Ad Noctum, les chroniques de Genikor de Ludovic Lamarque et Pierre Portrait
"Ad Noctum, les chroniques de Genikor" (Denoël, collection Lunes d'Encre), premier roman à quatre mains de deux nouveaux auteurs, Ludovic Lamarque et Pierre Portrait, est une chronique des années à venir, où multinationales avides de profits, gouvernements et militaires incompétents et/ou corrompus nous prépare un futur sympathique si l'on fait partie de la minorité d'oligarques au sommet de la chaîne alimentaire. Les auteurs nous livrent les notes confidentielles d'un dossier retraçant l'ascension d'une corporation spécialisée dans les biotechnologies, Genikor, et le succès de son plan marketing pour une domination mondiale du marché global, c'est-à-dire la société humaine dans son ensemble: à travers une succession de tranches de vie plus ou moins longues concernant aussi bien des pions de base - soldats par exemple - que les plus hauts dirigeants de Genikor, nous découvrons un futur glaçant où les terres sont ravagées par la pollution et les radiations diverses, où la guerre sino-américaine est une catastrophe planétaire, où la psychologie des masses est un objet de manipulations permanentes par des "story doctors", où l'être humain n'est qu'un ensemble de fournitures diverses toutes à vendre - et pas cher ! -, où l'on peut assouvir toutes ses passions, y compris les plus viles, si on en a les moyens. Très finement, les auteurs ont placé ces histoires dans un continuum général mais sans dates précises et les personnages et leur destin s'entrecroisent, souvent à travers des allusions ou des références dans les notes, ce qui laisse au lecteur le soin et le plaisir de reconstruire certains éléments. Cette vision fort noire de l'avenir, avec ses monstres bioniques - les Ogres - conçus pour tuer et violer afin de démoraliser l'ennemi, chimères biologiques qui deviendront ensuite des androclones car le sexe est beaucoup plus lucratif que la guerre, son Afrique désertifiée où un homme vaut un quart de litre d'eau mais en rapporte bien plus une fois correctement exploité ( et je vous laisse la surprise de la découverte...), ses arrivistes prêts à tout sacrifier pour escalader l'échelle sociale - c'est d'ailleurs toute la force du dernier chapitre "Mes aïeuls" qui se déroule dans une grande corporation indienne où le système de castes s'est transformé, tout en se maintenant, en hiérarchie des employés matérialisée par l'étage auquel on habite et la durée de vie que l'on peut espérer ! -, cette vision donc est toujours tempérée par un humour glacial et décapant s'exprimant à travers les remarques cyniques des personnages ou certains noms: qui ne rêverait de participer à une chasse au mammouth cloné grâce à Zaroff Aventures, la grande agence cynégétique qui vous procure tous les frissons que vous voulez - y compris la traque de Cro-Magnons - en fonction de vos désirs et de vos moyens.
Les deux auteurs ont évité à peu près tous les écueils habituels d'un premier roman pour nous livrer en 300 pages une histoire parfaitement aboutie, fort bien écrite, sans redondances, sur un futur sans grand avenir aurait dit Jacques Sternberg, quoi que les dernières lignes du roman indiquent que ceux-ci ne désespèrent peut-être pas tant que cela de la nature humaine.
Et comme toujours, cerise sur le gâteau, une belle couverture de Manchu.
Le serpent de feu de Fabrice Bourland
Avec ce roman, "Le serpent de feu" (10-18, Grands détectives), Fabrice Bourland nous livre une nouvelle enquête de ses détectives de l'étrange, James Trelawney et Andrew Singleton (quatre volumes déjà parus), dans le Londres des années 1930. A nouveau, il nous entraîne dans une enquête apparemment loufoque mais qui se révèle bien plus énigmatique qu'elle ne paraît: nos jeunes détectives doivent enquêter sur le vol d'une momie ou plus exactement d'un corps embaumé selon une technique révolutionnaire. Et ce vol, somme toute peu important, va les entraîner, et le lecteur avec eux, dans le Londres ésotérique des sociètés secrètes occultistes et des métapsychistes ainsi que dans le Londres exotérique de la veille du couronnement du nouveau roi, George VI, en 1937. Comme à son habitude, Fabrice Bourland nous livre un roman à l'intrigue serrée, basée sur ses connaissances en matière d'occultisme, de métapsychique et de roman de détective classique à la Conan Doyle: le mélange est une fois de plus fort heureux car l'auteur connaît bien aussi tous les ressorts du roman populaire et du feuilleton. Le résultat est une plongée dans le temps, dans le vrai Londres que nous aimons, celui des savants excentriques et des esprits perdus, celui des fumeries d'opium toujours tenues par des Chinois inquiétants derrière leur sourire ricanant et des hôtels particuliers toujours possédés par des médecins étranges et peu préoccupés par leur clientèle, celui des bouges du bord de la Tamise et des restaurants chics, de la pauvreté la plus abjecte et de la richesse la plus insolente. L'auteur met en scène toute une galerie de personnages hauts en couleurs, dont certains figuraient déjà dans les enquêtes précédentes:les embaumeurs jumeaux et leur croque-mort, l'actrice de cinéma étoile montante - dont la meilleure amie, Cecily, habite au 19 Cheyne Walk, une voisine de Carnacki sans aucun doute -, Aleister Crowley et Franck Talbot (un autre des nombreux clins d'oeil de l'auteur), l'inspecteur de police bourru et dépassé Staiton, l'érudit métapsychiste le Dr. John Dryden etc...
Tout cela nous donne un roman qui est un vrai "page turner" que je n'ai pas pu reposer une fois commencé, un grand plaisir de lecture. A lire de suite par tous les amateurs de solides enquêtes fantastiques dans un cadre historique et géographique parfaitement rendu !
Une petite ville en Amérique de Jean-Pierre Dionnet et Danijel Zezelj
J'ai déjà eu l'occasion de dire combien j'appréciais l'originalité de la saga "Des dieux et des hommes" scénarisée par Jean-Pierre Dionnet et dont deux volumes sont déjà sortis, avec un dessinateur différent à chaque fois. Le troisième vient de paraître, "Une petite ville en Amérique", toujours aux Editions Dargaud qui se sont engagées dans un projet fort intéressant. Le dessinateur est, cette fois-ci, Danijel Zezelj, Croate au trait sombre (je l'avais découvert avec son bel album "King of Necropolis") qui convient parfaitement à l'histoire: en effet, Dionnet revisite un épisode méconnu et peu glorieux de la Deuxième guerre Mondiale, celui de l'internement d'office des Américains d'origine japonaise après Pearl Harbor. Or l'un des dieux, Soleil levant, est un nippo-américain d'origine - son père a été interné et il va le visiter - et il se trouve pris entre deux feux, Américains d'un côté, Allemands de l'autre, chacun avec des arguments plutôt déloyaux pour essayer de le rallier à leur cause. Dionnet a bien rendu l'amertume et le déchirement de ces citoyens face à une injustice (les italo-américains et les germano-américains n'ont pas subi le même sort...), de même que la psychologie d'un dieu en devenir - nous ne sommes que quelques années après la naissance des dieux en 1929 le long de la route 66. Le trait de Zezelj rend bien cette atmosphère sombre et lugubre et s'accorde parfaitement à l'épisode.
Voilà un autre aspect de la saga, qui tranche avec la légèreté apparente et l"insouciance de l'album précédent qui se déroulait dans cette Amérique de la fin des années 60 et des "flower people": ce qui fait tout l'intérêt de cette série c'est justement ces scènes en ordre dispersé de la vie des dieux et des hommes, de l'apparition des dieux à l'extinction des hommes.
La Porte perdue d'Orson Scott Card
Orson Scott Card, que l'on connaît déjà, entre autres, pour ses "Chroniques d'Alvin le Faiseur" et les aventures d'Ender, entame un nouveau cycle, "Les mages de Westil", dont "La Porte perdue" (L'Atalante) est le premier volume. Nous sommes à nouveau plongés dans l'univers d'une famille dysfonctionnelle, celle des North, des "white trash" typiques d'un patelin du fin fonds de la Virginie profonde, sauf que les North sont les descendants des anciens dieux nordiques, en pleine dégénérescence et réfugiés en Amérique pour sauver leur peau. En effet, tous les dieux sont déchus et survivent à grand peine car, originaires d'une planète nommée Westil, leurs pouvoirs décroissent et ne peuvent être régénérés par le passage des portes dimensionnelles avec leur monde, le dernier des Loki les ayant toutes fermées quinze cents ans auparavant. D'où la haine tenace qui poursuit les North, tenus pour responsables, et pour les portemages, seuls à pouvoir ouvrir des portes, car chaque membre d'une famille a un don (ou une affinité) pour un type de magie ou même n'en a aucun - il est alors un drekka, le dernier des derniers. C'est malheureusement le cas de Danny North, jeune garçon de treize ans à la langue bien pendue, ce qui l'a transformé en souffre-douleur de tous ses cousins, d'autant plus qu'il est le fils unique des deux mages les plus puissants de sa famille. Quand, finalement, et c'est le début du roman, Danny n'en peut plus, il s'enfuit et va ainsi découvrir qu'il est détenteur du don le plus rare : il peut ouvrir des portes. Nous allons le suivre dans ses aventures picaresques, réinventant les techniques pour utiliser son don, rencontrant des personnages hauts en couleurs appartenant à l'"underground" westilien - les orphelins, ces mages qui ne supportaient plus de vivre dans des familles et se sont fondus dans la masse humaine -, faisant l'apprentissage de la vie en société et de la cohabitation avec les somnifrères (les humains normaux). Il va apprendre à se maîtriser et à essayer de vivre comme un adolescent moyen (aller au lycée, conduire une voiture, avoir une petite copine).
En parallèle, Card nous fait découvrir la manière dont Westil a évolué - ou stagné -, pendant ces années de coupure avec la Terre : dans le royaume de Glacegèvre, "l'homme dans l'arbre" (prisonnier à l'intérieur d'un tronc depuis des temps immémoriaux) est sorti de sa prison et se rend au château où il est un miséreux parmi les domestiques. Mais Boulette, car tel est son surnom, est un portemage puissant qui semble avoir oublié tout de sa vie antérieure tout en poursuivant ses propres desseins tortueux.
Les vies de Danny et de Boulette sont naturellement appelées à interférer l'une avec l'autre, après de nombreuses péripéties, souvent décrites avec humour : les scènes de "mooning" de Danny (une tradition bien américaine de montrer ses fesses en public) sont hilarantes, surtout de la manière dont Danny le fait (en prise directe avec la peur panique d'une accusation de pédophilie, si courante aujourd'hui). Tout le talent de l'auteur réside dans son utilisation de la psychologie d'ex-dieux en pleine déliquescence face à un monde qui change très vite et auquel ils ne sont plus adaptés (sauf les Grecs, richissimes car ils se sont reconvertis dans l'armement naval, avoir Poséïdon à ses côtés cela aide...), de celle d'un adolescent surdoué et difficile à contrôler mais quelque part très humain. Et nous nous prenons au jeu de la réponse à la grande question : pourquoi Loki a-t-il scellé toutes les portes entre les deux mondes ? Est-ce par compassion pour les humains ou s'agit-il du dernier de ses mauvais tours à l'égard des Westiliens dans un dessein que lui seul connaît ? Cette nouvelle saga est passionnante à lire et se termine sur un "cliff hanger" qui nous donne envie de découvrir la suite très vite.
J'ajouterai que le traducteur, Jean-Daniel Brèque, a fait un très beau travail, rendant tout l'humour de l'auteur et traduisant par des néologismes fort bien trouvés la palette des pouvoirs magiques des descendants des Westiliens coincés chez nous.
Le Pacte des immortels d'Eric Nylund
Il semblerait que, depuis quelque temps, le slogan "Famille, je vous aime !" soit à la mode chez les auteurs : le thème des adolescents tourmentés dans des familles hors du commun est décliné sous toutes les formes possibles, ce qui fait tout l'intérêt du sujet. C'est l'exercice auquel se livre, avec un succès éclatant, Eric Nylund, dans "Le Pacte des Immortels" (Castelmore). Nous entrons, à la veille de leur quinzième anniversaire, dans la vie terne et réglementée à outrance de Fiona et Eliot, des jumeaux orphelins recueillis et élevés par Grand-Mère (du côté maternel) avec l'aide de Cécilia, l'arrière grand-mère. Entre les devoirs à la maison, le petit boulot à la pizzéria et l'absence de tout plaisir (il y a une règle domestique interdisant à peu près tout), ils e s'amusent guère et n'ont que peu de velléités de révolte face à l'écrasante personnalité de Grand-Mère. Tout va changer avec la visite imprévue de l'oncle Henry, personnage fantasque et apparemment bon vivant, qui vient les chercher pour les présenter à leur famille maternelle (qu'ils croyaient morte). Et, bien entendu, les choses ne sont pas ce qu'elles sont: la famille maternelle est composée d'un certain nombre de personnages à la fois psychotiques et surpuissants, à la longévité impressionnante. Que veulent-ils ? Tout simplement exécuter les jumeaux afin d'éviter que la famille paternelle, leurs ennemis de toujours, tout aussi psychotiques et surpuissants, ne leur mettent la main dessus car ils sont le fruit d'un amour interdit par tous les traités entre les deux (la haine des Montaigu et des Capulet est une dispute de cour d'école maternelle en comparaison). Ils ne pourront s'en sortir que si ils passent avec succès trois épreuves auxquels ils ne sont pas préparés, prouvant ainsi que par le sang ils appartiennent bien à leur famille maternelle. Nous comprendrons ainsi, dans une intrigue serrée et fort bien menée, pourquoi Grand-Mère les a éduqué de manière si sévère, pourquoi Eliot ne pouvait donner libre cours à son amour de la musique, pourquoi Fiona est une révoltée. Petit à petit nous découvrons qui sont tous ces personnages énigmatiques des deux familles, le rôle des légendes qui prennent vie ( qui est le célèbre Louis Pipeur, qui est ce clochard qui offre un violon à Eliot), quels sont les dons et les rôles des jumeaux. Ne reculant pas devant certains clins d'oeil (oui, il y a bien des crocodiles dans les égouts, et celui rencontré, en plus, parle car il s'agit d'une créature de la mythologie), Eric Nylund utilise à sa façon, en les réinterprétant, les grands mythes de la culture occidentale pour nous donner une histoire prenante, avec des héros attachants et, s'agissant d'un roman jeunesse, un message fort bien venu sur l'effort et la solidarité, le rôle des règles en société, la valeur de l'amitié et de l'amour face à l'égoïsme et à l'individualisme forcenés de notre environnement contemporain. Il traite avec tact du passage de l'enfance à l'âge adulte et des problèmes que cela soulève chez les adolescents à tous égards, sous les apparences d'un conte moderne.
Voilà un premier roman fort réussi ! Nous attendons avec impatience la suite des épreuves que traverseront Fiona et Eliot pour être acceptés par leurs familles en tant qu'individus à part entière.
La Trilogie de l'espace d'Arthur C. Clarke
Nous connaissons tous Arthur C. Clarke mais peu d'entre nous ont eu l'occasion de lire ses premiers romans, sortis dans les années 50 au Fleuve Noir, traitant de la conquête de l'espace. Les Editions Milady ont eu la sympathique idée d'éditer en un volume intitulé "La Trilogie de l'espace" (et pour la très modique somme de 11 € !) trois de ces romans: oubliant à dessein, je suppose, le très inintéressant "Prélude à l'espace" (sorti chez Anticipation), elles ont retenu "Iles de l'espace" (sorti en Anticipation, il m'avait fait rêver, quand je l'avais lu, que les stations spatiales seraient monnaie courante quand je serai adulte et que j'aurai la possibilité de connaître les joies de l'apesanteur et de la vue de la Terre depuis l'espace), "Les sables de Mars" (sorti hors collection au Fleuve) et "Lumière cendrée" (sorti au Masque beaucoup plus tard, quand la grande idée des bases lunaires permanentes était déjà abandonnée). Voilà une belle occasion de découvrir la SF optimiste et scientifique des années 1950, celle qui faisait rêver les gamins de ma génération à la conquête spatiale et à la conviction que l'espace serait accessible à tous en ces années 2000 qui nous paraissaient si lointaines. Tous ces espoirs et ces rêves sont retombés grâce aux comptables terre à terre sans imagination qui ont pris le pas sur les ingénieurs spatiaux mais Arthur C. Clarke nous replonge dans cette époque bénie où tout serait possible. Et c'est aussi amusant de retrouver comme traducteurs les noms de Jean-Gaston Vandel ou André Jager... Quant à Manchu, il se révèle le digne successeur de Brantonne, avec une bien belle couverture.
La Route des Magiciens de Frédéric Petitjean
Avec "La Route des Magiciens", premier tome d'une trilogie intitulée "Les Dolce" (Editions Don Quichotte), Frédéric Petitjean, dont c'est le premier roman, fait une entrée remarquable dans nos domaines, ici plus particulièrement l'urban fantasy. Les Dolce sont la dernière famille de magiciens vivant dans notre monde contemporain: évidemment, lorsque que 'on ne peut pas tuer ni vraiment faire de mal à ses adversaires même pour se défendre, cela rend la survie beaucoup plus difficile. Cela explique donc que le grand-père Melkaridion, vieillard à la puissance redoutable mais dont l'esprit vagabonde tout aussi redoutablement, Rodolpherus, érudit remarquable tourné vers la science et particulièrement féru d'astronomie, son épouse Melidiane, protectrice féroce de son père et de ses enfants, Antonius, l'aîné - 16 ans apparents et 25 réels - et sa soeur Leamedia - 11 ans apparents pour 16 réels - vivent cachés au fin fonds de Brooklyn afin de ne pas attirer l'attention de leurs ennemis, une redoutable organisation de sorciers puissante et richissime, la Fondation 18. Mais cela n'est facile, ni pour la mère qui se languit d'une amie, qu'elle va rencontrer en la personne de Debby Dandridge, psychologue dont le fils, David, est le meilleur ami d'Antonius, tous deux passionnés de musique et ayant fondé un petit groupe avec deux autres copains, ni pour Leamedia qui ne rêve que de partir et de changer de vie alors que doit se dérouler la cérémonie du "décoiffage" qui lui permettra d'accéder à tous ses pouvoirs de magicienne. Ajoutons que le seul ami humain de Rodolpherus, Philippe Delondres, et sa fille adoptive habitent à quelques miles de là, à Staten Island et que, malgré qu'ils se soient perdus de vue depuis le début des années 40, celui-ci a passé sa vie à percer le mystère des Dolce. Tout ce petit monde va se rencontrer et interagir l'un avec l'autre pour notre plus grand plaisir dans un espace de temps qui est d'une semaine, du dimanche 19 juin au dimanche 26 juin 2011, durée suffisante pour bouleverser l'état du monde.
Et c'est cela qui fait toute la force et l'intérêt de ce roman : avec une belle créativité, Frédéric Petitjean met en scène une famille aux pouvoirs hors du commun, expose les règles précises de leur fonctionnement aussi bien en externe - sur les substances naturelles, comment utiliser la puissance tirée du sol avec la Route des magiciens, cette Route Zéro, où l'énergie magique est la plus puissante - qu'en interne - comment et pourquoi les Dolce peuvent agir sur leur corps grâce à l'utilisation optimum de leur cerveau -, pourquoi et comment les méchants - les sorciers - le deviennent. Les personnages sont attachants - et qui pourra résister à Simone, la souris immortelle, archiviste et mémoire de la famille, belle trouvaille pour le familier traditionnel des mages et sorciers -, la rébellion des adolescents contre le système établi et les règles de vie pour des raisons à la fois triviales et/ou fondamentales selon le point de vue adopté bien décrite, de même que le conservatisme des parents qui ont oublié leur jeunesse par sens de la protection nécessaire des enfants (alors que, manifestement, ils ont bien profité des années 60 et 70...), en somme l'évolution psychologique normale des personnes, douées ou non de pouvoirs. Les décors sont bien campés et destinés à faire rêver : la maison des Dolce, cette maison non euclidienne dont la taille des pièces s'adaptent à leur occupation, m'a bien fait sourire de même que le bus anglais à étage qui leur sert à fuir. Avoir ramassé l'action en une semaine est une très bonne idée qui donne, malgré les plus de 500 pages de ce volume, une cadence rapide à l'intrigue, rien moins que le sort du monde, et à ses rebondissements tout en faisant bien passer le message fondamental sur l'amour familial, le sens du devoir, l'amitié et la solidarité.
Voilà une famille fort sympathique et très humaine bien que surhumaine qui devrait séduire aussi bien les jeunes que, comme moi, les moins jeunes. Ce premier roman est très réussi et il ne nous reste qu'à attendre octobre de cette année pour lire le tome 2 et nous assurer que l'essai sera bien transformé, ce dont je ne doute point.
L'Ombre de la longue nuit de Michael Cobley
Avec ce roman de Michael Cobley, "L'Ombre de la Longue Nuit" (Bragelonne), voici un auteur écossais qui nous replonge avec délices dans les grandes épopées du space opera américain de l'Age d'Or tout en ayant des arrières tons contemporains, en particulier au niveau politique. L'auteur met en scène une galaxie foisonnante de vie intelligente, qu'elle soit naturelle ou artificielle, où d'innombrables espèces extra-terrestres forment des empires gigantesques aux noms improbables et énigmatiques (la Solidarité indromane, la Construction, la Fusion imisile) en rivalité les uns avec les autres au sein d'une paix chaotique.
Le roman commence cent cinquante ans après la fin de la Guerre de l'Essaim qui vit une civilisation extra-terrestre attaquer la Terre à partir de Mars; sur le point de perdre, celle-ci envoya au hasard dans l'espace trois vaisseaux colonisateurs pour essayer de faire survivre l'espèce. L'un d'eux, l'Hypérion, a atterri sur Darien, planète dotée d'une grosse lune boisée, Nivyesta, habitée par les Uvovos, des aliens vivant en harmonie avec la nature, en l'occurrence la forêt-mère de Sagrana, qu'ils affirment être dotée d'une conscience. Humains et Uvovos vivent côte à côte en bonne entente et travaillent de concert, par exemple sur des fouilles archéologiques pour retrouver le passé perdu des Uvovos : c'est ce que font trois des personnages principaux, Greg Cameron, Catriona Macreadie et Chel, un érudit uvovo. Mais la Terre les retrouve enfin et le premier contact entre la Sphère terrienne et ses enfants perdus a lieu, avec l'ambassadeur Robert Horst envoyé pour établir les relations. Et c'est là que tout se complique ! Pourquoi le proche allié des terriens, l'Hégémonie de Sendruka (une sorte de théocratie), et l'Entente brolturanne (une scission dogmatique de l'Entente), manifestent-ils un tel intérêt pour cette petite planète perdue ? De même qu'un grand nombre d'autres empires plus lointains ? Cela a-t-il à voir avec les vieilles légendes uvovos sur la grande guerre menée dix mille ans avant contre les Sans Rêves, ces intelligences maléfiques qui voulaient détruire la vie, guerre elle-même point final d'une autre guerre galactique cent mille auparavant ? Pourquoi l'IA de l'Hypérion s'est-elle révoltée à son arrivée sur Darien ? Et quel est le rôle de ces IA qui doublent la plupart des Sendrukans, Bolturans et nombre de Terriens ? Pourquoi le dernier des maîtres des chemins uvovos apparaît-il ? Que sont ces ruines sur Darien ? Pourquoi Chel devient-il artificier ? Que sort ont connu les deux autres vaisseaux terriens ? Ce ne sont là que quelques-unes des innombrables questions que se posent les protagonistes divers de ce roman fort dense - et le lecteur avec eux car on se prend vite de passion pour ces énigmes -. Quant aux réponses, elles forment un écheveau serré de fils qui s'entre-croisent au rythme de l'évolution des nombreux protagonistes, humains ou non, qui forment la trame de l'histoire. L'auteur nous conte le récit à travers les yeux et les points de vue des différents acteurs ce qui enrichit l'intérêt et le rythme de l'intrigue.
En plus de 470 pages Michael Cobley nous peint des tableaux magnifiques, aux dimensions galactiques, avec un souffle qui m'a fait penser aux grands auteurs américains comme Doc Smith ou Edmond Hamilton et, plus encore, à Poul Anderson - le titre de ce volume me semble être d'ailleurs un clin d'oeil à cet auteur et aux aventures d'un certain Dominic Flandry ! - : on y retrouve avec plaisir de grandes aventures et guerres intergalactiques et multi-dimensionnelles, des héros sympathiques et des méchants antipathiques. Mais on y trouve aussi un message politique sous-jacent sur la liberté, la religion, la place de l'individu dans la société et celle des conglomérats industriels dans le monde moderne, plus une réflexion - que l'on partage ou pas - sur le rôle futur de l'intelligence artificielle et un message écologique très clair. La traduction de Laurent Queyssi est fort agréable à lire et tout l'ouvrage se dévore d'une traite : Voilà de la bien belle SF ! Vivement la suite puisque le dernier roman de cette trilogie vient de sortir au Royaume-Uni.
10 000 : Au coeur de l'Empire et Corvus de Paul Kearney
Avec sa série des "Macht" (deux volumes chez Orbit), Paul Kearney, qui nous avait déjà donné la fort belle série des "Monarchies divines", change de monde et d'époque: il nous transporte dans un univers ressemblant à celui de la Grèce à l'époque des guerres médiques, les Macht étant de redoutables soldats mercenaires, se battant à pied comme les hoplites avec leurs longues lances, les sarisses, tout aussi divisés et querelleurs que les anciens Grecs.
Le premier volume, "Dix mille. Au coeur de l'Empire", nous conte l'aventure d'un jeune homme macht plein de courage et d'ambition, Rictus, qui va faire partie des 10 000, la plus grande armée de mercenaires macht jamais rassemblée afin d'aller aider l'un des prétendants au trône de l'Empire kuf, ce gigantesque empire oriental riche, puissant et raffiné, qui s'est cassé les dents sur les terres macht il y a bien longtemps. Rictus va se retrouver très vite obligé de montrer toute sa valeur et de prendre la tête de l'armée macht, au milieu des trahisons, des abandons et des combines politiques aussi bien des Macht que des Kufr. Il va mener à bien la traversée de l'Empire, maintenant la cohésion de l'armée au milieu des territoires hostiles et inconnus, des combats avec les redoutables cavaliers kufr, de la famine, des épreuves et des morts. Paul Kearney nous livre une grande geste, lyrique et magnifique, où les descriptions des combats et des lieux sont magnifiés par la vision du jeune homme enthousiaste qu'est Rictus, découvrant le monde, sa beauté et sa laideur. Je me suis retrouvé pris par l'action de cette sorte de journal de voyages à travers les satrapies et les governorats de l'Empire et par la dualité des sentiments exprimés par les Macht, ces "barbares" prisant la liberté - qu'elle soit celle de l'individu ou celle de la cité -, la loyauté, l'honnêteté et la simplicité face aux aristocrates kufr sophistiqués, retors, opprimant sans merci leurs populations au sein d'un empire centralisé: le mépris écrasant des Macht pour ce style de vie et de société le dispute à l'admiration béate pour la beauté des monuments et des villes et la qualité de la vie.
Suite à l'épopée grandiose de Rictus et des 10 000, le volume suivant, "Corvus", nous transporte un peu plus de vingt ans plus tard, au coeur du pays macht: Rictus a vieilli, il est marié et père de famille, il est devenu le général et stratège le plus réputé qui soit, mais il continue, entre deux expéditions avec ses mercenaires, à vivre simplement dans une petite ferme d'une vallée reculée (je dirai un comportement vertueux plus romain de la République que grec, quoique...). Et comme a vieilli Rictus, le monde aussi, changeant: un conquérant aux origines inconnues, Corvus, est apparu aux marches des territoires macht, faisant tomber l'une après l'autre les cités, les soumettant par le fer ou par la peur. Face à l'ambition avouée de Corvus de rétablir à son profit la monarchie macht depuis longtemps disparue, Rictus va se retrouver à ses côtés, à son corps défendant mais en même temps fasciné par ce tout jeune homme, à la fois gamin émerveillé et chef de guerre impitoyable, idéaliste voulant sincèrement rendre le monde meilleur et réaliste pragmatique pour qui la fin justifie tous les moyens... Rictus a mûri, il n'est plus le jeune homme impétueux qu'il fut mais un homme brave et fondamentalement un brave homme: face aux changements de la société qui semblent inéluctables, doit-il user du respect que commande son nom pour les accompagner en essayant d'influer sur leur cours ou doit-il les combattre ? Et jusqu'à quel prix est-il prêt à aller ? Après le lyrisme, nous retombons dans la réalité la plus dure, suivant en cela l'évolution de notre héros, et c'est ce qui fait la force et l'intérêt de ce second volume. Avec beaucoup de finesse, Paul Kearney nous montre le chemin parcouru par Rictus à travers les années à cause de ses responsabilités familiales et professionnelles, à cause d'une grandeur et d'une réputation sans faille assumées, alors que des fantômes de sa jeunesse reviennent soudainement le hanter et qu'il fait face à un dilemne moral : le choix qu'il a fait vingt ans auparavant, ne pas prendre le pouvoir, n'est-il pas en train de le refaire avec une réponse opposée en la personne de Corvus ? Le ton de ce roman suit l'évolution du personnage: maintenant l'honneur et le lyrisme sont retombés, seuls restent le sang, la peur, la douleur et la violence au cours de combats qui sont devenus des carnages sans gloire.
Voilà donc deux très beaux romans qui méritent d'être lus par tous les amateurs d'une fantasy exigeante.
Super-héros ! La puissance des masques de Jean-Marc Lainé
Après avoir co-signé récemment l'excellent ouvrage "Nos Années Strange", Jean-Marc Lainé récidive tout seul avec "Super-héros ! La puissance des masques" (Les Moutons Electriques, Bibliothèque des Miroirs). En 344 pages denses, il nous présente une histoire passionnante des super-héros de BD depuis leurs origines - qui ne sont pas celles auxquelles nous pensons tous, à savoir les comics des années 30, mais plus anciennes - jusqu'à ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Non seulement il analyse très finement la matière du super-héros, ses éléments constitutifs (personnalité, pouvoirs, ennemis etc...) mais aussi son environnement - la relation entre le super-héros et le milieu urbain est particulièrement fascinante (p. 91) et m'a ouvert des horizons nouveaux -, le rôle du masque et du costume, l'évolution de ses rapports ambivalents avec la société et les problèmes de son époque - guerre, sexualité, racisme, contre-culture. J'ai trouvé en particulier tout à fait passionnante ses deux pages intitulées "Je suis un Mutant, un nouvel homme" (p. 135) sur le rapport super-héros/puberté. Jean-Marc Lainé applique avec bonheur à son sujet la théorie des quatre âges, déjà utilisée pour le cinéma. Abordant absolument tous les aspects de son sujet, il ne recule pas devant des questions provocatrices - "Le feuilleton français est-il le berceau du super-vilain" (p. 213) - ou douloureuses - "En France, les raisons d'une absence" (p. 265) - et, dans son chapitre V "Aujourd'hui les comics, demain le monde", nous fait faire un tour du monde des super-héros et de leurs supports : principalement la BD, bien sûr, mais aussi des références au cinéma et à la télévision.
Comme toujours avec l'auteur, l'iconographie est fort riche et alléchante : ajoutée au texte toujours précis, souvent enthousiaste, elle m'a donné envie de lire un grand nombre de séries ou de cycles dont j'ignorais l'existence. J'ajouterai que je trouve la couverture de ce livre, réalisée par Sébastien Hayez, particulièrement réussie et attractive.
Voilà un ouvrage qui s'adresse aussi bien au spécialiste des comics qu'au lecteur, comme moi, peu averti mais qui a envie de découvrir et comprendre un pan fondamental de notre culture contemporaine. Merci M. Lainé !
Jean-Luc Rivera
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