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À propos du corps
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À propos du corps

Je suis ici pour parler de sciencefiction, mais je veux commencer par la description d’un concept utilisé par les anthropologues: l’ethnobiologie. L’ethnobiologie comprend les idées naïves au sujet du monde biologique. Par exemple, les gens pensaient jadis que les baleines étaient des poissons géants parce qu’elles n’ont pas de pattes et qu’elles vivent dans les océans. Ensuite nous apprîmes que les baleines respiraient l’air et étaient des animaux à sang chaud; nous nous sommes donc rendu compte qu’il était plus logique de les classer parmi les mammifères. Un autre exemple, celui des araignées, que l’on prenait pour des insectes, parce qu’elles leur ressemblent plus ou moins. Mais si l’on y regarde de plus près, on remarque que les araignées ont huit pattes et non six, et que leur corps comporte deux segments et non trois : il était donc plus logique de les classer à part.

L’ethnobiologie intéresse les anthropologues parce que des méprises comme celle de prendre les araignées pour des insectes ne sont pas universelles. Ces méprises varient d’une civilisation à l’autre, et les anthropologues peuvent apprendre beaucoup de la façon dont une civilisation conçoit le monde biologique. L’ethnobiologie intéresse aussi les psychologues, car l’étude des idées que se font les enfants de la nature nous donne un aperçu de la façon dont se développent nos capacités cognitives à mesure que nous mûrissons.

Quant à moi, après avoir lu sur l’ethnobiologie, j’ai commencé à en voir des exemples partout ; même si nous avons une éducation scientifique, nous pratiquons régulièrement l’ethnobiologie à notre insu.

Laissez-moi vous donner quelques exemples. À divers moments de l’histoire, des gens ont dit que si vous vouliez un corps robuste, vous deviez manger de la viande, plutôt que du pain ou des pommes de terre. On a justifié cela de toutes sortes de façons, mais l’une d’entre elles, même quand elle n’était pas énoncée explicitement, était la croyance que nous sommes ce que nous mangeons. Littéralement. Manger des muscles vous rendrait musclé, alors que les nourritures molles et les féculents vous rendraient mou et coincé. Quand on vous conseille d’ôter la graisse visible de votre viande, on utilise implicitement un argument similaire : la couche de lard sur votre steak se changerait en couche de graisse dans votre corps. Une partie du scepticisme qui accueillit le régime Atkins venait de là ; comment pourrait-on perdre du poids sans réduire l’ingestion de graisses ?

Un défaut évident de ce raisonnement, c’est que les vaches mangent de l’herbe mais que le boeuf n’a rien à voir avec l’herbe. Les vaches sont capables de fabriquer des os, des muscles et de la graisse sans rien manger de ça, et les humains aussi. Il y a des adeptes de la musculation de compétition qui sont végétariens. Et le régime Atkins semble fonctionner ; on peut perdre du poids même avec un régime gras. Mais l’idée que nous sommes ce que nous mangeons reste séduisante ; c’est facile à croire, intuitif, c’est une chose qu’un enfant peut comprendre. C’est l’ethnobiologie en action.

Les médecins n’en sont pas préservés. Pendant des années, ils ont conseillé de réduire notre consommation d’oeufs parce que les oeufs contiennent beaucoup de cholestérol, et que c’est une façon de ré - duire le taux de cholestérol dans notre sang. Mais les études les plus récentes montrent que, dans les faits, ça ne fonctionne pas. Notre corps fabrique son cholestérol à partir des gras saturés, de sorte que vous pouvez avoir un taux élevé de cholestérol même si votre régime n’en contient pas du tout. Mais la raison pour laquelle les médecins nous disaient de manger moins d’oeufs, c’est qu’ils croyaient encore, à un certain niveau, que nous sommes littéralement ce que nous mangeons. Ils pratiquaient une sorte d’ethnobiologie.

Maintenant, il est vrai que le fonctionnement de notre corps peut en partie être compris comme un mécanisme simple. Mais cela nous fait croire faussement que tout peut être compris ainsi ; c’est le problème. Parce que, en réalité, une grande partie de ce qui se passe dans notre corps reste opaque. Une grande partie de la biologie est très peu intuitive, et ne peut se comprendre par analogie avec des systèmes mécaniques.

Laissez-moi vous fournir d’autres exemples. Le sang coule dans notre système circulatoire. Quand vous avez perdu beaucoup de sang, le remplacer par celui de quelqu’un d’autre peut vous sauver SOLARIS 175 la vie. Intuitivement, cela semble sensé : si votre moteur manque d’huile, si la voiture n’a plus de liquide de freinage, vous pouvez en remettre, et ça roule. Cependant, vous ne pouvez pas simplement prendre du sang à une personne et l’injecter dans une autre tel quel… Des médecins ont essayé: cela ne marche pas. Le fait est que les gens sont de différents groupes sanguins, qui ne sont pas compatibles. Et on ne peut même pas transfuser du sang en respectant seulement le groupe sanguin, c’est plus compliqué que ça. Pour comprendre qui peut donner du sang et qui peut en recevoir, vous avez besoin des concepts d’antigènes et d’anticorps qui ne sont pas tellement évidents ; ce ne sont pas des concepts qu’un enfant peut comprendre. C’est ce que je veux dire : vous ne pouvez pas considérer le sang comme de l’huile à moteur ou du liquide de freinage. Vous ne pouvez pas utiliser « l’intuition mécanique » pour vous représenter le corps humain.

L’exemple d’ethnobiologie dont j’ai vraiment envie de parler est un peu différent, et cela pourrait me prendre un certain temps pour vous convaincre que c’est de l’ethnobiologie : l’idée que le cerveau est un ordinateur. Les gens pensent habituellement au cerveau comme à une sorte d’ordinateur, tant en science-fiction qu’en dehors. Les gens font ça depuis que les ordinateurs ont été inventés. Vous pourriez presque avoir l’impression que quand nous avons inventé l’ordinateur, nous avons enfin compris ce qu’était le cerveau. Mais ce n’est pas du tout le cas.

Ainsi que l’ont noté bien des observateurs, nous parlons toujours du cerveau en termes des technologies les plus complexes disponibles. À la Renaissance, les philosophes parlaient du cerveau comme d’un ingénieux mécanisme d’horlogerie. Freud le comparait à machine à vapeur, avec une pression qu’il fallait évacuer pour éviter l’explosion. Dans les années quarante, on racontait aux écoliers que le cerveau était comme un central téléphonique. De nos jours, les ordinateurs sont les machines les plus complexes que la plupart des gens connaît : nous leur comparons donc le cerveau.

Mais ça ne veut pas dire que la métaphore actuelle est correcte et que les précédentes étaient incorrectes. Le cerveau n’est pas tellement plus comparable à un ordinateur qu’à une machine à vapeur. Et quand nous comparons le cerveau à un ordinateur, nous en disons davantage sur notre relation avec les ordinateurs que sur le cerveau. J’ai mentionné plus tôt que les anthropologues peuvent déduire des traits culturels de l’étude des croyances ethnobiologiques. Le fait que nous pensions au cerveau comme à un ordinateur révèle quelque chose sur notre civilisation: cela indique que la technologie a tellement imprégné notre monde que nous nous pensons nous-mêmes en termes technologiques.

Nous voyons cela en science-fiction plus que nulle part ailleurs. Encore et toujours, je lis des histoires de science-fiction dont la prémisse est que l’esprit est un logiciel qui tourne sur le matériel qu’est le cerveau. L’histoire peut ne pas le dire explicitement, mais à ce stade elle n’a pas à le faire ; elle peut utiliser cela comme hypothèse par défaut et le lecteur est censé comprendre. C’est accepté comme une convention, qui est si répandue qu’on peut facilement oublier que la distinction entre matériel et logiciel n’existe pas en biologie. Le cerveau est un organe au même titre que le foie et le pancréas, et nous ne pensons pas à ces derniers en termes de matériel et de logiciel.

Vous pourriez demander: « Si l’ordinateur n’est pas une si bonne métaphore pour le cerveau, laquelle serait meilleure ? » Je ne sais pas. Je n’ai pas de métaphore vraiment adéquate à proposer. Le cerveau est plus complexe que tout ce que nous connaissons, il n’y a donc rien à quoi on puisse le comparer et qui reflète sa complexité. Ce qui rend difficile de parler du cerveau. C’est en comparant les idées nouvelles à ce que nous connaissons déjà bien que nous pouvons les comprendre ; il est donc inévitable que nous utilisions des métaphores quand nous tentons de comprendre le cerveau. Il n’y a, en soi, rien de mal à ça. Le problème, c’est quand nous poussons trop loin la métaphore. Quand les gens pensaient au sang comme à un simple fluide qui pouvait être transfusé entre individus, ils surestimaient l’applicabilité de leur connaissance des systèmes mécaniques. Quand nous pensons au cerveau comme à un ordinateur, nous en faisons autant : nous surestimons l’applicabilité de nos connaissances informatiques.

Voici l’exemple le plus extrême de cette idée de la singularité, qui est assez explicite quant à l’assimilation du cerveau à un ordinateur : les croyants en la singularité affirment souvent que la puissance de calcul équivaut à de l’intelligence, et qu’un ordinateur capable d’accomplir un certain nombre d’opérations par secondes serait équivalent à un cerveau humain. C’est, je pense, pousser plus loin la métaphore technologique que nous ne l’avons jamais fait. Je ne connais pas de telle spéculation quand nous pensions en termes de machine à vapeur ; quelqu’un a-t-il jamais suggéré qu’une ma chine à vapeur contenant un certain nombre de cylindres serait équivalente à un cerveau humain ? Je ne sais pas, mais je pense que cette idée a autant de sens que la précédente.

Je ne prétends d’ailleurs pas que la conscience ne peut surgir que dans le tissu organique. Je pense que la Strong AI (« l’intelligence artificielle forte ») est possible, c’est-à-dire qu’il est tout à fait possible que des ordinateurs accèdent à la conscience de soi, de la même manière que le font les humains. Seulement, je crois que cela sera extraordinairement difficile à réaliser, bien que l’idée – fausse – que les cerveaux sont exactement comme des ordinateurs laisse croire qu’il sera facile de fabriquer une Strong AI.

Malgré tout, je dois admettre que je ne pense pas que l’idée – fausse – que le cerveau est un ordinateur, freine le véritable progrès scientifique. Seuls les gens qui ne travaillent pas en neurologie sont tombés dans cette erreur. Les véritables neurologues sont plus avertis. Ce qui me cause du souci, c’est en quoi cette erreur limite notre imagination, particulièrement en science-fiction.

Maintenant je vais pérorer un peu sur ces motifs de science-fiction qui m’ennuient par leur façon d’assimiler le cerveau à l’informatique. Le premier, c’est le chargement d’une personnalité dans un ordinateur simplement en numérisant le cerveau. Tant d’histoires montrent cela comme une procédure simple ; mais je dirais que c’est à peu près impossible. Voici pourquoi :
Quand des ingénieurs examinent un échantillon de matériau pour mesurer ses propriétés physiques, ils distinguent les tests destructifs des tests non destructifs. Un test destructif signifie que l’échantillon est rendu inutilisable (par exemple on teste la force de résistance à la traction d’un matériau jusqu’à le déchirer). Un test non destructif signifie que l’on mène un examen qui n’endommage pas l’échantillon (par exemple, radiographier une soudure pour chercher des fissures).

Pour ce qui est de la médecine, nous disposons de tests non destructifs, comme la radiographie et l’échographie, ou l’imagerie par résonance magnétique nucléaire. Mais, en réalité, la vaste majorité des tests sont destructifs. Quand les médecins vous font une prise de sang pour des tests, ce sang est utilisé, vous ne le récupérerez pas. Et pensez à toutes les affections qui demandent un test sanguin au lieu d’une radiographie. Les médecins ne peuvent même pas dire si vos reins ont cessé de fonctionner sans faire faire un test sanguin. Quelle probabilité y a-t-il que nous puissions lire les souvenirs d’une personne avec une technologie moins intrusive ? Cela impliquerait que vos souvenirs soient plus près de la surface de votre corps que le fait que vos reins soient malades. Je ne dirais pas que l’insuffisance rénale est un état subtil ; cela affecte chaque goutte de votre sang ; et pourtant nous avons besoin d’un test destructif pour la diagnostiquer. Vos souvenirs ne sont pas imprimés sur votre peau comme de l’encre sur une page, où l’on pourrait les lire par simple inspection. Vos souvenirs sont extrêmement subtils, profondément enfouis dans votre cerveau, alors l’idée que l’on pourrait les lire avec un test non destructif est, à mon avis, ridicule. Il sera peut-être possible un jour de numériser tous les souvenirs d’une personne dans un ordinateur, mais je vous parie que le processus sera destructif. La personne ne sera plus qu’un nuage de brume rose quand le test sera fini.

Ensuite, il y a l’idée que nous pourrions télécharger de nouveaux souvenirs, ou compétences, ou même toute une nouvelle personnalité, dans le cerveau de quelqu’un. Nous avons vu ça dans des films comme Matrix et des séries télévisées comme Dollhouse, mais il y a aussi plein de littérature de science-fiction qui suppose que c’est la prochaine étape logique, après que la possibilité de lire les souvenirs soit atteinte. Cela me rend fou. Même s’il était facile de numériser les souvenirs, il ne s’ensuit pas que l’on serait capable d’écrire des souvenirs dans le cerveau. Cette idée n’est que le résultat de notre habitude des ordinateurs ; mais dès lors que l’on cesse de penser en termes informatiques, on se rend compte que cela n’a aucun sens.

Considérons, par exemple, les photographies. Vous pouvez dé - poser une photo sur la vitre de votre scanner et la numériser à un niveau de détail invisible à l’oeil nu. Les photos sont la chose la plus facile au monde à numériser ; tout ce qu’elles ont d’intéressant est en surface, plutôt qu’en profondeur. Mais est-ce que je m’attends à ce que la prochaine génération de scanners permette de changer l’image sur la photo que l’on a mise sur la vitre ? Bien sûr que non, et ce n’est pas parce que je doute de l’inventivité des en treprises qui fabriquent les scanners : c’est parce que la possibilité de réécrire dépend du matériau sur lequel la photo originale a été imprimée ou tirée, chose sur laquelle les fabricants de scanners n’ont aucun contrôle. Si nous commencions à imprimer les photos sur un papier spécial, avec de l’encre effaçable, nous pourrions peut-être avoir des scanners pouvant réécrire ces photos aussi facilement qu’ils les numérisent. Mais nos vieux Polaroïds n’étaient pas conçus pour être réinscriptibles, donc votre scanner ne pourra jamais les réécrire.

Si nous nous écartons des photos et revenons au royaume de la biologie, la « réinscriptibilité » devient encore plus difficile. Pensez-vous que nous pourrions faire une échographie de votre rein malade, corriger l’image sur informatique pour en faire un rein sain, et enregistrer les changements dans votre corps ? Pensez-vous que nous aurons un appareil radiographique qui permettra au médecin de réparer des fractures avec sa souris, et ensuite « écraser » votre os brisé avec l’os intact? Non, bien sûr que non. Alors pourquoi voyons nous tant d’histoires dans lesquelles il est possible d’en faire autant avec votre cerveau? C’est parce que nous avons été trompés par l’idée que le cerveau est un ordinateur. Nous acceptons ces histoires parce que nous sommes encore englués dans l’ethnobiologie.

Bon, ça suffit pour la péroraison. Vous pourriez dire que vous ne croyez pas vraiment que ce que décrivent ces histoires est possible, que vous pratiquez la suspension d’incrédulité en les lisant. C’est vrai, encore que je ne pense pas que la plupart des lecteurs mettent le téléchargement de souvenirs dans la même catégorie que, disons, le voyage supraluminique ; je pense que beaucoup de lecteurs imaginent que certaines de ces techniques cérébrales vont arriver dans un futur relativement proche. Plus généralement, la science-fiction n’a pas à être scientifiquement exacte pour être intéressante ou valable, et je suis tout à fait d’accord avec ça.

L’une des façons de rendre une spéculation intéressante, même si elle n’est pas scientifiquement exacte, c’est de soulever des questions philosophiques. Sous ce rapport, l’idée que le cerveau est un ordinateur peut être intéressante. Cela permet d’examiner des questions sur le libre arbitre et le fondement matériel de la conscience. De même, l’idée que l’esprit puisse être traité comme un logiciel offre une métaphore intéressante de la façon dont les travailleurs sont déshumanisés et considérés comme de simples marchandises par la société moderne. Mais une grande partie de ce territoire est déjà explorée maintenant, et la plupart des histoires qui traitent les cerveaux comme des ordinateurs ne cherchent pas à innover.

La principale raison pour laquelle nous apprécions les spéculations en science-fiction, c’est probablement leur étrangeté, l’émerveillement qu’elles provoquent. C’est là, je pense, que l’idée du cerveau ordinateur rate la cible. Parce que, de nos jours, c’est tout sauf étrange. C’est même banal. En un sens, mon reproche est une version plus spécifique de celui habituellement fait à la science-fiction: une trop grande partie en est familière, au lieu d’ouvrir l’esprit. C’est pourquoi cela m’a ennuyé quand je me suis avisé de ce que voir le cerveau comme un ordinateur, c’était une sorte d’ethnobiologie. Parce que la science-fiction devrait nous déstabiliser, et l’ethnobiologie ne déstabilise pas. L’ethnobiologie ne peut pas déstabiliser, de par sa nature même, parce qu’elle reflète notre intuition. La science-fiction ne devrait pas renforcer les idées naïves sur le fonctionnement du monde.

Je me rends bien compte que c’est subjectif. Tout le monde n’est pas d’accord sur ce qui est étrange ou déstabilisant. Une idée qui me semble étrange peut vous sembler parfaitement ordinaire et vice versa. Alors laissez-moi vous donner un exemple d’une propriété du cerveau que je trouve étrange.

Il existe une technique de mémorisation qui s’appelle le palais de la mémoire. C’est une méthode de mémorisation utilisée sous diverses formes depuis des milliers d’années. Vous avez pu lire à ce propos dans les romans de John Crowley : Le Parlement des fées (Little, Big) et Aegypt. L’idée est de penser à une construction que vous connaissez si bien que vous pouvez la parcourir en pensée et voir les décorations dans chacune des pièces. Pour mémoriser des faits comme des noms ou des nombres, vous construisez des scènes qui représentent ces faits ; plus la scène est odieuse, mieux c’est. Un exemple que j’ai lu récemment : si vous voulez vous rappeler le nombre 124, vous pouvez imaginer une épée coupant un cygne en quatre, parce que l’épée ressemble au chiffre un, le cygne ressemble au nombre 2 et les quatre morceaux représentent le nombre 4. Vous placez cette scène affreuse dans une pièce de votre palais de la mémoire. Ensuite, quand vous avez besoin de vous rappeler ce nombre, vous allez mentalement dans cette pièce, vous voyez un cygne se faire couper en quatre, et vous vous rappelez le nombre 124.

Une fois, j’ai demandé à John Crowley s’il utilisait lui-même la technique du palais de la mémoire. Il m’a dit que non, qu’il ne voyait pas comment ça pourrait fonctionner. Cela m’a soulagé, parce que j’avais eu exactement la même réaction quand j’avais lu à propos de cette technique. Mais le fait est que certains l’ont utilisée avec un énorme succès. Des gens l’utilisaient dans les temps anciens, quand le parchemin était si cher qu’on ne pouvait pas prendre de note. De nos jours, les artistes de music-hall utilisent une version de cette technique. Alors, même si je trouve que c’est un concept extrêmement bizarre, je dois supposer que ça marche vraiment.

Il y a là plusieurs choses à noter. L’une, c’est que cela n’a aucun rapport avec le fonctionnement des mémoires informatiques. Penser le cerveau comme un ordinateur ne nous aide en rien à comprendre comment fonctionne la technique du palais de la mémoire. Penser le cerveau comme un central téléphonique, une machine à vapeur ou une horloge, non plus. Si jamais nous trouvons une métaphore du cerveau qui nous aide à comprendre pourquoi la technique du palais de la mémoire fonctionne, alors je penserai qu’on avance vraiment.

Une autre chose à noter, c’est que la technique du palais de la mémoire a été mise au point bien avant que nous ayons des aides mécaniques à la mémoire. Beaucoup de gens ont observé que la diffusion de l’écriture a réduit notre dépendance à la mémoire, mais je pense qu’elle a eu un autre effet plus subtil : elle a changé la façon dont nous pensons notre esprit. Après que les gens aient vu une bibliothèque de livres, ils pouvaient imaginer leur esprit comme une bibliothèque de livres. Et une fois que les gens eurent commencé à faire ça, ils avaient fait le premier pas vers la représentation du cerveau par un dispositif technologique. Et cela me fait me demander une chose : si nous avions tous pratiqué la technique du palais de la mémoire, aurions-nous trouvé d’autres métaphores pour le cerveau ?

Tout à l’heure j’ai mentionné que les premières tentatives de transfusion sanguine avaient échoué parce que nous ne connaissions pas les groupes sanguins. Pareille erreur s’est-elle produite du fait que nous utilisons l’ethnobiologie quand il s’est agi de penser le cerveau ? Oui, je pense que c’est le cas : la croyance que l’on peut retrouver les souvenirs refoulés par l’hypnose. Je ne nie pas que l’on puisse refouler des souvenirs, mais je crois que beaucoup de gens ont été injustement accusés de crimes sur la foi de prétendus souvenirs retrouvés. Je pense que l’hypothèse implicite derrière l’idée de souvenirs retrouvés est que notre cerveau est une sorte d’enregistreur mécanique, comme une caméra ou un magnétophone. Parce que si vous pensez que le cerveau fonctionne comme les caméras ou les magnétophones, vous croirez probablement qu’un compte rendu objectif des événements est enregistré quelque part dans votre cerveau. Même si vous ne pouvez y avoir accès immédiatement, vous imaginez qu’une mémoire fidèle est présente.

Cependant, le fait est qu’il est facile d’implanter de fausses mé - moires. Pas besoin d’hypnose pour ça. Vous pouvez simplement poser des questions orientées et faire croire à quelqu’un qu’il a vu toutes sortes de choses qu’il n’a pas vues. Des psychologues pensent que les identifications par témoins visuels ne devraient pas être utilisées lors de procès, à cause de leur manque de fiabilité. Nos souvenirs sont tellement inexacts qu’ils sont à l’opposé des caméras ou des magnétophones. Et je me demande donc : si nous avions tous utilisé la technique du palais de la mémoire, aurions-nous été plus sceptiques à l’égard des souvenirs retrouvés par l’hypnose ? Pure spéculation de ma part, mais il me semble que la technique du palais de la mémoire montre clairement que les souvenirs peuvent être fondés sur notre imagination autant que sur nos impressions sensorielles.

Quoi qu’il en soit, la raison pour laquelle j’ai évoqué la technique du palais de la mémoire, c’est que je la trouve étonnante. Cela vous semble peut-être ordinaire, mais pour moi c’est plus étrange que de penser au cerveau comme à un ordinateur et j’aimerais lire une histoire de science-fiction qui a le même effet. Il faudrait peut-être que des écrivains trouvent une autre métaphore pour le cerveau; mais peut-être pas. Je ne demande pas que cette histoire reflète la dernière recherche en neurologie ; je veux seulement qu’elle parle du cerveau d’une manière que je n’ai pas déjà vue cent fois.

Je pense que la science-fiction a atteint le point où il serait bien plus intéressant pour une histoire d’explorer en quoi le cerveau n’est pas comme un ordinateur. Le comparer à une machine à vapeur serait même préférable, si cela aide les lecteurs à prendre conscience de ce que la métaphore informatique n’est qu’un produit de notre époque.

Comme je l’ai dit précédemment, la science-fiction n’a pas besoin d’être scientifiquement exacte. Mais j’aimerais que la sciencefiction ait certaines choses en commun avec la science. La science, c’est d’examiner vos hypothèses et ne pas seulement se reposer sur le bon sens quant au fonctionnement de l’univers. Je pense que la science-fiction devrait en faire autant. Et c’est pourquoi je pense que nous devrions traquer l’ethnobiologie dans la science-fiction, et l’éviter quand nous le pouvons. Parce que l’ethnobiologie confirme ce que vous croyez déjà savoir, et nous devrions en demander plus à la science-fiction.

Ted CHIANG

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