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L'actu des sciences - Janvier 2013
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L'actu des sciences - Janvier 2013

Trous noirs : quand la réalité dépasse (enfin !) la théorie
 
Les trous noirs constituent assurément les corps les plus attirants du grand bestiaire cosmique : outre leur symbolique d’une porte ouverte sur le néant, leurs caractéristiques physiques leur octroient une aura particulière. En effet, ils accumulent les records de masse, de taille et de longévité ; ils semblent jouer un rôle capital dans la formation des grandes structures de l’Univers et ont représenté, depuis plus de deux siècles, un des enjeux majeurs de l’astrophysique. Mais les avons-nous correctement cernés pour autant ?
Il y a quelques semaines, une collaboration entre des physiciens de l’Institut Max Planck pour l’astronomie (Allemagne), de l’Université du Texas à Austin et de l’Université du Michigan (États-Unis) publiait dans la prestigieuse revue Nature un article sur «un trou noir sur-massif dans la galaxie compacte lenticulaire NGC 1277 » [1]. Une surprenante analyse d’observations qui met en avant des propriétés tout à fait hors normes et qui pourrait amener à repenser en grande partie notre compréhension de la formation des trous noirs.
 
Des trous noirs d’une existence toute théorique
Si l’observation des astres remonte à la nuit des temps, l’astronomie connaît une révolution profonde en 1687 avec la publication des Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle d’Isaac Newton, l’une des œuvres majeures de l’histoire de la Physique. Dans cet ouvrage, outre des outils mathématiques inédits et ses trois fameuses lois de la mécanique [2], Newton présente une formule explicite de la force gravitationnelle [3] qu’exerce un objet massif sur un autre et montre que cette formule permet d’expliquer l’ensemble des observations astronomiques accumulées jusqu’alors. Mais au-delà de son pouvoir descriptif, cette formule possède un grand pouvoir prédictif : elle permet d’imaginer des situations qui n’ont pas encore été observées et de prévoir leur évolution.
D’après cette mécanique de Newton, plus un astre est compact et plus les objets posés à sa surface doivent aller vite pour pouvoir échapper à son emprise gravitationnelle. Au cours du XVIIIe siècle, le physicien anglais John Michell envisage pour la première fois un astre si compact que même la lumière ne pourrait s’en échapper. Cette idée est développée indépendamment quelques années plus tard par le français Pierre-Simon de Laplace qui propose en 1796 dans son Exposition du Système du Monde, un « corps obscur [qui] ne laisserait, en vertu de son attraction, parvenir aucun de ses rayons jusqu’à nous » ; mais cette idée apparemment farfelue ne trouve que peu d’échos au sein de la communauté scientifique et sera rapidement oubliée.
Il faut attendre 1915 pour que l’idée resurgisse. En novembre de cette année, Albert Einstein publie la première formulation de sa théorie de la Relativité Générale, qui décrit la gravitation avec davantage d’acuité que l’approche Newtonienne. Quelques mois après la publication de la Relativité Générale, le physicien allemand Karl Schwarzschild, engagé dans la guerre des tranchées sur le front russe, parvient à trouver une solution mathématique aux équations d’Einstein. Cette solution, appelée en son honneur « métrique de Schwarschild », décrit un objet qui ressemble étonnamment aux astres obscurs de Laplace et Michell. Cependant, la proposition de Schwarschild nécessite la présence d’une zone de l’espace où toutes les quantités physiques (la densité, la courbure de l’espace-temps, l’intensité de la gravitation…) tendent vers l’infini. Dès lors, un épineux débat s’amorce chez les physiciens : ces « astres occlus » ou « singularités de Schwarzschild » existent-ils physiquement ou ne sont-ils que des artefacts mathématiques, certes compatibles avec la théorie mais dépourvus de toute réalité ? En d’autres termes, existe-t-il un phénomène physique capable de donner naissance à de tels monstres ?
 
Observer l’invisible
Une première piste apparaît à partir de 1930 de manière inattendue : un jeune étudiant de 19 ans, Subrahmanyan Chandrasekhar, mettant à profit les 18 jours de traversée qui séparent Madras en Inde de Southampton en Angleterre, commence à poser les équations qui décrivent l’évolution d’une étoile massive et réussit le tour de force d’associer les postulats de la mécanique quantique et les exigences de la relativité restreinte.  Les équations de Chandrasekhar permettent de décrire ce qu’il advient d’une étoile de masse moyenne lorsqu’elle a épuisé tout le combustible qui lui permettait d’entretenir les réactions nucléaires en son sein : elle se tasse sur elle-même et devient un astre dense mais de petite taille, qui continue de rayonner pendant une très longue période de temps. La gravitation, qui tend à tasser encore davantage l’étoile, est contrebalancée par la pression quantique interne des électrons et l’équilibre ainsi atteint est extrêmement stable. Cet état dit de naine blanche est en particulier celui qui attend notre Soleil dans quelques milliards d’années.
Mais qu’adviendrait-il si l’étoile était initialement tellement massive que, devenue une naine blanche, la gravitation l’emporterait sur la pression ? D’après John Archibald Wheeler, la gravitation pourrait causer l’effondrement de l’étoile sur elle-même : si l’étoile est suffisamment massive, rien ne réussira à s’opposer à la gravitation qui va tasser la matière en une boule de plus en plus petite. À notre connaissance, rien ne peut enrayer cet effondrement qui fait tend à réduire l’astre en un point, appelé singularité. Ces objets, qui acceptent la métrique de Schwarzschild et coïncident avec les astres occlus de Laplace, sont appelés trous noirs par Wheeler en 1967.
À longue distance, l’attraction gravitationnelle d’un tel objet est exactement la même que celle de l’étoile dont il est issu, puisqu’il possède la même masse. Si notre Soleil était changé par magie en un trou noir de même masse, la Terre continuerait de tourner autour exactement de la même manière qu’aujourd’hui. Pour la lectrice ou le lecteur installé devant son écran, un trou noir ne représente donc strictement pas plus de danger que n’importe quel autre objet doté de la même masse. Si vous n’avez pas peur que la Terre finisse par tomber dans le Soleil ou par être soudainement aspirée par la galaxie d’Andromède, vous n’avez pas davantage de raisons de craindre des trous noirs qui peuplent notre Univers.
La situation est quelque peu différente lorsqu’on s’approche suffisamment d’un de ces astres occlus, c’est-à-dire à quelques millions de kilomètres de leur centre en moyenne. Alors que la masse d’une étoile est répartie dans tout son volume, celle d’un trou noir est concentrée dans une zone extrêmement réduite. Si on se rapproche du centre de l’étoile au point de pénétrer à l’intérieur, seule une fraction de plus en plus petite de la masse totale contribue à l’attraction gravitationnelle (voir figure 1). Ainsi, à courte distance, plus on s’approche du centre d’une étoile, moins la gravité est importante. À l’inverse, plus on s’approche du centre d’un trou noir, plus la force augmente sans jamais atteindre de limite ; à partir d’une certaine distance, elle est tellement intense que plus rien, pas même la lumière, ne parvient à repartir.
 
 
Figure 1 : Tant que l’astronaute est loin de l’étoile, toute la masse de l’astre contribue à l’attraction gravitationnelle. S’il se rapproche suffisamment pour pénétrer dans l’étoile, seule une partie de la matière continue de l’attirer (à l’intérieur de la zone en pointillés). Les contributions du reste de la matière se compensent. À l’inverse, l’intégralité de la masse du trou noir contribue toujours à l’attraction.
 
Pendant quelques décennies, cette théorie de l’évolution stellaire est restée soumise à caution. Comment la valider en effet, puisqu’elle prédit l’existence d’objets qui, piégeant jusqu’à la lumière, sont par définition invisibles ? La communauté scientifique a dû attendre de développer des techniques d’observation suffisamment précises pour déceler des preuves indirectes de la présence de trous noirs. En 1971 apparait enfin un candidat sérieux au titre de trou noir : un point dans le ciel, nommé Cygnus X-1, émet des rayons X de manière extrêmement intense. Il pourrait s’agir des soubresauts d’une étoile en train d’être aspirée par un trou noir ! En pleine controverse, Kip Thorn et Stephen Hawking, deux astrophysiciens réputés et très engagés dans le domaine, parient respectivement quatre ans d’abonnement au magazine Private Eye et un an d’abonnement au magasine  Penthouse que le système Cygnus X-1 abrite bel et bien un trou noir ; devant l’accumulation de preuves, Hawking reconnait sa défaite en 1990 et Cygnus X-1 devient officiellement le premier trou noir détecté par l’humanité, validant du même coup la théorie de l’évolution stellaire.
 
Des candidats hors normes
Depuis 1990, de nombreux trous noirs ont été détectés. Il semblerait que la plupart des galaxies abritent des trous noirs particulièrement imposants qui concentrent à eux tout seuls jusqu’à 0.1 % de la masse du centre galactique. Le trou noir le plus proche de nous se trouve sans doute à près de 30 000 années lumières au centre de notre galaxie, la Voie Lactée. D’après les simulations, il pèserait à peu près 3.7 millions de fois la masse du Soleil, soit 7.4 milliards de milliards de milliards de milliards de kilos. On imagine aujourd’hui que ces trous noirs super massifs sont issus de trous noirs stellaires qui, à force d’accumuler de la matière et de fusionner entre eux, ont fini par atteindre ces tailles considérables. Mais les résultats récents sur NGC 1277 remettent en cause cette théorie durement élaborée.
Le Nouveau Catalogue Général (NGC) est un répertoire d’objets célestes, qui recense plus de 13000 objets, dont principalement des galaxies. Le 1277e objet de ce catalogue est une galaxie dite lenticulaire, à cause de sa forme d’ellipsoïde renflée en son centre, située à 220 millions d’années-lumière et qui a été observée la première fois en 1875. L’analyse publiée dans Nature par Van den Bosch et al. montre que le trou noir de NGC 1277 représente non pas les 0.1% habituels de la masse du centre galactique, mais 59 % ; il pèse environ 17 milliards de fois la masse du Soleil, pour un rayon proche de la distance Soleil - Neptune ! Si cette mesure s’avère exacte, NGC 1277 contient le plus gros trou noir jamais observé.  
 
 
Figure 2&3 : deux vues (depuis un télescope au sol et depuis le télescope spatial Hubble) de la galaxie NGC 1277.
 
"C'est vraiment une galaxie insolite", résume dans un communiqué Karl Gebhardt, l’un des co-auteurs de l’article. "C'est presque entièrement un trou noir. Elle pourrait constituer le premier objet d'une nouvelle classe, les trous noirs galactiques". En effet, les théories actuelles ne permettent pas d’expliquer comment un trou noir né d’une étoile pourrait atteindre une taille aussi colossale ; même la collision et la fusion de trous noirs stellaires serait insuffisante. La croissance des trous noirs en effet un processus lent et l’âge de l’Univers, malgré ses 15 milliards d’années, n’est pas suffisamment permettre l’expansion de quelques masses solaires à plusieurs milliards. L’approche de l’évolution stellaire, si elle reste pertinente dans de nombreuses situations, ne semble pas couvrir exhaustivement l’histoire des trous noirs. On est alors amené à considérer l’existence de trous noirs primordiaux, existant avant même la formation d’étoiles, et dont les trous noirs sur-massifs seraient l’évolution.
Si quelques pistes existent, il semblerait que cette fois-ci les observations aient pris de l’avance sur les théories. L’incessant ballet entre élaborations théoriques et observations expérimentales, indispensable à toute science de la Nature, va donc pouvoir reprendre pour converger – espérons-le ! – vers une meilleure compréhension de notre Univers.
 
Références :
[1]  Remco C. E. van den Bosch, Karl Gebhardt,  Kayhan Gültekin, Glenn van de Ven, Arjen van der Wel & Jonelle L. Walsh, Nature, Nature, Vol 491, 729 (2012) , An over-massive black hole in the compact lenticular galaxy NGC 1277.
 http://www.nature.com/nature/journal/v491/n7426/full/nature11592.html
[2] À propos des trois Lois de Newton, le Principe d’Inertie, le Théorème Fondamental de la Dynamique et le Principe des Actions Réciproques (ou d’Action/ Réaction), voir la présentation Histoire des équations de Newton. Un demi-siècle d’incompréhension d’Alain Albouy
(http://www.imcce.fr/fr/presentation/equipes/ASD/preprints/prep.2003/albouy_Journees2003dec.pdf).
[3] Voir à ce propos la présentation en une minute de One Minute Physics : http://www.youtube.com/watch?v=p_o4aY7xkXg&list=PLED25F943F8D6081C&index=73
 

 
La formule du jour : vitesse de libération
Si vous lancez un caillou en l’air, il est fort probable qu’il finisse par retomber : soumis à l’attraction gravitationnelle de la Terre, il ralentit de plus en plus jusqu’à amorcer sa descente. Plus le caillou est lancé fort, plus il monte haut. Cependant, au fur et à mesure qu’il s’élève, il ressent de moins en moins l’influence de la Terre. Si le caillou est lancé suffisamment fort, il aura le temps de partir très loin de la Terre avant de commencer à retomber. Avec une vitesse suffisante, appelée vitesse de libération, le caillou part tellement loin qu’il quitte la zone d’attraction de la Terre avant d’avoir entièrement perdu sa vitesse. 
Les équations de Newton permettent de calculer cette vitesse. Pour lancer un objet hors de la zone d’attraction d’une planète de masse M et de rayon r, il faut lui communiquer une vitesse
 
 
où G = 6.61 x 10-11  Nm2kg-2 est la constante universelle de gravitation, M est la masse de l’astre depuis lequel on lance le caillou (environ 6 x 1024 kg pour la Terre) et r est le rayon de l’astre (environ 6300 km pour la Terre).
Tout calcul fait, on trouve une vitesse de libération de 11km/s à la surface de la Terre ; autrement dit, si on lance un caillou à 11km/s, il ne retombera jamais sur Terre. Il est amusant de noter que cette formule ne dépend pas de la masse du caillou : il faut communiquer la même vitesse à un 33 tonnes ou à une fusée pour obtenir le même effet.
La vitesse de libération est d’autant plus élevée que le rayon de l’astre est petit. Si on comprimait un astre de la masse de la Terre jusqu’à obtenir une sphère d’un centimètre de diamètre environ, la vitesse de libération à sa surface serait égale à la vitesse de la lumière : il faudrait aller à la vitesse de la lumière pour réussir à échapper à son emprise. Si on réduit encore le rayon, alors même la vitesse de la lumière devient insuffisante pour s’échapper : on a formé un trou noir. 
Ainsi, n’importe quel corps, quelle que soit sa masse, peut être a priori transformé en trou noir : il suffit de le comprimer suffisamment pour que la vitesse de libération à sa surface devienne plus grande que la vitesse de la lumière ! Le rayon limite en deçà duquel l’objet se comporte comme un trou noir est appelé rayon de Schwarzschild et il ne dépend que de la masse initiale de l’astre, pas de sa composition.
 
 
Daniel Suchet

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