Après s’être attaqué au mythe du vampire dans plusieurs romans et à celui du loup-garou dans Vertèbres, Morgane Caussarieu continue son étude des créatures fantastiques avec la légende de la sirène dans Visqueuse, qui vient de paraître aux éditions Au Diable Vauvert. Le roman est parsemé d’illustrations à la fin de chaque chapitre, qui figurent des animaux réels ou fabuleux. Ces dessins sont signés de l’autrice sous forme d’encyclopédie naturaliste et apportent un réel plus à l’ouvrage.
Une chronique de la France des années 30
Dans la France profonde des années 1930, Huguette, jeune fille boiteuse, habite avec ses parents dans une fruitière d'un petit village de Franche-Comté, Saint-Vit. Son père Arsène va par hasard découvrir une étrange créature, mélange de femme, de serpent et de poisson dans un étang du coin. Arsène pense que la créature est la vouivre, un mythe très vivace dans la région, et qu’elle cacherait un trésor. Il décide donc de la garder enfermée dans la cave comme un trophée loin des convoitises et des regards. Huguette, qui est passionnée par les monstres et le cinéma, essaye de comprendre la créature et de s’en faire une amie.
Morgane Caussarieu dépeint avec réalisme cette France profonde, campagnarde, où l’on vit isolés, dans laquelle les légendes sont encore vivaces. Huguette fait exception dans cet endroit, elle a une échappatoire à sa vie difficile où elle est malmenée à l’école et dans sa famille. Son échappatoire est le cinéma, celui des monstres, qu’elle dévore grâce à Fernand, un ancien projectionniste. Visqueuse est un hommage à ces films des années 20–30 en noir et blanc. Ces films permettent à Huguette de voir le monde autrement, d’accepter sa propre difformité, de mieux se comprendre et de comprendre la vouivre.
La notion de monstre
Huguette n’est pas le seul personnage de ce roman. On retrouve aussi Mélusine, la fameuse vouivre, et Louise Simone, une nonne passionnée par la Nature qui signe la fameuse encyclopédie naturaliste dont on retrouve les dessins et articles à chaque fin de chapitre. La nonne est passionnée par les anomalies de la nature, ceux que communément on appelle des monstres. C’est un personnage très réussi, plein d’ambiguïté, de forces, de savoirs. A travers cette histoire, on s’interroge sur la notion de monstre. Ces créatures sont-elles vraiment monstrueuses ? Le véritable monstre ne serait-il pas beaucoup plus proche de nous ? Arsène, sous des dehors attrayants, cache une personnalité abîmée, marquée. Il se révèle très vite abject, brutal, prêt à tout pour avoir ce qu’il désire. Morgane Caussarieu dépeint le mal à l’état brut à travers ce personnage qui pourtant semble vivre tranquillement avec sa famille. Le roman est parfois très dur, par moments insoutenable pourtant il est également émouvant, très bien écrit, il amène à se questionner sur de nombreuses thématiques : l’identité, les différences, les traumatismes, la maltraitance, le genre, les mythes.
Le travail sur les légendes
L’intrigue du roman est très efficace. Si la mise en place est peut-être un poil trop longue, mais nécessaire au propos sur les monstres, la seconde et troisième partie sont très prenantes. Les mystères entourant la créature sont eu cœur du récit. La réécriture du mythe de la sirène est parfaitement réussie et maîtrisée. La notion de légendes et du comment elles se construisent au travers des témoignages populaires permet de montrer que souvent, la réalité dépasse la fiction, que l’horreur est à chercher ailleurs que dans la différence ou ce qui est considéré anormal.
Comme elle avait renouvelé le vampire, puis le loup-garou, Morgane Caussarieu refond le mythe de la sirène. Elle le fait à sa manière, en n’hésitant à aborder des sujets extrêmement difficiles et avec une bonne dose de body-horror, de queer et de féminisme. Elle nous offre un roman passionnant, bourré de détails, de thématiques, un hommage au cinéma de genre, à la psychologie des personnages très fouillée et soignée. Un roman parfois éprouvant mais terriblement humain et réussi, autant pour son écriture que pour ses illustrations en forme d’articles naturalistes. Il ne reste plus qu’à espérer que l’autrice continue sa revisite des créatures fantastiques.