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Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables

Serge Lehman ( Auteur), Daylon (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 18/11/2008  -  livre
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Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables

Sans aller jusqu'à dire que ce recueil nous prend par surprise, il est certain que ce n'est pas forcément chez Lunes d'Encre, et par le truchement d'un recueil de textes déjà publiés, que l'on attendait Serge Lehman. Mais puisque le second volume de ses nouvelles à paraître à l'Atalante, justement, ne paraîtra pas, le présent fera donc acte de solde de tous comptes.

Les six nouvelles rassemblées ici sont, à la notable exception de La Régulation de Richard Mars (1999), toutes  déjà parues, et seules deux d'entre elles – les plus anciennes – ont subi un petit lifting ; à savoir La Chasse aux ombres molles, qui date de 1991, et le texte éponyme, qui lui, fût publié pour la première fois en 1993. Deux années particulièrement productives pour Serge Lehman. Sans doute la relative jeunesse des trois plus récentes Le Gouffre aux chimères (2004), Superscience et Origami (2006), leur aura épargné le coup de bistouri derrière les oreilles.

A-t-on donc besoin du Haut-Lieu et autres espaces inhabitables ? La question est légitime. Outre la préface confraternelle de Xavier Mauméjean, la « chrono-bibliographie » de fin de volume et le plaisir exclusif à l'aficionado d'avoir, commodément rassemblé sous une splendide couverture de Daylon, des textes jusque-là dispersés aux quatre vents, quel intérêt d'investir ici, la somme modique (mais tout de même...) de dix-huit euros ?

Comme si, avec Serge Lehman, les choses étaient aussi simples. Aussi facilement réductible à la bête évidence d'une addition...

Ligne de faille

Il n'est un mystère pour personne, parce que lui-même n'en fait pas mystère, que la carrière de Serge Lehman s'articule autour de la béance d'un syndrome de la page blanche qui dura, peu ou prou, cinq longues années. En témoigne cette « chrono-bibliographie », qui dès 2000 ne laisse plus apparaître que des chroniques pour L'Humanité, et qui va, se tarissant, jusqu'à son retour "officiel" aux affaires fin 2005. Burn-out abyssal qui se résoudra au prix d'un face à face avec lui-même, dans le silence aride d'une claustration intérieure, comme il l'expliquera dans la longue interview accordée à Richard Comballot dans le numéro 42 de Bifrost.

En prenant garde à ne pas se laisser aller à de la psychanalyse d'arrière-salle, il apparaît tout de même que ce soit dans le pressentiment et la liquidation de cette ligne de faille que la composition raisonnée du Haut-Lieu et autres espaces inhabitables va trouver un sens et révéler son propos interstitiel. Comme le méta-roman biographique, au fond très silverbergien, du doute et de la solitude créatrice.

Histoires inhabitables

Coquille inspirée qui se répète sur les en-têtes de ce livre, et qui transforme les « autres espaces inhabitables » de la couverture en « autres histoires inhabitables ». Et pourtant, Serge Lehman les visite toutes, et tente de les cartographier, ces histoires. Et au travers elles, c'est son propre imaginaire dont il tente de dresser la topographie.

C'est le cœur même de Superscience, nouvelle parue dans ce même numéro 42 de Bifrost, et qui met en scène un trio de prospecteurs d'œuvres d'art ramenées de l'autre côté d'une énigmatique « Partition », et dont ils s'inspirent pour créer la ville parfaite : Métropolis. Cité fantasmatique empruntée à Fritz Lang, mais qu'on dirait ici filmée par Alex Proyas. Démesurément expressionniste, comme plongée dans une nuit électrique permanente, découpant sur le halo artificiel du sodium les silhouettes noires de buildings piquées de lumières qui sont autant d'invités dans l'imaginaire trop parfait du créateur. Trop parfait pour accueillir une population qui vît de plus en plus mal d'être locataire perpétuel des rêves perdus d'artistes et d'architectes d'un autre monde.

De l'urbanisation

Et au chaos créateur, succède l'entropie des systèmes, qui réveille le besoin d'ordre de l'Homme. Ici,  la rationalisation de l'imaginaire conduit à l'assèchement de toute inspiration. Or on sait combien Lehman lui-même a tenté de s'interroger sur le processus créatif, et sa longue série de chroniques rédigées pour l'Humanité nous rappelle avec quelle obstination il a inspecté les fondations du genre. Superscience est peut-être l'une des nouvelles les plus optimistes de ce recueil, mais celle qui offre la solution la plus radicale, celle d'embrasser le chaos, comme seule échappatoire à folie rationaliste.

Rationalisme dément, qui est au cœur de la très courte Chasse aux ombres molles, qui pousse jusqu'à l'absurde cette logique du vide qui semble être, pour Lehman, la manifestation de cet irrépressible besoin d'ordre de l'Homme. Manière suicidaire de se rassurer face à l'entropie inéluctable.

Rationalisation vs Régulation

C'est cette loi implacable qu'apprendra Richard Mars, durant sa « Régulation ». Texte le plus ambitieux du recueil, clairement orienté hard science et qui nous interroge sur le principe de réalité, il manque parfois nous perdre dans son cheminement vers une finalité d'une complexité prosaïque.

Alors qu'il boit un verre en compagnie de l'amant de sa femme, Richard Mars – journaliste scientifique – prend conscience de l'inanité de son existence. Et lorsque, pour meubler la conversation, son interlocuteur l'interroge sur l'entropie, Mars se trouve brutalement désincarné et devient une conscience supérieure qui règne sur le cosmos clos d'une hypersphère. Dieu impotent qui joue avec des forces qui le dépassent, qui regarde les civilisations naître, croître et sombrer, avant de voir, finalement, s'épanouir un empire de rats, il ne fait rien, sinon stimuler l'histoire par son inaction. Présence futile, mais, au bout du compte indispensable, métaphore évidente du créateur travaillant dans la révélation.

Datée de 1999, La Régulation de Richard Mars, est la plus proche du gouffre. C'est l'une des dernières nouvelles que Serge Lehman signera, avant son hiatus créatif. C'est peut-être, du coup, celle qui est le plus "sur le fil", et qui, parallèlement, se voudrait la plus cathartique. Elle souligne le complexe de Dieu de tout auteur, mais constate sa propre impuissance, la réduisant à un heureux concours de circonstances.

On sent clairement que si l'entropie y gagne du terrain, elle n'est pas encore devenue la source d'une renaissance.

La loi et l'ordre ?


Cet ordre neuf qui émerge de la déconstruction, du doute et de la paralysie créative, c'est dans Le Gouffre aux chimères qu'il se fait jour. Texte daté de 2004, il constitue un timide retour aux affaires pour Lehman.

On y suit l'étrange routine de la Division 101, section discrète de l'administration qui lutte dans le plus grand secret contre « la réification ». Il s'agit d'un phénomène marginal qui frappe artistes ou savants au moment où point en eux une intuition géniale. Leur univers se chosifie (pardon pour ce hideux néologisme) à la croisée des possibles, décomposant leur domicile, leurs pensées, bref leur quotidien tout entier, en une bibliothèque titanesque, qui rassemble aussi bien les livres qu'ils ont lus, que leurs plus intimes fantasmes, couchés pour l'occasion sur le papier. Et au milieu de tous ses livres, est écrite la matérialisation de cette intuition. C'est le travail de la Division 101 que de la trouver, pour lui permettre de se concrétiser dans l'esprit de son créateur.

Nouvelle à l'humour amer, axée autour d'une idée très poétique, elle tente encore de circonscrire – avec un certain succès d'ailleurs – la mécanique de la création. La rendant indissociable du créateur, elle ramène celui-ci au centre de la problématique. Truisme ?  Peut-être, pour celui qui ne s'est jamais préoccupé d'en faire profession, et ne s'est pas frotté à la bienveillante flagellation du doute, ni confronté à la solitude de l'écriture, avec, en arrière-plan, l'idée vertigineuse et tétanisante qu'il n'y a rien d'autre au-dehors. Alors qu'adviendrait-il si, d'aventure, l'espace intérieur se réduisait.

Claustrophobie

Nous sommes là au cœur même de l'intrigue du Haut-Lieu.  David Lance, peintre new-yorkais d'origine française décide de revenir s'installer à Paris. Il visite un grand appartement bourgeois de l'Île St Louis, en compagnie de Anne Murat, son agent immobilier. Immense et froid, le lieu semble n'avoir pas été habité depuis des années. Il ménage de grands volumes sous les toits d'un vieil immeuble endormi. Mais au cours de la visite, les perspectives vont mystérieusement diminuer, remplacées à mesure par d'habiles trompes l'œil. Non seulement l'appartement semble ne pas vouloir laisser partir ses visiteurs, mais il les pousse inexorablement vers la plus petite pièce, tout au fond, qui semble avoir servi jadis de chambre d'enfant.

L'angoisse de la claustration fait écho a cette crainte de l'assèchement de la source créative, et en corollaire, vers le repli matriciel, dernier refuge du créateur trahi, presque une chambre capitonnée.

Ce qui étonne, pourtant, ici, c'est que Le Haut-Lieu date de 1991, or ceux qui ont suivi la carrière de Serge Lehman ne peuvent manquer de voir dans cette nouvelle comme la prémonition de l'abîme. Ouvrant le recueil, il conditionne tout entier la perception qu'on peut en avoir.

Is There Anybody Out There ?

Origami, enfin, l'une des plus récentes nouvelles. À mi-chemin entre la veille scientifique et le merveilleux fantastique, met en scène un séminaire de développement personnel d'un genre un peu particulier. Dense et resserré autour de son intrigue, le texte est empreint d'une sérénité douloureuse. On pourrait, peut-être, y pressentir l'œuvre à venir.

Car l'une des lectures possibles du Haut-Lieu et autres espaces inhabitables serait celle de la sortie de chrysalide. Le besoin, avant d'entamer le chemin vers d'autres fictions, de confier aux lecteurs cette renaissance fragile qui a été la sienne. Démarche narcissique. Peut-être un peu ? La séduction est une thématique qui a toujours été présente dans l'œuvre de Lehman. Toujours d'ailleurs bizarrement déséqulibrée, un peu fracturée. D'une habile maladresse. Celle de Richard Mars incapable de retenir une femme qu'il n'avait pas, non plus, été capable de draguer, et celle brutale et d'une suffisance à la limite de la muflerie de David Lance.

Mais ce n'est pas tout. Car en creux, toujours présente au long de ces pages, c'est la thématique de la création qui est traitée ici. Du rapport complexe que son créateur entretient avec elle. C'est la réflexion sur l'acte de création lui-même que Serge Lehman tente de clarifier. Pour lui-même, sans doute, mais pour nous aussi, dans une approche presque borgesienne. Un thème qui ne pourra pas laisser indifférent un lectorat qu'on dit si souvent composé d'aspirants écrivains... Toujours est-il que Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables recèle en lui un méta-roman. Un roman sur le roman, présenté sous forme de nouvelles et d'une bibliographie chronologique (et le choix de la faire figurer ici n'est certainement pas anodin).

Étrange objet littéraire, qu'on pourrait presque lire, aussi, comme un hybride contre nature d'essai et de fiction, qui porte témoignage du sublime vertige de créer, et du danger subséquent. Est-ce un hasard si Thomas Day / Gilles Dumay, l'éditeur de ce Haut-Lieu et autres espaces inhabitables professe inlassablement depuis des années que la littérature est un « art total  » ? Entre les lignes, le présent recueil en témoigne sur un mode intimiste, mais pudique. Il nous laisse redécouvrir des textes forts, imagés et subtils, qui nous sont livrés comme une promesse de lendemains et d'ailleurs. Que cette sortie coïncide (presque) avec celle à venir aux Moutons Électriques de L'Art du vertige, qui rassemblera une bonne part des articles et autres textes théoriques publiés par Serge Lehman au cours des vingt dernières années, peut être interprété comme un solde de tout compte. La fin d'une longue période de transition, d'un écrivain qui écrit son œuvre en même temps que sa vie. Phénomène précieux et fascinant, car oui, peut-être bien que, finalement, l'écriture est un art total.

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