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J.G. Ballard, hautes altitudes

Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 05/11/2008  -  livre
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J.G. Ballard, hautes altitudes

Sous la direction de Jérôme Schmidt, de la revue Inculte (et compagnon musical de Richard Pinhas et Maurice G. Dantec), et de la plasticienne Émilie Notéris, cet ouvrage publié aux éditions è®e se présente comme une compilation d’articles consacrés à James Graham Ballard (signés Bruce Bégout, Jacques Barbéri, David Pringle, Rick McGrath, Rick Poynor et Luc Sante), ponctués d’entretiens (avec Ballard bien sûr, mais aussi David Cronenberg, Bruce Sterling et Norman Spinrad), illustrés par les dessins et photographies d’artistes, et suivis par une bibliographie  plutôt intelligemment commentée.

Speculative Fiction

S’il y est évidemment question de science-fiction, comme le suggèrent les interviews de Norman Spinrad (sur le mouvement New Wave orchestré par Michael Moorcock, dont Ballard fut l’une des figures emblématiques) et de Bruce Sterling (sur les liens entre Ballard et le cyberpunk) pour qui l’auteur de La Forêt de cristal serait le Jimi Hendrix de la SF, voire  le seul écrivain de science-fiction, Hautes altitudes s’adresse sans doute moins au simple amateur du genre qu’aux lecteurs confirmés du visionnaire de Shepperton. Au passage, d’ailleurs, Bruce Sterling tord le cou à l’un des clichés journalistiques qui collent le plus à la peau de Ballard : l’appellation, en effet inappropriée, de science-fiction (ou d’anticipation) « sociale ». La SF de Ballard, ou, si l’on préfère, sa fiction spéculative, vise plutôt à mesurer l’impact des mythologies modernes sur les psychologies quotidiennes (une plongée dans l’inconscient de l’homme postmoderne, en somme, comme le suggère également le collage de Jacques barbéri, Slowing Apocalypse . J.G. Ballard évoque d’ailleurs la question dans un entretien, réalisé en 1977 par Stan Barets et Yves Frémion et repris dans ce livre : « Le sens général de l’évolution qui conduit du roman classique à la S-F, c’est ce passage du réalisme à ce que j’appellerais un néo-réalisme. Ce n’est évidemment plus le réalisme au sens où aurait pu l’entendre quelqu’un comme Flaubert, et pourtant, pour moi, La Foire aux atrocités est un livre profondément ancré dans cette nouvelle réalité. Je n’y parle que de ce qu’est notre vie. Que ce soit la télé, la pub, les communications, les vedettes, je les traite tous comme des éléments de notre réalité. Chacune de nos visions de la réalité se transforme à son tour en une part de la réalité sans qu’on ne puisse plus dérouler l’écheveau. Oui. Exactement. Car la plupart des éléments de notre vision de la réalité sont en fait fictifs, ce sont des éléments mythiques réifiés. Nous vivons dans un monde de simulacres. Et par là, je ne veux pas seulement parler de notre perception de l’existence des célébrités du ciné, de la télé ou de la politique, mais aussi bien de nos rapports humains entre nous. […] Toujours réduire la part de la fiction au minimum et partir de ces réalités nouvelles de l’expérience. Je crois que c’est le processus même qui fait passer de la science-fiction à la Speculative Fiction. »

Et de fait, Hautes altitudes gravite essentiellement autour de cette source fondamentale d’inspiration pour Ballard : le réel. Pour Schmidt et Notéris, sa littérature évoque peut-être davantage, non sans raison, les poupées de Hans Bellmer ou les immenses photographies d’Andreas Gursky, que les explorations spatiales du Space Opera. Dans un autre entretien, beaucoup plus récent, Ballard s’exprime sur la notion de surveillance (« Ce n’est pas la société qui a changé dans son approche de la surveillance, ce sont uniquement ses moyens techniques »), sur la démocratie, sur David Cronenberg, sur le 11 septembre considéré comme un événement unique (l’acte terroriste comme tentative de retour au réel existe dans l’œuvre ballardienne depuis de nombreuses années, comme en atteste par exemple Sauvagerie, publié en 1988), sur Bush et Reagan, sur les mégalopoles, sur l’écriture et la position éthique de l’écrivain (« Rien ne m’agace plus que la fascination du mal, de l’horreur, du violent. La littérature est là pour contextualiser cette horreur, en expliquer – si possible – ses tenants et ses aboutissants, la disséquer pour la comprendre »), et sur sa science-fiction donc, qui « tente de tracer les contours d’un monde contemporain que beaucoup tendent à placer dans le futur, proche ou non ».

Toi, Moi et la Suburbia

Les textes de Rick Poynor (sur les différentes couvertures de Crash !), les différentes interviews et l’essai expérimental de Barbéri ne manquent pas d’intérêt, mais nous attirerons surtout votre attention sur quatre articles en particulier. Dans « Légendes de l’obscurité » d’abord, paru dans le New York Times Review of Books en 1990, Luc Sante revient sur les événements marquants de la biographie de l’auteur, afin de mieux éclairer son œuvre (en attendant la traduction de son autobiographie parue en 2008, Miracles of Life). Ensuite Rick McGrath évoque les fictions expérimentales de Ballard, s’attardant entre autres sur le « Projet pour un Nouveau Roman » réalisé en 1958, sur lequel revient également David Pringle [1], qui nous en livre l’argument (rédigé par Ballard lui-même) publié dans « Re/Search 8/9 » : cette œuvre, récemment exposée à Barcelone, était donc « [composée] essentiellement de titres et d’agencements de type magazine, avec un texte délibérément sans signification, l’idée étant que le contenu imaginaire pouvait être véhiculé par les titres et l’allure globale, rendant obsolète le besoin de texte traditionnel si ce n’est dans un but virtuellement décoratif… » Interprétant des extraits d'entretiens, des allusions au Projet pour un Nouveau Roman dans La Foire aux atrocités et de multiples occurrences du thème de la crucifixion et de la résurrection/réincarnation dans son œuvre, David Pringle, l’un des fondateurs historiques du magazine Interzone, essaie de retracer une généalogie possible de l’hypothétique premier roman inédit de Ballard, Toi, Moi et le Continuum, « pastiche illisible de Finnegan’s Wake et des Aventures d’Engelbrecht » mentionné dans une notule parue dans New Worlds en 1956… Pour Pringle – et Ballard semble le confirmer dans une lettre –, ce roman inachevé aurait été un récit christique expérimental, dont certains éléments auraient été réinjectés dans La Foire aux atrocités.

Enfin, dans « Suburbia », lumineux article initialement publié dans le catalogue de l’exposition Airs de Paris du Centre Georges Pompidou, le philosophe Bruce Bégout, fin observateur de le périurbanisation du monde (lire l’excellent Zéropolis aux éditions Allia), analyse d’abord l’émergence des « sous-villes », c’est-à-dire de ces banlieues décentrées, qui ne sont plus « une simple extension périphérique de la ville », mais « une nouvelle manière de penser et de constituer l’espace urbain », puis tente de la définir par un surprenant poème phénoménologique (extrait : « Nous sommes dans la suburbia là où les parkings désertés constituent des lieux de sociabilité nocturne. / Nous sommes dans la suburbia si un centre commercial représente un pôle d’attraction hebdomadaire dans votre quotidien. »), avant de conclure en beauté avec les visions ballardiennes de cette nouvelle forme d’occupation de l’espace : « L’angoisse de l’homme suburbain devant les espaces infiniment désolés de la banlieue infinie correspond […] traits pour traits au sentiment inquiétant de perte de la position centrale de l’homme dans un monde non géocentrique. La pensée d’errer dans une immensité sans bornes éveille alors une “horreur secrète”, pour reprendre la formule de Kepler. Or, la suburbia n’est plus effectivement un espace centralisé, fini et ordonné, mais l’univers illimité de places disséminées, le continu infini de lieux qui ne sont plus liés par une hiérarchie fixe et immuable. »

À tous ceux qui n’envisagent pas l’œuvre et l’influence de Ballard que dans le champ restreint de la science-fiction, à tous ceux que le monde postmoderne et ses simulacres fascine, nous recommanderons donc l’acquisition de J.G. Ballard, hautes altitudes, ne serait-ce que pour l'article passionnant de David Pringle et  celui, magistral, de Bruce Bégout (le reste, on l'aura compris, n'étant pas négligeable pour autant). Quant aux autres, ceux que Ballard et sa manière d’envisager le réel intéressent peu, ils passeront leur chemin.



[1] Les deux articles, de McGrath et de Pringle, font un peu double emploi, d’autant que les mêmes extraits d’interviews sont cités (bien que les traductions soient légèrement différentes)…

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