Passé entre autres chez Argemmios, avec une nouvelle ("La Descente aux enfers d'Orphée et Eurydice") qui lui valut le prix Merlin en 2010, Anthony Boulanger présente en 2015 son troisième roman, comme si cela ne lui suffisait pas d'être déjà, dans la vie, biclassé sciences/entrepreneuriat (GreenTropism).
Deux idées classiques visitées avec rigueur et subtilité…
Il n'en a pas toujours été ainsi, mais, en Earanë, au moment où débute le récit, la population vit masquée. Elle est menacée par les Reflets, les Ombres, les Doubles, ces êtres incomplets vivant de l'Autre Côté, derrière les miroirs, et qui cherchent à passer en Earanë pour prendre la place de chaque individu, aidés en cela par la caste des Passeurs. Alors, pour se préserver, on dissimule sa peau, ses traits, son nom, au prix d'une vigilance permanente qui épuise et étiole.
C'est dans ce contexte que Dague et Cuivre, deux membres de la caste des Miroitants, se présentent à la demeure des Caelis pour y mener une enquête qui marque le commencement de nombreux périls.
La narration s'articule autour de deux idées majeures : le pouvoir du nom, et la dissociation entre l'humain et son reflet. Elles ont déjà été exploitées avec brio, ne serait-ce que par Ursula K. Le Guin, chez qui la connaissance du nom véritable d'une personne donne sur celle-ci une emprise implacable (le cycle de Terremer). Ici, ce n'est pas tant l'originalité du thème que son exploitation qui force l'admiration.
En effet, Anthony Boulanger s'attache à analyser toutes les implications de ces deux axes. Ainsi, le monde des Reflets est par essence rongé de néant, puisque tout le réel n'y apparaît pas, et les Reflets eux-mêmes présentent plus ou moins d'attributs en fonction de ce que leur équivalent humain aura laissé transpirer, soit en soulevant malencontreusement son masque, soit en révélant trop de peau. De la même façon, pour préserver les enfants, on les baptise de noms complexes, moins facilement accessibles aux Reflets, et on a recours, au quotidien, à des surnoms prosaïques (mais révélateurs d'un trait de personnalité, d'une fonction) comme ceux des deux protagonistes principaux.
L'accent mis par l'auteur sur toutes les propriétés de son monde et sur les pouvoirs de ses personnages (manipuler les miroirs, entre autres) fait le sel du roman et lui donne une cohérence totale. L'ambiance de paranoïa aiguë qu'exsude Earanë est une réussite.
… dans un récit en demi-teinte qui ne leur fait pas honneur
Mais tout cela alourdit aussi considérablement le propos. On n'est jamais vraiment loin du catalogue, les idées (excellentes, on l'a dit) s'amoncellent, étouffant les péripéties et les dangers auxquels les personnages sont confrontés. Entravant aussi l'épanouissement de leur identité. Qu'il s'agisse de Dague, de Cuivre, de Dédain ou des autres, nous n'avons affaire, semble-t-il, qu'à des ébauches. Il pourrait évidemment s'agir d'un choix délibéré de l'auteur, puisque les humains de son monde doivent s'étouffer eux-mêmes, se dissimuler, se méfier en permanence de leurs semblables, mais cela dessert le roman plus qu'autre chose.
Et cela d'autant plus que nous avons affaire, par ailleurs, à un récit très court. L'histoire semble se terminer alors qu'elle vient à peine de commencer.
Il convient d'ajouter à cela de nombreuses coquilles, des maladresses de style (avec quelques tics crispants), des scènes confuses, des dialogues qui sonnent souvent faux et qui sont parfois faits purement pour éclairer le lecteur, obligeant donc les personnages à échanger des informations qu'ils sont déjà censés connaître.
Ces défauts mis bout à bout forment donc un roman à la construction défaillante, à la fois trop dense pour son petit nombre de pages et comportant des lacunes frustrantes.
Bref, l'enthousiasme que l'on sent chez l'auteur ne suffit pas à sauver Les Reflets d'Earanë, alors même que les idées foisonnent, que la réflexion (dans tous les sens du terme) est palpitante.
Gageons qu'Anthony Boulanger saura nous offrir dans le tome suivant (car oui, une suite intitulée provisoirement Cinq capitaines, cinq enfants et un roi est en préparation) une histoire mieux cadrée, plus aboutie. Et que le lecteur pourra alors assouvir sa curiosité concernant les Oiseaux !