Révélé par le triomphe de sa Fille automate (2012) et des prix littéraires plein les poches, Paolo Bacigalupi revient sur le devant de la scène SF avec la parution en poche de son tout premier recueil de nouvelles, préalablement publié au Diable Vauvert en 2014. Comme dans la plupart de ses romans (Ferrailleurs des mers, Les Cités englouties), cet auteur américain né en 1972 y prospecte un futur difficile, marqué par les désastres écologiques, le déclin économique et culturel de l’Ouest et un transhumanisme décomplexé.
Dix promenades dans le(s) futur(s) suggéré(s) par La Fille automate
Bacigalupi nous conte des histoires de carences, de pénurie. Dans cet avenir désagréable en ombre portée de notre présent, la logique du système néo-capitaliste est poussée jusqu’à l’extrême : les personnages de La Fille-flûte manquent d’eau, de nourriture, d’énergie, de place, de savoir – victimes de la pollution, de la concurrence sauvage entre multinationales et de la privatisation du monde. Mendiant, antiquaire, trafiquant, chasseur, combinard, ils se débattent pour grappiller les restes, pour survivre un jour de plus. Pendant ce temps, la vie bien réglée d’un policier se voit perturbée par un dinosaure vert en peluche, l’esprit du dalaï-lama est coincé dans un datacube et des petites filles aux corps torturés ne grandiront plus jamais – tandis que les animaux se voient relégués à la préhistoire et que les universités se couvrent de poussière.
De Bangkok à La Nouvelle-Orléans, de Chengdu jusqu’en Californie, dix nouvelles tendues, pessimistes et cyniques où se profile le miroitement inquiétant des cheshires.
Sombre biopunk
Avec ses sigles incompréhensibles, ses noms de marque suggestifs et ses slogans racoleurs, avec la frénésie urbaine de ses mégapoles asiatiques et l’omniprésence d’une biotechnologie de pointe, Bacigalupi réinvente l’esthétique cyberpunk lancée par William Gibson en 1984 à la mode des préoccupations écologiques, scientifiques et éthiques du deuxième millénaire : bienvenue dans le biopunk, dont La Fille automate et son rejeton La Fille-flûte sont de frappants exemples.
Ici, trêve de Japon ultra-moderne et de ses néons criards : au fil des dix nouvelles, on arpente un futur qui demeure glaçant malgré la chaleur moite de l’Asie du Sud-Est, souvent choisie comme toile de fond par Bacigalupi. Dans cet avenir dont les multiples ramifications prennent toujours leurs racines au même endroit – notre présent –, les conséquences des progrès biotechnologiques décrits sont bien plus souvent terrifiantes que merveilleuses, même lorsque la science sert à survivre.
Les différents récits sont admirablement portés par la force de l’écriture de Bacigalupi, aussi élégante que saisissante : doté d’un indéniable talent narratif, l’écrivain joue du décalage pour faire naître un malaise insidieux chez son lecteur et produire une ambiance oppressante extrêmement efficace. Si certaines nouvelles ont une teneur SF plus classique – bien que toujours sinistre – comme l’histoire qui donne son nom au recueil, d’autres sont ainsi de véritables tours de maître : "La pompe six", qui clôture l’ouvrage, hantera le lecteur longtemps après qu’il ait refermé le livre… Dans tous les cas, c’est de cette plume alerte et avertie – mais jamais moraliste – que Bacigalupi dépeint les horizons dystopiques de notre société : pas ceux d’une dystopie totalitaire, énorme, menaçante, mais une dystopie sournoise, qui s’installe subrepticement, à l’insu de la plupart mais surtout dans la résignation et l’indifférence générales.
Toutes efficaces à leurs différentes manières, les nouvelles de La Fille-flûte ne s’enferment pas pourtant dans le pessimisme le plus noir. Les personnages de Bacigalupi, dans leurs qualités comme dans leurs travers, témoignent de la pugnacité d’une humanité qui reste essentiellement la même malgré les bouleversements climatiques, technologiques et biologiques auxquels elle est confrontée – et dont elle est souvent responsable.
Maîtrise des mots, maîtrise du scénario, maîtrise des idées : La Fille-flûte possède certes un univers et un style qui pourront en décourager certains, mais concentre le meilleur de Paolo Bacigalupi – simplement pas le plus optimiste. Un recueil brillant et percutant.