L'avis de Gérard Klein sur les ventes d'anthologies en France

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La question initiale est fort intéressante.
Ayant publié une cinquantaine d'anthologies et un peu moins de recueils d'auteurs entre 1974 et 2005, je pense disposer d'une petite expérience.

D'abord, une question de terminologie. La nouvelle et le roman sont des genres littéraires différents, aussi différents que le sonnet et la longue élégie ou la tragédie en vers en quatre ou cinq actes. La nouvelle tolère mal la médiocrité, même d'un bref passage tandis que beaucoup d'excellents romans connaissent quelques points faibles. La nouvelle est donc un art particulièrement difficile. Au demeurant, les meilleurs auteurs de nouvelles ne font pas toujours de bons romanciers et réciproquement. Maupassant est surtout célèbre pour ses nouvelles. Katherine Mansfield que j'ai beaucoup admirée et qui m'a beaucoup influencé à mes débuts est une nouvelliste, pas une romancière (je partage l'admiration de Hoël pour cet écrivain). Borgès est nouvelliste (et certes poète), guère romancier et alors seulement en collaboration et relativement mineur. Dans notre domaine de prédilection, Frank Herbert est un grand romancier et un nouvelliste assez moyen. À l'inverse Robert Sheckley est un immense nouvelliste et même ses courts romans relèvent plus de l'agrégation de nouvelles que du véritable roman.

Quant à l'accueil des anthologies et recueils, il faut absolument distinguer deux périodes: avant les années 1980 et après. Il faut également distinguer entre littérature générale et genres, comme le policier et surtout la science-fiction. En littérature générale, la nouvelle est depuis très longtemps ignorée du public et mal traitée par les libraires et critiques. Un grand nouvelliste comme Daniel Boulanger a connu une carrière très difficile et a mis longtemps à s'imposer. Les quelques exceptions récentes et inattendues ne doivent pas faire illusion: la nouvelle est un genre mal aimé. En science-fiction notamment, il en a été tout à fait différemment et longtemps même si ce n'est plus le cas
Entre 1950 et disons 1984, dans le domaine de la science-fiction, non seulement on ne constate pas de différences dans l'accueil entre romans et recueils de nouvelles et anthologies, mais ces derniers connaissent parfois un succès soutenu et même exceptionnel. Ainsi, les Chroniques Martiennes, puis Demain les chiens dans une moindre mesure deviennent par exemple des succès durables et considérables. Les recueils de Pierre Boulle ne se portent pas mal. Les trente-six volumes de la Grande Anthologie de la science-fiction au Livre de Poche connaissent un triomphe qui a surpris tout le monde, l'éditeur et les anthologistes compris. La première série de 12 titres s'est vendue entre 140 000 et 80 000 exemplaires environ à partir de 1974; la deuxième de 24 titres n'est jamais descendue en dessous de 36 000 exemplaires environ. Des chiffres qui font aujourd'hui rêver.
De même, dans Ailleurs et demain, j'ai vendu également romans et recueils de nouvelles pendant des années.

Mais à partir du début des années 1980, peut-être en raison de la grande crise consécutive à la surproduction qui frappe le domaine (en quelques années quelques vingt collections spécialisées disparaissent), la tendance s'inverse et le sort des nouvelles de science-fiction (et accessoirement policières) rejoint, celui bien difficile, des nouvelles de littérature générale.

La troisième série de la GASF, comprenant six volumes couvrant la production française de 1950 à 2000, n'a jamais dépassé les 6000 exemplaires pour aboutir pour le dernier à un peu plus de 2 000 seulement. Grosse déception pour les anthologistes, Ellen Herzfeld, Dominique Martel et moi-même et pour le LdP qu'on aura du mal à y reprendre. Je tenais beaucoup à ces anthologies, complémentaires des trente-six volumes consacrés exclusivement aux anglo-saxons, et leur échec m'a consterné. L'accueil critique a été très bon, mais le public a boudé. Parce qu'il s'agissait d'auteurs français? On peut se le demander.
Mais les recueils et anthologies de nouvelles traduites de l'anglais contemporaines de cette troisième série et ultérieures ne font pas mieux. Les quelques recueils d'auteurs connus (McDonald, Bear) que je publie dans Ailleurs et demain puis au LdP sont des échecs au moins relatifs (aujourd'hui, ils passeraient pour des succès). Je renonce donc à en publier, en le regrettant car j'adore les nouvelles, bonnes évidemment..


Les anthologies de science-fiction publiées ces dernières années dont je dispose des chiffres précis n'ont jamais atteint les 1500 exemplaires, bien en dessous du moindre seuil de rentabilité. Je ne livrerai pas des chiffres cruels ici mais vous pouvez les trouver sur le net, notamment chez Edistat moyennant une petite contribution. (Incidemment, les nombreux sondages que j'ai faits confirment leur validité contrairement à l'opinion de Gilles Dumay qui, sur un autre fil, la contestait: l'exemple qu'il citait me semble dû à une erreur de manipulation.)

Comment expliquer cette regrettable désaffection à l'endroit des nouvelles depuis environ trente ans? C'est très difficile.
D'abord, le phénomène n'est pas exclusivement français. On l'observe aussi, un peu plus tôt aux Ètats-Unis et en GB. Jusqu'aux années 1970, il y a pléthore de nouvelles, d'anthologies et de recueils. Le premier titre de sf proposé par le Pocket Book en 1943 est une anthologie de Donald Wollheim. Lorsque nous avons composé les sommaires de la GASF, Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et moi-même, nous avons pu puiser dans un fond immense. Mais après 1970, le sort des revues, recueils et anthologies devient de plus en plus difficile.
En France même Fiction qui avait connu des pointes au-dessus de 20 000 exemplaires et un régime de croisière autour de 12 000, végète et finit par disparaître. Aucune revue spécialisée actuelle ne dépasse les 2 000 exemplaires: on mesure le recul.
La crise du milieu des années 1980 n'explique pas tout, voire même rien. Il y a eu un recul massif du goût du public pour les nouvelles, d'abord concernant les nouvelles policières qui ont aussi connu leurs beaux jours avec notamment Mystère-Magazine puis celles de science-fiction.
On a évoqué le recul des transports en commun au profit de la voiture: les trajets courts étant supposés favoriser la lecture de nouvelles. J'ai tendance à penser que la télévision a joué un rôle mais je ne vois pas bien lequel exactement.
Certes, les supports se sont raréfiés: quotidiens, revues publiaient autrefois des nouvelles mais s'ils ont cessé, voire ont disparu, c'est bien parce que le lectorat ne les suivait pas.
L'enseignement: je n'y crois pas. D'abord, il faisait aux nouvelles une place (Mérimée, Maupassant, Flaubert, Nerval, etc), ensuite il l'a fait longtemps en s'appuyant sur des anthologies destinées aux jeunes et en introduisant des nouvelles dans des choix de textes: ma nouvelle Les Villes a été reproduite plus de vingt fois, y compris récemment.
Non, il s'est passé quelque chose dans l'esprit du public ou du moins dans ses comportements qu'il est très difficile d'expliquer. Si vous avez une idée…

Et qu'on ne me dise pas que les gros romans, voire les séries sont une invention récente. Sans remonter à Balzac, Hugo ou Tolstoï, l'après-guerre a connu les immenses succès d'Autant en emporte le vent ou d'Ambre (Kathleen Windsor). Etc. etc…

La nouvelle est une espèce littéraire menacée et pour répondre à la question initiale, il n'y a pas de différence notable aujourd'hui entre anthologies et recueils.
Sauvons cette espèce.

Mais nous sommes seuls et ils sont plusieurs.
Gérard Klein
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