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L'interview de Raphael Granier de Cassagnac
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L'interview de Raphael Granier de Cassagnac

ActuSF : D’abord d’où vous vient cette fascination pour les villes ? Que représentent-elles ?
Raphael Granier de Cassagnac : Elles sont des lieux de convergence, de foisonnement, de multitude. Elles concentrent des personnes et des expériences multiples, qui viennent souvent de loin, mais se rencontrent en ville. C’est là que j’ai grandi, dans ce bordel urbain qui m’inspire, et je n’ai jamais vraiment eu besoin ni de calme ni d’espace. Là par exemple, je te réponds dans un café, en plein centre de Paris, sur une petite table au premier étage qui surplombe la rue, un flux de passants interminable, devant les halles en cours de destruction, de transformation. Ça me fascine toujours. 
 

ActuSF : Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire le livre autour d’Abyme ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette ville ?
Raphael Granier de Cassagnac : Abyme a été conçue à une époque où une importante communauté jouait au jeu de rôle Agone, tiré de l’œuvre de Mathieu Gaborit. Nous étions sûrs que les joueurs seraient intéressés par un guide touristique d’une des villes qu’ils arpentaient pendant leurs parties. Au-delà, nous voulions faire découvrir cette cité à un autre public, aux amateurs de littératures de l’imaginaire au sens large. C’est donc d’abord pour la faire découvrir aux lecteurs que nous avons eu envie de faire Abyme, pour relever le pari de faire un guide d’une cité imaginaire fourmillant de détails. Mais ça aurait pu être une tout autre ville, c’était juste une question d’opportunité.

 
ActuSF : Comment avez-vous travaillé avec les trois auteurs ? Et avec Mathieu Gaborit ?
Raphael Granier de Cassagnac : Travailler avec Muriel Algayres, Raphaël Bardas et Nathalie Besson fut un vrai plaisir. J’avais déjà travaillé avec deux d’entre eux pour le jeu de rôle, et je tenais à ajouter une voix et une vision nouvelles sur Abyme, de quelqu’un qui n’avait pas nos réflexes d’auteurs de jeux de rôle. Je suis très fier du résultat. Concrètement, le plan régulier d’Abyme nous a aidé : nous l’avons divisée en quatre quadrants et chacun s’est emparé de sa part, en s’autorisant quelques incursions chez les autres. L’ensemble est monté en quatre cahiers distincts, d’une façon assez basique mais efficace. Après coup, une conclusion s’est imposée, un ultime chapitre à la confluence de nos quatre histoires. Quant à Mathieu, comme toujours, ce fut très facile de travailler avec lui : il offre très volontiers ses univers et il m’a fait confiance, me laissant les coudées franches.

 
ActuSF : Est-ce que cela a été facile de se fondre dans son univers ?
Raphael Granier de Cassagnac : Très facile oui ! Mathieu crée des univers originaux et très ouverts. Il laisse beaucoup de place pour des développements ultérieurs et ses mondes finissent par lui échapper, pour son plus grand plaisir je crois. Au moment d’Abyme, je traînais mes babouches depuis un moment déjà dans ses Royaumes crépusculaires, en tant qu’auteur de scénarios et de décors pour le jeu de rôle,  en tant qu’auteur des nouvelles que Mathieu y avait démarrées et que j’ai terminées, et en tant que meneur de jeu.

 
ActuSF : J’imagine qu’il y a une grande liberté à créer quartiers et boutiques. Quelle est la distance avec l’œuvre de l’auteur ? Comment rester dans l’ordre du « crédible » dans son univers ?
Raphael Granier de Cassagnac : Oui, il y a énormément de libertés. Avant la crédibilité, il y a la cohérence. Je mets un point d’honneur à ne pas contredire ce qui existe déjà, en relisant précautionneusement tout ce qui a été écrit. J’établis des listes de personnages, de lieux, de citations, de références. Mentionner quelques-uns de ces éléments dans le guide lui donne déjà une certaine crédibilité. Il faut ensuite identifier des éléments forts qui font que ça « aura l’air de… » Pour Abyme, il y a par exemple les noms composés, le thème de l’horloge, les races inspirées de la mythologie grecque… Mais une fois ces quelques éléments posés et respectés, il faut absolument lâcher la bride et laisser parler l’imagination, en toute liberté.

 
ActuSF : Même question pour Kadath, qu’est-ce qui vous a donné envie d’explorer cette ville de Lovecraft ?
Raphael Granier de Cassagnac : L’approche est très différente. Kadath est mythique et inaccessible : Lovecraft ne la décrit pas (même si une erreur dans la première traduction de la Quête onirique de Randolph Carter laisse penser le contraire dès la première phrase). Dès lors, nous avions toute liberté pour raconter ce que nous voulions et Kadath devint pour nous un prétexte pour parler de Lovecraft, de ses œuvres, et en particulier de celles qui arpentent les Contrées du rêve.

 
ActuSF : Pourquoi avoir choisi d’explorer la ville par le biais de la fiction ? Et comment vous êtes-vous répartis les rôles avec les auteurs ?
Raphael Granier de Cassagnac : Pour les deux cités, il m’est apparu clair qu’un ouvrage qui ne serait qu’une sorte de guide touristique, à la manière d’un Lonely planet, ne serait pas intéressant. Peu de gens se promènent réellement dans la ville en feuilletant nos livres… Il fallait donc raconter une histoire, une fiction qui du reste est présentée comme une réalité : le véritable voyage de quatre rêveurs dans la cité mythique. La répartition des rôles ne s’est pas faite comme pour Abyme. Je ne voulais pas de cahiers figés et séparés dans une cité onirique et insaisissable. Nous avons d’abord posé nos personnages, David Camus, Mélanie Fazi, Laurent Poujois et moi. Naturellement, chacun s’est retrouvé à incarner plutôt un aspect de l’œuvre de Lovecraft (l’horreur, le rêve, l’auteur lui-même…) mais il n’y a pas de séparation thématique très stricte. Chaque auteur a ensuite proposé aux autres un rapide synopsis et est parti écrire son texte, d’un bloc. Je ne les ai découpés (les textes, pas les auteurs, quoique…) qu’a posteriori, en cherchant les articulations et les enchaînements possible et en complétant avec mes propres textes. Là encore, c’était un pari et je suis content du résultat.

 
ActuSF : Laquelle des deux villes entre Abyme et Kadath a été la plus facile à appréhender ?
Raphael Granier de Cassagnac : Je ne sais pas… Sans doute Abyme car ses fondations étaient déjà bien posées. Mais une fois les angles d’approche de Kadath bien posés, l’appréhension est complètement tombée…

 
ActuSF : À chaque fois, comment avez-vous travaillé avec les illustrateurs ?
Raphael Granier de Cassagnac : De façon très différente dans les deux cas. Pour Abyme, je donnais à Gérard Trignac des sujets d’illustrations précis, qu’il exécutait méticuleusement, en y mettant toute sa science des bâtiments extraordinaires, et en me réservant quelques surprises, comme pour l’illustration de la vision aérienne de la Place des libertins où il se met lui-même en scène dans la nacelle d’un ballon. Pour Kadath, Nicolas Fructus s’est directement inspiré de nos textes, piochant là où l’inspiration venait. C’est donc avant tout lui qui a choisi ce qu’il a illustré, parfois de façon très libre : l’incroyable Château d’onyx que l’on voit sur la couverture n’est pas décrit par les auteurs et sort donc de la cervelle, à l’évidence malade, de Nicolas.

 
ActuSF : Il y a également des cartes dans les deux livres. Comment avez-vous réalisé ces cartes ? Comment avez-vous travaillé là-dessus ? J’imagine que les auteurs eux-mêmes n’avaient pas de plans très précis de leurs villes ?
Raphael Granier de Cassagnac : Non, dans les deux cas, les auteurs ont travaillé sans plan détaillé. Pour Abyme, il existait déjà un plan sommaire dans le jeu de rôle. Éric Paris est arrivé à la fin du projet et a fait un travail incroyable pour produire des plans précis de la vingtaine de quartiers, plans qui respectent scrupuleusement les textes des auteurs et les illustrations de Gérard. Pour Kadath, la nature onirique et atemporelle de la ville nous permettait une grande liberté, et même des erreurs ! Nicolas et moi avons posés les grandes lignes (le Château d’onyx, les cinq éminences, le port…) et il a ensuite réalisé le plan en parallèle des illustrations, plaçant tous les lieux décrits par les auteurs. Au final et dans les deux cas, j’ai juste vérifié la cohérence de l’ensemble.

 
ActuSF : Selon vous qu’est-ce qui fait que ces deux villes sont si importantes dans l’œuvre des deux auteurs ?
Raphael Granier de Cassagnac : Il faudrait leur demander… Abyme est le seul roman purement citadin de Mathieu, et c’est sans doute la ville qu’il a décrite le plus précisément, détaillant son système politique très particulier, sa fonction diplomatique centrale, mais aussi ses bas-fonds, ses mœurs, ses sous-sols abyssaux… Kadath est tout l’inverse, elle est la moins détaillée des cités de Lovecraft, que ce soit dans le monde de l’éveil ou des rêves… Elles revêtent donc des caractères très différents, mais dans les deux cas extrêmes.

 
ActuSF : Y’a-t-il d’autres villes que vous aimeriez explorer ?
Raphael Granier de Cassagnac : Oh oui, les possibilités sont infinies : l’Olympe, la tour de Babel, une station spatiale géante, la Moria de Tolkien, la Metropolis de Fritz Lang, la Laputa de Swift ou de Miyazaki…

 
ActuSF : Parlons de celle que l’on trouve dans Eternity Incorporated. Il s’agit d’une « ville-bulle ». Comment est-ce que vous l’avez conçue ? Et l’approche d’Abyme et de Kadath vous a-t-elle aidé à concevoir votre cité ?
Raphael Granier de Cassagnac : Non, Abyme et Kadath sont le sujet même d’œuvres collectives qui n’ont pas grand-chose à voir avec la bulle d’Eternity Incorporated, un roman dont la cité n’est que le décor. J’y décris en fait très peu la bulle, mais centre le récit sur trois personnages dont elle est le quotidien. J’ai précisément décidé de ne pas sortir de leurs stricts points de vue et de ne pas m’égarer dans les longues descriptions qui m’énervent souvent dans les littératures de l’imaginaire. Cela dit, j’en donne bien sûr les éléments clefs : les cellules, le central, le recyclage, les décharges, la périphérique, le plexiglas… Et elle a sûrement un plan circulaire et concentrique. Mais ça s’arrête là, y compris pour moi : je m’astreins à ne pas la cartographier précisément car je souhaite que le lecteur s’en empare et en imagine les détails qu’il veut y trouver. Après, si quelqu’un voulait traiter la bulle comme j’ai traité Abyme et Kadath, j’en serais flatté et ravi !

 
ActuSF : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ?
Raphael Granier de Cassagnac : Encore sur des villes. Sur un troisième guide d’une cité imaginaire, qui s’inspirera de l’œuvre de Jules Verne. Et sur la suite d’Eternity Incorporated, dans laquelle la ville, cet espace d’échanges que j’évoquais au début de cet interview sera globale ou virtuelle…


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