- le  

Flood !

Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 31/10/2009  -  bd
voir l'oeuvre
Commenter

Flood !

Dans les années 80 et 90, le peintre californien Eric Drooker a réalisé de nombreux tracts, posters et dessins de presse en noir et blanc, vifs et mordants. Il s’est également essayé à l’illustration de recueils, aux pochettes de disque et à la bande dessinée. Dans ce domaine, il est l’auteur de deux œuvres remarquables, Flood ! publiée en 1992 et éditée pour la première fois en France par les éditions Tanibis, puis Blood Song sortie en 2002 aux Etats-Unis.

Il s’agit de romans graphiques, riches en illustrations, quasiment sans parole, où la force et la variété des images suffisent à installer un récit biographique à portée universelle. Expressives, intenses, originales quant au trait, innovantes quant à la mise en page ou la mise en abyme du dessinateur, les planches d’Eric Drooker ont marqué l’histoire de la bande dessinée. Il était important que justice lui soit rendue.

New York blackground

L’album Flood ! comprend trois histoires : Home, L et Flood !.

Dans Home, un homme s'est endormi devant sa télé dans un appartement sordide de New York. Il se réveille brusquement et part au travail en métro. Arrivé sur son lieu de travail, l'usine est fermée. Il galère dans les rues, se trouve une amie qui a tôt fait de se débarrasser de lui et c'est le début de la déchéance sociale.

Dans L, le héros descend dans le métro. Il s'endort dans la rame et découvre une humanité primitive et plein d'énergie dans les sous-sols. À son réveil, il n'y a plus personne dans le wagon. Il doit quitter le métro et repartir par l'escalier vertigineux par lequel il était entré.

Flood ! est l'histoire d'un dessinateur qui sort du métro sous une pluie battante pour retrouver sa planche à dessin, où il est question d'inondation en noir, bleu et blanc. Peu à peu, la réalité rejoint la fiction.

Apprends à nager et qu'il pleuve encore !

Flood ! est incontestablement le meilleur et le plus célèbre des trois récits graphiques de l'album. Eric Drooker y utilise la bichromie en virtuose : le noir et blanc pour la réalité, le bleu s'y ajoute pour la fiction. Dans un New York envahi par la pluie, un dessinateur persiste à dessiner tandis que l'eau monte dans son appartement. Il se laisse engloutir peu à peu avec son chat noir, tout en dessinant un personnage et un chat qui tentent d'échapper à cette inondation. Son personnage survole la ville avec son parapluie, passe par un parc d'attraction où il revit une histoire peu reluisante de l'Amérique, avant d'assister à une charge de police sur une foule de musiciens contestataires. Seul le chat est sauvé par une arche de Noé qui navigue au-dessus d'un New York englouti. Le dessinateur fait vivre à son personnage sa propre noyade. Eric Drooker est lui-même symboliquement l'auteur asphyxié du niveau supérieur. Comme un récit en forme d'appel à l'aide.

Dans les trois récits graphiques, l'auteur est hanté par la ville impersonnelle et tentaculaire, ses entrailles (le métro, les souterrains, les bas-fonds, les profondeurs aquatiques), les personnages solitaires, livrés à eux-mêmes, muets, comme s'ils avaient perdu toute capacité de communiquer et de se rebeller. Dans cette ville-dépotoir (qu'il faudrait purifier par l'inondation), les humains font partie des déchets, parce qu'ils se rejettent eux-mêmes (l'usine fermée, l'amant répudié, le dormeur ignoré dans la rame), parce qu'ils ne sont pas recyclables (la vie est toujours la même, on ne peut pas changer) et parce qu'ils sont périssables (la déchéance du SDF, la mort par noyade). La ville écrase. La ville terrasse. Tous les hommes en sont victimes et il n'y a de salut que dans le rêve ou le cauchemar. Là, l'humain entrevoit ce qui fait le sel de la vie humaine : l'amour, la danse, le jeu, la vie communautaire, mais tout est relégué dans les profondeurs de l'espace et du temps (les sous-sols, le passé tribal, la chasse préhistorique). En définitive, l'avenir de la ville est dans le déluge. Dans l'engloutissement. Seul le chat mérite de survivre.

Cette angoisse douloureuse et profonde se traduit par la nette prédominance du noir sur le blanc. Tout est vu du côté des ombres pleines. Les murs, les visages, les silhouettes. Les seuls personnages blancs sont ceux qui font l'amour. Les deux pages de partitions proposées en début et fin d'album sont imprimées blanc sur noir. Il y a très peu de gros plans. Les corps sont entiers, petits ou grands, mais toujours broyés par les immeubles, par l'enfermement dans une pièce. Derrière la multiplicité des traits, l'encre recouvre le crayonné de façon plus ou moins opaque. Les traits sont souvent cassants (pointus, triangulaires). Mais la vraie force de Drooker, c'est la variation des styles. Dans une même page, chaque case peut exprimer un style graphique différent, pour témoigner de l'évolution du personnage. En une seule case, les décors et les lignes peuvent se déformer, perdre de la perspective, s'enchevêtrer comme si toute émotion déformait visuellement l'univers. Dans la continuité de l'action, le style, à lui-seul, traduit une émotion. Comme si, dans un texte, chaque phrase changeait de police pour mieux coller à son message.

À noter, dans Home, le tour de force d'une division exponentielle de la page en cases pour rendre compte de l'écrasement progressif du personnage, en pleine chute sociale : on passe de 4 à 16 cases, puis de 16 à 64 cases jusqu'à 256 cases au sein desquelles le personnage en filigranes devient lui-même de plus en plus signifiant. Le rendu graphique exprime à merveille la détresse psychologique du personnage, puis sa disparition sociale. Une narration graphique de haut vol.

Dans la chanson présentée en exergue, le poisson du déluge se fait écho de l'abandon et de l'isolement irrépressibles et irréversibles de l'humain dans la mégapole : « Apprends à nager et qu'il pleuve, qu'il pleuve, qu'il pleuve encore ! »

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?