La Fée Puzzle
Après avoir fait ses études dans la section bande dessinée de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, Philippe Foerster débute sa carrière professionnelle dans les pages de Fluide Glacial. Il y publiera de nombreuses histoires courtes (plus de 120 planches en noir et blanc) avant de se sentir à l’étroit et de se tourner vers un format plus long. Ainsi paraîtront Starbuck (Dupuis) et plus récemment Silex Files (Le Lombard). L’un de ses albums les plus marquants reste Styx (Le Lombard), qui bénéficie d’un encrage signé Andreas, nominé à Angoulême pour l’Alph’ Art du meilleur scénario. Cet amateur invétéré de littérature fantastique, qu’il dévore depuis son adolescence, revient sur le conte de Pinocchio qu’il avait déjà traité en 1982 pour Magic Strip et sa collection Antomium.
« Vous devez savoir qu’une certaine fée aux cheveux bleus avait transformé la marionnette qu’il était en vrai petit garçon de chair et de sang….
Gueule de Bois, c’est ainsi que l’on surnomme Woody Woodstock. Solide comme un chêne, véritable armoire à glace en pin massif, il est sans cesse questionné sur l’étrange masque qu’il porte. Lassé, il invente chaque jour une nouvelle histoire pour dissimuler la réalité, et invariablement son nez s’allonge… Alors qu’il fait escale dans un port, il est retrouvé par de maléfiques lapins noirs venus le chercher pour l’enterrer vivant. Il est aidé et secouru par Lord Chester Darling, un chasseur de démons et grand spécialiste de Poe qu’il cite à tout venant.
Ce dernier lui propose de laisser tomber son boulot de marin et de coopérer avec lui. Pour ce faire, il l’introduit auprès du très secret club des Milliardaires aveugles qui vouent une haine farouche aux cryptozoïdes, des êtres issus des contes et mythologies et qui envahissent certaines franges de notre réalité. Eux-mêmes ont été les victimes du marchand de sable alors qu’ils étaient enfants. Encouragé par sa bonne conscience Gédéon, un criquet qui a établi ses quartiers dans son bonnet de marin, et séduit par la proposition de Lord Chester Darling de lui redonner une apparence humaine en défaisant le maléfice qui pèse sur lui, Woody accepte de tenter l’aventure. Leur première mission en binôme les conduit au château du Baron Frankenstein.
…Mais la suite fut moins heureuse car son père s’était mis en tête de monter un petit spectacle itinérant et de faire du petit un Hercule de foire. »
Fasciné par les récits fantastiques et par le grotesque, Foerster entame une nouvelle série à l’humour noir et absurde. Dans un joyeux capharnaüm se mêlent références directes ou non aux mythes et œuvres qui ont donné leurs lettres de noblesses au genre. Avec cet hommageparodique au conte Pinocchio de Carlo Goldoni, Foerster livre en quelque sorte la suite des aventures de la marionnette de bois devenu un petit garçon en le mettant en scène adulte. Ce dernier s’est affublé d’un pseudonyme qu’il aurait voulu moins éloquent, Woody Woodstock, et tente d’échapper aux lapins tueurs que son père, Gepetto, a lancé à ses trousses. Dans sa furie créatrice, son père devient même un ersatz du Baron Frankenstein. Un héros névrosé qui aurait bien besoin d’une petite psychanalyse en somme pour se débarrasser de sa quête du père et des origines. Son compagnon, Lord Chester Darling, fils à peine caché de Wendy et de Peter Pan, qui subit également l’héritage paternel, pourrait d’ailleurs l’accompagner.
S’il y a un côté sombre et relativement malsain dans la relation qu’entretiennent les héros avec leur géniteur, il y a heureusement l’humour efficace et souvent absurde de l’auteur. Entre le gore des références à L’Exorciste et les troublantes citations de Poe, il brille par son art du décalage. Il met à mal ses personnages, comme la belle Fée Bleue, devenue l’horrible et aigrie Fée Puzzle après être passée entre les mains inexpertes du Baron Frankenstein, pour mieux laisser affleurer leur humanité. Sa relecture des grands mythes fantastiques est jubilatoire parce que non convenue, cynique et névrosée. Son dessin clair n’est pas exempt de traits torturés et secs qui renforcent le côté inquiétant et sinistre de son histoire. Un bon premier tome qui laisse supposer une bonne série à l’humour noir et ravageur.