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Interview de Marin Ledun
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Interview de Marin Ledun

Actu SF. Dans une interview vous disiez avoir aimé Le fleuve des dieux  de Ian Mc Donald. Lisez-vous beaucoup de SF ? Y a-t-il des auteurs qui vous ont marqué ou/et influencé ?

Marin Ledun. Comme Spin de Wilson, Vélum de Duncan ou même Carbone modifié de Morgan, pour des raisons diverses, Le Fleuve des Dieux fait partie de ces romans récents parmi les plus créatifs et les plus riches du champ littéraire contemporain, bien au-delà de la notion de genre. Je ne suis absolument pas un spécialiste de SF et d’autres, comme Claude Ecken, en parleront bien mieux que moi, mais j’ai toujours été bercé dans l’univers de l’imaginaire. De manière intuitive. Pur plaisir de lecteur. Le tout premier roman de SF que j’ai lu était un livre jeunesse, Les Cascadeurs du temps de Christian Grenier. J’étais gamin sur un lit d’hôpital et ça a pas mal changé ma conception de la lecture. Il y a eu ensuite Le Horla de Maupassant, puis pas mal de littérature noire américaine (Caldwell, Hemingway, etc.), puis la découverte, adolescent, de groupes de musique portés sur les liens entre imaginaire et réel (le Marillion de Fish, le Genesis de P. Gabriel, etc.), et c’est assez naturellement que je suis retourné à la SF en commençant par La stratégie Ender d’Orson Scott Card et ses suites. Puis sont venus les classiques du genre que j’ai dévorés, et ça ne s’est jamais vraiment arrêté depuis. Mes études puis mes travaux en tant que chercheur pendant sept ans sur les liens entre technologie, pouvoir et marchandisation, pour aller vite, et la lecture d’auteurs comme Deleuze, Foucault, Habermas, Marcus, Ellul, etc. ont renforcé cette idée qu’aujourd’hui, la littérature de genre (SF, roman noir, etc.) était celle qui me parlait le plus du monde dans lequel nous vivons, avec le plus de liberté, le plus de recul, le plus d’esprit critique. Marqué, oui. Influencé, forcément, même si c’est plus confus et si je ne saurais vous dire qui de La voix des morts d’Orson Scott Card, Neuromancien de Gibson, Master of puppets de Metallica, L’institution imaginaire de la société de Cornélius Castoriadis ou Le Doigt de Dieu d’Erskine Caldwell m’a laissé l’impression la plus durable. Aucun auteur en particulier, donc, mais un projet littéraire, une façon générale de lire, de désosser et de décrypter le monde, certainement, doublé d’une satisfaction personnelle et m’essayer à un genre qui m’a toujours impressionné. Zone Est est un peu la somme de tout ça et le résultat de plusieurs années à publier et à gagner en maturité dans l’écriture.

Actu SF. En lisant Zone Est j’étais heureux de constater que le genre cyberpunk n’était pas mort.Est-ce un genre qui vous appréciez en SF?

Marin Ledun. Le cyberpunk n’est pas ce que je lis le plus, mais c’est ce qui se rapproche le plus de ce que j’ai envie d’écrire sur le sujet des rapports homme/technologie, sans prétention aucune - je n’ai pas l’ambition de révolutionner le genre ni d’expérimenter sur la forme. Alors que SF et roman noir sont souvent très cloisonnés, je n’apporte rien d’extraordinaire en disant qu’ils sont évidemment très proches quant à leur manière d’aborder les failles du système. Il n’y a guère que les outils qui changent, et une certaine liberté de ton. Je pense à Gibson, bien sûr, et, plus récemment à Richard Morgan dont les Carbone Modifié ou Blackman m’ont décomplexé quant à l’utilisation de certains ressorts narratifs empruntés au thriller. Dans le noir comme dans le cyberpunk, que j’espère mêler dans Zone Est, il y a ce qu’on pourrait appeler une esthétique de l’apocalypse : rejet du système capitaliste et de l’idéologie de la science et de la technique (dénonciation des totalitarismes, rappel des horreurs perpétrées ces cent dernières années : deux guerres mondiales, la bombe atomique, destruction irréversible de la planète, omni-marchandisation de l’humain, invention de la consommation, lobotomisation des masses par la télévision, les jeux, les mobiles, etc.) et une forme de fascination pour tout ce qu’ils apportent de bien-être, de démocratie, de progrès, de compréhension du monde. Nous sommes en permanence ballottés entre ces deux extrêmes, rejet et fascination, dont le cyberpunk et le noir sont plus que jamais des témoins privilégiés.

Actu SF. Le héros de Zone Est, Thomas Zigler est un humain que l’on pourrait qualifier d’homme augmenté. Que pensez vous des avancés dans ce domaine ?

Marin Ledun. Ce que j’en pense ? Bon sang, je n’ai même pas de téléphone portable parce que le taux de suicide chez les opérateurs de télécoms en France me donne le sentiment d’avoir du sang sur les mains… L’idée de l’homme augmenté, sur laquelle j’ai beaucoup travaillé étant chercheur, m’inspire spontanément des dérives, des nightmare stories comme : eugénisme, race supérieure, manipulation génétique, mais surtout : faire du fric, encore plus de fric, notamment dans le domaine de la santé. Dans le champ de la recherche, aujourd’hui, la santé est un véritable cheval de Troie : tout, ou presque, est justifiable et acceptable si cela permet d’améliorer la santé. En réalité, et en dépit de certaines bonnes intentions, la technologie importe bien moins que l’argent qu’elle génère et rapporte. La question est : peut-on imaginer un développement technologique conséquent dans ce domaine sans rapports de pouvoir et marchandisation ? Je crains que non. Au risque de paraître naïf et terre-à-terre, comment peut-on parler d’homme augmenté alors que le tiers de la planète crève de faim ou s’entretue, et que les besoins élémentaires (nourriture, eau, toit, éducation…) sont de moins en moins respectés dans les pays industrialisés ? Soyons sérieux, cinq minutes. Nous possédons au départ deux outils formidables : la Terre et la capacité d’imaginaire radical de l’homme. Qu’en faisons-nous ? Des crises monétaires, sociales, économiques et écologiques structurelles ou à répétition… Je souscris parfaitement au coup de gueule d’Ayerdhal dans Demain, une oasis ou dans Transparences. Il semble que la priorité actuelle soit la mise au pas au modèle consumériste et productiviste occidental, rien de plus. Tant que nous n’aurons pas abandonné cette idée – et il semble qu’il faille l’épuiser pour cela, au risque d’épuiser la planète et les hommes avec –, il sera difficile d’en expérimenter une nouvelle, plus en accord avec un idéal de vie harmonieux.

Actu SF. Dans le roman toutes les technologies servent principalement au fliquage des individus, on peut lire les souvenirs, on est scanné en permanence, c’est un monde ultra sécuritaire.  Notre société est en passe de devenir ce que vous décrivez, c’est quelque chose qui vous effraie ou vous fascine ?

Marin Ledun. Le monde ultra sécuritaire et paranoïaque, souvent qualifié de panoptique en référence à Bentham et Foucault, que je décris dans Zone Est est certainement une des options possibles. Mais comme vous le précisez dans votre question, il suscite de la peur en même temps ou à l’inverse de la fascination. Pourquoi ? Probablement parce que c’est un modèle théorique, un mode de pensée. Une idée. Dans un système totalitaire brut, à la 1984 d’Orwell ou à la Matrix, il est évidemment effrayant. Mais dans un système tel que le nôtre, il mêle rejet et fascination. Aujourd’hui la principale technologie politique de contrôle social des hommes est le marketing, non comme simple technique de vente, mais comme outil symbolique de gestion des rapports de production et de consommation. Lisez ce court chapitre de Pourparlers de Gilles Deleuze, intitulé Postscriptum sur les sociétés de contrôle et publié en 1990, qui dit notamment ceci : « Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. […] Il n'y a pas lieu d'invoquer des productions pharmaceutiques extraordinaires, des formations nucléaires, des manipulations génétiques, bien qu'elles soient destinées à intervenir dans le nouveau processus. Il n'y a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c'est en chacun d'eux que s'affrontent les libérations et les asservissements. […] Le marketing est maintenant l'instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. »

Actu SF. Alain Damasio parle de furtivité en réponse à ces sociétés de contrôles. Pensez vous que cette furtivité passe obligatoirement par un renoncement aux technologies ?

Marin Ledun. Ayerdhal parle de transparence et des invisibles aussi, il me semble, de manière similaire… Je n’ai pas de réponse à votre question. Je ne sais même pas si je crois à cette idée de renoncement aux technologies, même si je la pratique à titre personnel, faute de mieux. Ce qui me pose le plus de problème, n’est pas la technique elle-même, mais ce qu’elle comporte de rapports de production et de consommation. La science et la technique forment une idéologie, mais la marchandisation en est une bien plus puissante encore. Tenter d’y échapper est une forme de boycott probablement illusoire. Ça me rappelle cette scène de La belle verte de Coline Serreau où, dans le monde qu’elle imagine, les habitants de la planète jettent l’ensemble de leurs biens de consommation (téléviseurs et machines à laver en premier) par la fenêtre dans ce qu’elle nomme « le grand boycott »… C’est une belle image ! Mais c’est surtout, en l’état actuel des choses, un fantasme. En même temps, rompre avec le modèle consumériste que nous connaissons nécessite d’avoir un autre modèle à proposer ou même simplement d’être capables d’engager un processus de transformation radical, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui, malheureusement, en dépit des initiatives nombreuses des quinze dernières années dans ce sens.

Actu SF. La manipulation des individus est au cœur du roman, Thomas Zigler s’aperçoit que sa réalité est une sorte d’invention, cela m’a rappelé Invasion Los Angeles de John Carpenter :on vous endort pour que vous obéissiez. Est-ce que le cinéma est une influence pour vous en tant qu'écrivain ?

Marin Ledun. Je n’en sais rien. J’imagine que je n’ai pas vraiment une culture de l’image. Je vais rarement au cinéma, je n’achète pas de DVD, à part certains films asiatiques (Kim Ki Duk, Wong Kar Wai…) et westerns spaghetti, je n’en télécharge pas non plus. Récemment, j’ai vu District 9 qui m’a beaucoup impressionné par sa capacité à nous parler des murs, des zones de confinement et des camps que nous continuons de créer en 2011.

Actu SF. Nos sociétés sont contrôlées par les médias et la pub,  y a-t-il une échappatoire à tout ça ?  

Marin Ledun. Il faudrait poser la question à Bernard Stiegler ou Noam Chomsky, non ? Ceci étant dit, il me semble que les multinationales des secteurs bancaires, de l’énergie (pétrole et gaz en tête), de la santé (industrie pharmaceutique) ou de l’alimentaire, et les principales religions monothéistes déterminent bien plus nos vies que les publicitaires et les médias.

Actu SF. Est-ce que l’on peut voir un rapport entre les fabricants de puces ID du roman et certains grands groupes pharmaceutiques qui s’enrichissent sur le dos de certaines populations ?

Marin Ledun. Ce n’est pas le but recherché. Zone Est est un roman sur la capacité humaine à croire aux théories du complot et à l’idée de manipulation pour éviter de se regarder dans un miroir et de se remettre en question. Autrement dit, c’est la petite histoire d’une soumission librement consentie, chaque jour, dans la vie quotidienne. La plupart des habitants de la Zone Est, comme nous, ne se posent plus de questions sur leur monde. Ils vivent, se nourrissent, touchent leur salaire, consomment et dorment. Quant au mur, autour d’eux, il fait simplement partie du décor. Le système consumériste et productiviste que nous connaissons a cette capacité colossale à endormir toute idée de résistance, au nom du progrès, de la démocratie, du bien-être. Zone Est n’est pas un roman à charge contre l’industrie pharmaceutique (bien sûr, il l’est, d’une certaine manière) mais un texte sur la société de consommation et de production qui est la nôtre. Pour revenir sur votre question précédente, médias et publicité ne nous influencent-ils pas que parce que nous les laissons faire et parce que nous croyons qu’ils ont le pouvoir de le faire ?

Actu SF. Vous citez quelques groupes de musique au début du roman, écrivez vous en musique ?

Marin Ledun. Jamais.

Actu SF. Est-ce que la musique vous aide à créer un rythme pour la narration du roman ?

Marin Ledun. Votre question me fait penser à l’introduction d’un vieux titre de Meatloaf, You took the words right out of my mouth, dans laquelle un homme demande à une femme si, par une chaude nuit d’été, elle serait prête à offrir sa gorge au loup aux roses rouges, qui me semble résumer parfaitement le lien entre musique et roman : raconter une histoire, celle d’une humanité qui a encore peur du loup mais qui cède éternellement au parfum des roses.

Actu SF. Vous êtes un peu musicien je crois, vous écoutez quoi principalement ?

Marin Ledun. Pas mal d’horreurs.

Actu SF. Vous publiez  chez différents éditeurs, c’est un choix ou le hasard le plus total ?

Marin Ledun. Je ne crois pas beaucoup au hasard, mon processus d’écriture est cohérent, de roman en roman, vivre de l’écriture est très compliqué d’un point de vue bêtement matériel… et vous savez comme moi que c’est aux éditeurs qu’il faut poser ce genre de questions indiscrètes. Je suis heureux que Bénédicte Lombardo, mon éditrice au Fleuve Noir, ait eu envie de publier et de défendre Zone Est - l’anticipation n’étant pas toujours très bien reçue dans le monde du polar, ce qui, heureusement pour ce livre, n’est pas le cas, au contraire même et à ma grande et agréable surprise – et que nous nous soyons trouvés sur ce travail-ci. J’espère que nous partagerons d’autres expériences de ce type.

Actu SF. Zone Est est paru en Janvier 2011 et fin mars un nouveau roman Les visages écrasés sort aux éditions du Seuil, pouvez-vous nous en parler ?

Marin Ledun. Les Visages écrasés est un roman noir « coup de poing » sur la souffrance au travail. Les visages écrasés c’est le mode d’emploi froid, nu d’une machine ou d’une tâche, la progression rationnelle quasi clinique des évènements, les règles de métier, mais c’est aussi l’instrument du contrôle social qui prévaut aujourd’hui dans l’organisation du travail et les techniques de néo-management, c’est-à-dire les « bonnes règles » et les « bonnes pratiques » (leitmotiv lancinant des directives managériales). La marche à suivre, c’est le bon sens et le bon salarié versus son corrélat, la pratique du mouton qui suit le troupeau du haut de la falaise. C’est la règle de bon fonctionnement et la loi aveugle. C’est le vivre ensemble versus le « marche ou crève ». A l’excès, la marche à suivre est aussi la méthode radicale et sans issue du docteur Carole Matthieu, l’héroïne du roman, qui choisit de tuer ses patients pour les sauver d’eux-mêmes et du système qui les broie, en même temps que celle, plus classique, des syndicats qui entendent défendre les droits des salariés, celle du flic qui mène son enquête à la recherche d’un coupable ou celui du directeur de site qui entend sauver son poste et ses intérêts. Les visages écrasés c’est finalement autant de marches à suivre qu’il y a de salariés et d’intérêts divergents ou convergents. Les Visages écrasés, c’est peut-être aussi, plus positivement, la colère qui se dessine derrière les discours désespérés de Carole Matthieu, et qui entend crever l’abcès, parler à la place de ceux qui n’en ont plus la force, montrer l’envers du décor des nouvelles formes de travail, faire cesser le silence autour de la souffrance au travail et redonner un sens politique (au sens fort du terme, du vivre ensemble, et non réduit à sa part salariée et aliénée) au mot travail. Les Visages écrasés est au mode de production néo-managérial ce que La guerre des vanités – que j’ai publié l’an dernier à la Série Noire de Gallimard – ou Zone Est sont à l’illusion de la consommation et du tout technologique : des histoires d’hommes et de femmes qui se débattent avec dignité dans l’Histoire du monde industriel des trente ou cinquante dernières années.

Actu SF. Marin Ledun merci.

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