ?
Xavier Mauméjean : Je suis très heureux que vous les mentionniez, car ils me tiennent à cœur. Adbas est un t’alaniyyâmaka, un « pilote des sables », il appartient à une tribu nomade, sans cesse en mouvement, qui se distingue donc dans cet empire régi par l’immobilité. Les Dacoïts étaient historiquement des parias qui prenaient les armes pour s’affranchir de leur condition. Quant aux Hijra, ils forment dans notre réalité un groupe social, composé pour l’essentiel d’hommes qui ont subi une émasculation volontaire, et s’habillent en femme afin d’honorer la part féminine du dieu Krishna. Ils ont longtemps été estimés en Inde, mais sont victimes depuis quelques décennies des préjugés - et violences - homophobes venus de l’Occident.
Dans l’uchronie ce sont tous des marginaux, au sens où ils se tiennent à la marge de l’Empire, et vont le redéfinir par leur individualisme.
Jean Rébillat pour ActuSF : Personnellement, je vois plus ce livre s'adresser à un public adolescent et adulte. Ce qui me fait pencher dans ce sens est justement la complexité sous-jacente de l'univers - la notion de croyance, de religion, de son évolution, etc. - ainsi que le jeu de va-et-vient de références entre notre monde et celui de la Reine des Lumières qui, je trouve, demande une certaine maturité, une éducation, pour être pleinement assimilé et compris. Pour un jeune lecteur, il va s'agir d'un livre "standard" de fantastique se passant dans un autre monde, inventé, sans qu'il fasse la connexion avec des éléments de notre véritable passé. Ce qui n'est déjà pas évident à faire pour un adulte.
Xavier Mauméjean : Il s’agit d’une fiction, et non d’un essai. Comme telle, l’uchronie devait avoir des assises solides, et les cultures grecques et indiennes m’ont servi de support. Maintenant, oui, c’est effectivement un monde inventé. Le but est de distraire, et non pas que le lecteur reconnaisse ou apprenne chacune des données. S’il en retient quelques unes tout en ayant passé un bon moment, c’est le principal. D’ailleurs, c’est aussi mon but en tant que directeur de la collection Royaumes Perdus.
Jean Rébillat pour ActuSF : Peut-on s'attendre à une suite ou à d'autres aventures dans cet univers ? Il parait loin d'être entièrement exploré.
Xavier Mauméjean : C’est très gentil, mais je ne pense pas. Les deux romans de Kraven composent un cycle achevé, là où j’aurais pu tirer à la ligne et en écrire des volumes. Dans mes romans en solo, je n’ai jamais écrit de suite.
La chronique de 16h16 !