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Un mois de lecture, Anne Besson - Janvier 2015
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Un mois de lecture, Anne Besson - Janvier 2015

Alex Burrett, Ma chèvre s’est mangé les pattes, Editions Aux Forges de Vulcain :
 
Mon coup de cœur ce mois-ci (et au-delà) : le recueil de nouvelles, désopilantes et désarçonnantes, d’un auteur anglais jusque-là inconnu – il a auto-édité en ligne deux roman et un autre recueil, et celui-ci, fort de 31 nouvelles tout de même, est le premier à nous parvenir. C’est une révélation, à la fois pour les amateurs d’humour anglais morbide et d’imaginaire néo-gothique déjanté. Chaque pitch est plus génial que le précédent, les nouvelles se présentant dans l’ensemble comme autant d’explorations, méticuleuses et jusque-boutistes, d’hypothèses loufoques : qu’arriverait-il si la consommation de viande humaine devenait l’objet d’une rationalisation industrielle (« Compte-rendu de visite à l’abattoir humain ») ? si l’amour fusionnel d’un couple s’entendait au sens littéral (« Pots-de-Colle ») ? quand on a pour petit ami l’Ange de la Mort (« Morbides fréquentations »)?  Que devient un chien renifleur à la retraite (« Cyrano ») ? Un serial killer dans une société qui a éradiqué le crime et s’attaque à tout sentiment agressif (« Comment canaliser sa colère en 10 leçons ») ? Et une chèvre qui s’est mangé les pattes, bien sûr ? 
La force de ces textes, c’est que, derrière les gloussements nerveux qu’ils provoquent de façon irrésistible, ils font surgir à chaque tournant – et ils sont pleins de surprises, ou de chausse-trappes –, des sujets de réflexion jamais vus sous cet angle. Ainsi, autour de la proposition « Depuis quelques temps, le diable propose des vacances en Enfer » : Burrett expose d’abord le « pourquoi » de la désaffection qui frappe le séjour infernal, et met ainsi en question le moralisme triomphant de nos fictions, ces publicités permanentes pour l’exercice de la vertu. Puis il s’intéresse au « comment » - vacances familiales, week-ends pour jeunes urbains ou croisières seniors ; se trouve alors étrangement éclairé notre rapport au tourisme, et surtout notre capacité collective à mettre en parenthèse les réalités sordides qui entoure nos lieux de villégiature…  
Une lecture spéculative qui soit à la fois intelligente et drôle, ça ne se rencontre pas si souvent ; ça ne se refuse pas !
 
Alex Burrett, Ma chèvre s’est mangé les pattes,
 
Jacques Baudou, La Lisière de Bohême, Les Moutons électriques : le pouvoir des histoires aimées
 
Jacques Baudou est un grand monsieur du monde de l’imaginaire en France, cher au cœur de tous pour l’érudition qu’il sait merveilleusement partager, avec un mélange d’exigence et de bienveillance. Chroniquer son premier roman est donc une entreprise un peu particulière, d’autant qu’on retrouve beaucoup des goûts de l’excellent lecteur qu’est Jacques Baudou dans ces pages. L’objet-livre d’abord est magnifique, comme souvent les publications des Moutons : la couverture amovible, signée Melchior Ascaride, déploie sa verdure sur un épais papier aux effets gaufrés,  entre découpages et motifs Arts and Crafts, dont les entrelacs sont ensuite repris dans les pages intérieurs et tout au long de l’ouvrage – qui se retrouve comme envahi à son tour par cette forêt dont la présence fascinante est au cœur de l’intrigue.
C’est un roman d’atmosphère, hommage sans équivoque aux histoires aimées et aux accès qu’elles nous ouvrent vers des réalités qui nous dépassent : le premier héros est un romancier, rejoint par une jeune femme partie sur les traces d’une lecture d’enfance. Les titres qui viennent le plus immédiatement à l’esprit, autour du motif de la « forêt des merveilles », lieu des enchantements à jamais inaccessibles et du recul dans les strates d’un temps ici immobile, vont du Grand Meaulnes d’Alain-Fournier à la Forêt des Mythimages de Robert Holdstock, en passant par les odes aux Ardennes d’André Dhôtel (Le Pays où l’on n’arrive jamais) ou encore de Julien Gracq (Un balcon en forêt : la scène de l’arrivée de la visiteuse sous la pluie y fait directement écho). Mais l’impressionnant corpus des citations en exergue (magnifiquement choisies !) ne s’arrête pas là, ressuscitant le souvenir d’auteurs français oubliés, des années 30 à 70, de la littérature jeunesse au surréalisme – Yvonne Escoula, Léonce Bourliaguet, Marcel Brion…
 
Ces références nombreuses ne sont pourtant jamais écrasantes, en raison de la grande modestie du propos – modestie excessive peut-être : une courte histoire de fantômes à trois protagonistes, avec quelques détours du côté d’un château perdu sur lequel on n’en saura finalement peu. Sans nul doute cette frustration est-elle programmée : c’est l’essence de la nostalgie, des spectres du passé et du genre fantastique. 
 
Jacques Baudou, La Lisière de Bohème,
 
Mark Lawrence, Le Prince des fous, La Reine rouge I, Bragelonne :
 
Entre buddy movie et gritty fantasy :
 
Bonne surprise que ce nouvel opus de l’auteur de la trilogie de « L’Empire brisé », qui à l’époque m’avait semblé verser dans une certaine violence complaisante qui peut caractériser la gritty fantasy. Certes on se situe bien, avec ce début d’un nouveau cycle, dans le même univers d’ailleurs très réussi, notre monde longtemps après la catastrophe, dont on reconnait, sous la régression néo-médiévale, les contours géographies et certaines rares realia persistantes (immeuble de béton, lampes…). Mais avec le Prince Jalan, on découvre fort heureusement un héros autrement plus sympathique que Jorg, le « prince écorché » (qu’on croise d’ailleurs dans ce roman, à l’occasion d’un passage dans la cité de Crath). Jal est à plus proprement parler un anti-héros, tant il refuse toute idée de prouesse ou de noblesse, préférant mener en Rougemarche une vie de plaisir (de débauche !), sans se soucier de rien sinon des femmes, de l’alcool et du jeu. Mais sa réceptivité à la magie (il est le seul à voir la « jumelle » de sa grand-mère la Reine Rouge, une sorcière borgne) va lui valoir un tout autre destin. Désormais indéfectiblement lié au colosse viking Snorri, le voilà en route vers le Grand Nord, où les attendent les armées du Roi Mort – car dans ce monde aussi, les morts se réveillent, mettant en péril l’équilibre entier de la nature et la survie de l’humanité. 
Les péripéties du périple des deux personnages occupent ce premier tome, fort plaisant, à la façon d’un buddy movie à la sauce fantasy : le fort et le lâche, le barbare à la hache et le dandy à l’épée, l’homme du Nord et l’homme du Sud, se trouvent en effet devenus en outre les réceptacles de forces complémentaires et opposées, celles de la lumière et des ténèbres. Leur cohabitation, dont les enjeux montent en puissance à mesure qu’ils remontent la carte européenne, ménage suffisamment d’étincelles pour maintenir l’intérêt : ça n’est pas haletant, mais la tension est là.
 
 
 
Anne Fakhouri et Xavier Dollo, American Fays, Critic :

Des fées au pays d’Al Capone
 
Dans un Chicago alternatif, les bandes rivales de gansters de la Prohibition, et leur figure de proue Al Capone, ont du souci à se faire avec un autre type de créatures : les fays, qui dans ces années 20 uchroniques, font partie du paysage urbain, sous les formes les plus variées, des Dieux aux petits peuples. Un tel contexte historique, fort séduisant, induit tout naturellement une fusion de répertoires génériques entre d’une part l’imagerie du film noir, des exploits de la pègre ou des « incorruptibles », et d’autre part les enchantements de l’autre monde : sans être vraiment neuf, ça marche toujours –viennent souvent en mémoire les romans de la veine américaine de Xavier Mauméjean, ou encore, dans un genre plus comics, l’excellente trilogie du Grimnoir de Larry Correia. 
 
Dans cette atmosphère bien restituée (des speakeasies aux palais des nouveaux riches en passant par les processions festives de la communauté afro-américaine), on s’attache au pas d’une bande de gentils malfrats, les No Ears Four : leur chef Old Odd, que son allergie aux fays rend particulièrement apte à les traquer, le colosse stupide Bulldog, « bon chien » et garde du corps, le tueur Jack the Crap, tout en maigreur reptilienne et en menace froide, et enfin Bix Demons, notre jeune premier, trompettiste dévoyé dont son amour pour les marges – les orchestres noirs de jazz - a fait un grand connaisseur des bas-fonds de la féérie. Une série d’épouvantables assassinats, qui semblent avoir pour but d’incriminer leur patron Capone, puis l’enlèvement de la charmante Rachel, fraichement débarquée de sa campagne dans le bordel que tient sa tante, va mettre la bande sur la piste d’un vaste complot contre les fays.  
 
La fusion des genres produit d’excellents moments : les interventions de la Vieille-du-Tas-D’Ordures notamment, et tout particulièrement la série de quatre contes où sont entraînés en rêve les protagonistes, et qui donnent tout à coup accès, sous l’angle de la réécriture du folklore, à leur personnalité profonde. Je regrette toutefois que le personnel féérique ne soit pas davantage exploité : on est entièrement du côté des hommes, et la plupart des créatures, à peine décrites, n’ont qu’un rôle très périphérique ou décoratif. Même s’il nous est rappelé que les fays ne sont pas à proprement parler de ce monde, on aimerait en savoir davantage sur la façon dont elles y prennent place. L’intrigue principale quant à elle se fait un peu tortueuse, et surtout elle culmine dans une scène finale de plus de 100 pages, ce qui, malgré des péripéties incessantes, finit par faire un peu long.  
 
Anne Fakhouri et Xavier Dollo, American Fays, Critic :
 
 
EndGame de James Frey, Gallimard Jeunesse :

Jeu de massacre
 
Il me faudrait une émoticône bien sentie, ou un petit personnage comme l’Ulysse de Télérama, qui grimace ou montre les dents, pour signifier clairement combien ce roman m’a déplu – et c’est assez rare… Je n’ai absolument rien en soi contre les grosses opérations marketing, qui après tout animent la vie éditoriale à coup d’événements souvent malins, et en l’occurrence la chasse au trésor lancée autour des « énigmes » du roman, et l’invitation à se saisir des embryons d’intrigue (les 12 tribus ancestrales), pourrait bien être l’aspect le plus intéressant de ce projet, dont le roman, c’est clair, ne saurait être la meilleure part ! Rien à dire, il faut le reconnaître, au niveau de l’efficacité narrative, redoutable : ça commence par des scènes faites pour être mises en image, où des météorites s’écrasent à proximité de jeunes gens très spéciaux pour leur signifier, par le carnage, que le Jeu de la Fin, Endgame, vient de commencer. Et c’est ensuite une chasse aux indices, et une course-poursuite entre proie(s) et chasseur(s), pour être le premier sur les lieux de la Grande Enigme, message des extraterrestres qui un jour nous ont créés et qui reviennent pour nous détruire : tous, sauf les membres de la Tribu que son Joueur saura sauver. 
Mais ce niveau de complaisance et d’impensé idéologique dans la présentation d’une lutte individualiste pour la survie, ça ne devrait pas être permis : dans la famille « Ados qui se tuent ente eux », riche de superbes récits, de William Golding à Battle Royal¸ il y avait toujours un fond, inquiet et inquiétant, de réflexion sur la nature humaine et les raisons de chacun. Là, l’héroïne idéalement américaine ne peut renoncer à son amour de jeunesse, personnage des plus lénifiants, même si elle est fort tentée par un bandit sud-américain balafré – le triangle amoureux, ça marche toujours, on aurait tort de s’en priver. Divers psychopathes se lancent dans un passionnant match du plus glauque, le moindre sentiment est placé sous l’aune de l’intérêt ou de la manipulation, et les quelques indices qui nous laissent à penser que peut-être le cycle de violence enclenché gagnerait à être arrêté restent pour l’heure lettre morte. J’en frémis d’avance rien que de penser au film qui, c’est sûr, doit bien être dans les tuyaux… 
 

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