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Un mois de lecture, Anne Besson - Décembre 2012
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Un mois de lecture, Anne Besson - Décembre 2012

William Morris, Le Lac aux îles enchantées et La Route vers l’amour (Le puits au bout du monde¸t. 1), Aux Forges de Vulcain.
 
À tout seigneur tout honneur : la prose solaire de William Morris est pour la première fois traduite en France, et il faut saluer comme il se doit l’initiative de la jeune maison d’édition « Aux Forges de Vulcain », commercialement courageuse mais littérairement très heureuse. Morris est bien connu pour ses talents multiples dans tous les domaines du gothic revival de la fin du 19e anglais : peintre préraphaélite, imprimeur et graveur, promoteur de l’artisanat d’art au sein du mouvement Arts et Craft (ah, ses sublimes motifs de décoration d’intérieur…), penseur socialiste utopique (comme quoi, aimer le Moyen Âge ne rend pas forcément réac), et donc, aussi, romancier, l’un des pères fondateurs de la fantasy, inspiration majeure pour la génération suivante, celle de J. R. R. Tolkien ou C. S. Lewis.
C’est d’ailleurs à ce titre que Morris est généralement republié dans sa langue d’origine, tandis que l’édition française a fait le choix d’un autre positionnement, visant davantage les lecteurs de fictions « classiques » - Le Lac aux Îles enchantées et le premier tome du Puits du bout du monde nous sont proposés sous des couvertures blanches, très discrètement illustrées, sans mention du genre ou de l’héritage. Façon de dire que Morris est un grand auteur « tout court » ? S’il n’est pas le plus accessible des romanciers, la traduction gomme beaucoup des archaïsmes volontaires de son écriture en anglais, et sa lecture vaut largement d’être entreprise, tant elle redonne sens à des vocables galvaudés tels que « charme » ou « émerveillement ». Grand érudit et amateur de romans merveilleux médiévaux, Morris se place directement dans cette filiation, retrouvant un mélange de fraîcheur naïve et de profondeur de choses qui évoquent directement le conte et l’aventure chevaleresque. 
Qu’on en juge : dans La Route vers l’amour (premier volet d’une tétralogie), Rodolphe, le plus jeune fils d’un roi ne parvient pas à se satisfaire de son petit pays prospère des Haults-Prés, et part en quête d’un lieu exauçant tous les vœux. Objet de rivalités entre des forces magiques et religieuses qu’on distingue encore mal, il guerroie dans le Bois du Péril, irrésistiblement attiré par une superbe femme qu’on dit sorcière. C’est le texte le plus court, apparemment le plus « facile », mais ça n’est pas mon préféré, avec son héros presque ahuri, qui semble vivre un rêve éveillé (l’état de « dort-veille » des chevaliers au contact de l’autre monde) et dont on attend encore qu’il trouve son cap : j’ai trouvé le volume un peu obscur dans ses enjeux spirituels et un peu répétitif dans ses prouesses ; ce sont là bien sûr des legs médiévaux, mais pas forcément les meilleurs. J’ai été davantage happé par les tribulations de Petite-Grive, enlevée bébé à sa mère, élevée par une sorcière dans la solitude de la Mal-Selve où elle reçoit la protection d’un puissant esprit des bois, la « déesse » Habonde, se sauvant d’île en île pour rencontrer l’amour en la personne d’Arthur l’Écuyer Noir, et l’amitié auprès de demoiselles toujours habillées de la même couleur (Aurée la dorée, Viridie la verte…). Petite-Grive, charmante et forte, se réinvente sans cesse, et la construction de l’ouvrage – grandes parties et nombreux chapitres, de tailles inégales, dont le contenu est annoncé par un titre descriptif – ménage des rebondissements et des respirations. À découvrir vraiment, car cela ne ressemble à rien d’autre !
 
 
Hervé Jubert, Magies secrètes, Le Pré aux Clercs collection « Pandore » et Estelle Faye, La dernière lame¸ Le Pré aux Clercs collection « Pandore » 
 
J’ai également lu ce mois-ci deux romans publiés sous la direction de Xavier Mauméjean, dans la nouvelle collection « Pandore » des éditions Le Pré aux Clercs, à destination d’un public adolescent/jeunes adultes : Magies secrètes d’Hervé Jubert et La dernière lame d’Estelle Faye. 
Je ne partage pas l’enthousiasme de mon collègue Jean-Luc Rivera pour le nouvel Hervé Jubert (voir sa chronique). Le roman me semble témoigner d’un déséquilibre assez préjudiciable entre l’univers (excitant et bien développé) et le récit – intrigue et personnages, qui eux, sont complètement laissés de côté. Le monde, qu’on peut rattacher à la fantasy historique et  rapprocher de l’Ambremer de Pierre Pevel, est une version féerique du Paris de Napoléon III : Sequana sous Obéron III (et son épouse Titania, l’un comme l’autre sortis du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare), ce sont les grands travaux de Hoffman (au lieu d’Haussmann, en un clin d’œil au grand auteur de contes allemands) et les figures pittoresques du boulevard du crime, artistes et demi-monde mêlés, qui cohabitent avec toutes sortes de créatures surnaturelles.
Le travail de transposition systématique (du réel historique vers sa réinvention merveilleuse) est brillant et plein d’humour. Il se développe essentiellement à coups de notes de bas de page évoquant par touches un univers magique de belle ampleur. Un tel procédé pourrait constituer une bonne façon de gérer l’apport d’informations tout en affichant une érudition décalée : à chaque page, plusieurs notes viennent ainsi nous expliquer ce qu’il faut entendre par telle ou telle expression, qui sont (dans l’univers du roman) tel ou tel personnage. À la longue, un tel systématisme me parait tout de même engager la question du public visé, tant il faut une solide culture générale pour goûter la finesse des réinventions. Il montre aussi une forte tendance, à la longue, à encombrer ou à étouffer tout le reste. À ce stade du moins, puisqu’il ne s’agit que d’un premier épisode des aventures de l’ingénieur-mage, les personnages ne sont pas franchement convaincants (Beauregard, le héros, est censé avoir 20 ans mais ses réactions et sa philosophie sont celles d’un être nettement plus âgé) ; quant la désinvolture affichée de l’intrigue, qui prend pour parti-pris explicite de se moquer de sa propre continuité, elle peut ne pas plaire à tous les lecteurs…
La dernière lame, premier roman d’Estelle Faye, témoigne d’une maîtrise déjà remarquable – l’auteur brosse une vaste fresque post-apocalyptique, sombre et passionnante, aux décors multiples et aux rebondissements constants. Alors que la Grande Crue finit de submerger le monde humain, on s’attache d’abord aux pas de Séverina, enlevée par les assassins de son père et privée de mémoire – elle ne la récupérera pas, et c’est une première surprise que cette anti-héroïne, devenue Marie, chef guerrière fanatique de la secte des Cendres, exterminant les poches de vie résistant à sa religion de douleur. Elle accueillera même en elle l’Ombre, principe de mort soulevant des armées de zombies, dans le voyage qui la mène vers l’Est et une ville flottante aux jungles pétrifiées. Face à elle (pas entièrement contre : personne n’est condamné, personne n’est parfait), un autre sans-mémoire, Joad de Vorastburg, voit tomber l’Hôpital néo-flamand dont il était un des moines-docteurs. Accompagné d’une ensorcelante acrobate, la mystérieuse Jester, il trouve refuge dans l’alcool et dans cette même ville extrême-orientale de Rang, où va se jouer le sort du monde à l’agonie. Le destin du trio réserve en effet encore bien des surprises. À la limite, le roman aurait gagné à être un peu moins dense, car son rythme constamment intense arrête un peu la lecture : on voudrait plus de temps pour digérer les informations, comprendre les bouleversements dans toutes leurs conséquences. On aurait pu imaginer d’en faire une trilogie !
 
Incontournables de la fantasy, présentés par Stéphanie Nicot, Flammarion Jeunesse. 
 
 
À signaler enfin, l’anthologie Incontournables de la fantasy (Flammarion Jeunesse), dirigée par la grande spécialiste de l’exercice qu’est Stéphanie Nicot, par ailleurs directrice artistique du festival des Imaginales. Deux textes antiques (un extrait de Gilgamesh et le texte de Lucien de Samosate à l’origine du motif de « l’apprenti sorcier ») précèdent deux incipits de « grands classiques » : Bilbo et Harry Potter, rien que ça ! Suivent 6 nouvelles : trois déjà publiées mais peu connues, présentant un bel éventail d’origines (l’Américaine Jane Yolen, le Cubain Yoss, le français Roland C. Wagner), permettant de se faire une idée de la richesse du genre : poésie du conte dans « Frère Cerf », allégorie politique dans « Le Gardien », inversion parodique dans « Pour une poignée de cailloux ». Cette dernière veine resurgit dans les trois nouvelles inédites de l’anthologie, qui rassemblent les talents les plus incontestables de l’imaginaire français actuel – Pierre Bordage et Jean-Philippe Jaworski jouent tous deux sur les attentes et détournent les poncifs avec humour ; fidèle à une inspiration plus sombre, Charlotte Bousquet dénonce quant à elle tous les esclavages, ceux des hommes comme des animaux. Le recueil constitue une belle prouesse éditoriale, par l’étendue des textes convoqués, et remplit l’objectif d’offrir une introduction au genre très bien pensée pour les collégiens. 
 
 
Anne Besson

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