Roland C. Wagner a écrit :Ce qui m'étonne, c'est que tu aies éprouvé le besoin de créer une enfilade pour répondre à une critique aussi peu documentée et à côté de la plaque que la mienne.
Tu es un auteur et un critique respecté du domaine. J'ai pensé que ton papier, presque intégralement consacré à ma soi-disant tentation hétéroclite, allait tellement déformer la réception de la préface et empêcher d'évaluer correctement l'hypothèse qui y est formulée que j'ai jugé bon de clarifier les choses. Les soixante première pages de ce fil prouvent que j'ai eu raison. Si j'avais laissé les choses en l'état, il y aurait dans l'air l'idée wagnérienne (volontaire ou juste pour rire, peu importe) que "ouais, c'est bon, Lehman croit aux ovnis, pas la peine de prendre ce qu'il écrit au sérieux c'est n'importe quoi".
Roland a écrit :Lem a écrit :Autrement dit : la SF a pris des problèmes métaphysiques décrétés nuls et les a transformés en problèmes physiques (nature du réel => cybermonde ; immortalité => posthumanité, etc.). C'est dans la préface, Roland.
Et ça, c'est dans ma critique et tu l'as contesté :
Même chez les plus « mystiques » des écrivains de science-fiction, la métaphysique est réductible à la physique.
J'ai contesté cette phrase parce qu'elle est fausse. Je ne sais pas si C.S. Lewis, Dick et Dantec sont les plus mystiques de tous les écrivains de SF mais chez eux, il y a de la métaphysique pure, non-réifiée. "J'appelle cette entité Christ. Autrefois, je l'ai appelée Ubik" (Dick). Voir la trilogie chrétienne de Lewis (
Cette hideuse puissance & co). Quant à Dantec, inutile d'y revenir n'est-ce pas ?. La phrase est fausse, toute la métaphysique dans la SF n'est pas réductible à la physique. Cela ne change rien au fait que dans la plupart des cas, la SF réifie les problèmes métaphysiques en situations physiques. Et c'est en toute lettres dans la préface.
Si tu voulais faire passer cette idée, peut-être eût-il fallu choisir d'autres exemples dans ta préface, et/ou présenter certains de tes exemples d'une manière moins ambiguë. Désolé, mais Lovecraft qui "invoque" les Grands Anciens, la SF et son "panthéon" baroque, Maurice "ad majorem dei gloriam" Dantec sans contre-exemple alors que ta thèse en appelait un, ton choix d'exemples d'une manière générale…
Je soutiens une hypothèse. Je choisis des exemples qui vont dans ce sens, rien de plus normal. Ce n'est pas parce que tu as consacré la moitié de ton papier à Lovecraft qu'il a dans ma préface la même importance. Le texte complet du passage est ci-dessous. Pourquoi n'as-tu pas parlé des autres noms cités et évalué la valeur de l'argument ?
Eternel retour de la préface où Lem a écrit :« A bien y regarder, c’était là une rencontre inévitable. La science-fiction n’a jamais hésité à s’emparer des concepts de la métaphysique : ses bornes ordinaires qu’elle transgresse joyeusement sont celles du cosmos, et le début et la fin des temps ; son ressort dramatique est toujours plus ou moins la théorie, et son ambition première l’explication finale. La SF confine volontiers au délire d’interprétation, et n’était son caractère affirmé de fiction, elle y sombrerait tout à fait. Or, quel domaine offre plus que la théologie un champ vaste et définitif à l’interrogation, à la spéculation et à l’interprétation ? (…) Il peut être fait une place dans bien des romans classiques à la religion, au mysticisme ou même (rarement) à la métaphysique. Mais le personnage de Dieu, ou d’un dieu, n’y apparaît jamais. » (Gérard Klein)
Cette observation fera sans doute sourire beaucoup de lecteurs. Le personnage de Dieu ? D’un dieu ? La théologie ? Que viennent faire ces objets dans un texte sur l’état de la science-fiction en France ? Mais il suffit de se reporter aux sources pour saisir la portée de cette remarque. Ici même, bien avant la rupture de 1914, les premiers classiques ont pour titres L’Eve future, Le cataclysme, La fin du monde, L’horloge des siècles, L’éternel Adam. Le roman qui lance Maurice Renard sur la scène littéraire en 1908 s’intitule Le docteur Lerne, sous-dieu. De l’autre côté de la Manche, le très rationnel H. G. Wells écrit (sans même mentionner les « Elois » de Time machine) L’homme qui pouvait accomplir des miracles, Un rêve d’Armageddon, M. Barnstaple chez les hommes-dieux. Vingt ans plus tard, son successeur Olaf Stapledon publie Créateurs d’étoiles et Les premiers et les derniers tandis qu’aux Etats-Unis, H.-P. Lovecraft achève une carrière littéraire presque entièrement dévolue à l’invocation des Grands Anciens dans le Mythe de Cthulhu.
Cette inscription métaphysique et religieuse traverse le siècle. Elle n’est pas systématique mais on la retrouve dans beaucoup d’œuvres de science-fiction importantes : le cycle du Non-A, celui de Dune, la Trilogie chronolytique, les Cantos d’Hypérion. Elle donne leur profondeur à des titres aussi divers que Demain les chiens et Solaris. Elle est le sujet même – le seul sujet – de Philip K. Dick. Si on écarte un instant la littérature pour scruter les objets connus du très grand public, elle devient aveuglante : King Kong, Superman, le monolithe noir de 2001, la Matrice, sont les figures d’un mythocosme peuplé de surhommes et de dieux. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une déviation américaine. L’œil du purgatoire (Spitz), La mort vivante (Wul), Les yeux géants (Jeury), Portrait du diable en chapeau melon (Brussolo) trahissent la même emprise en France, comme le prouvent aujourd’hui Pierre Bordage et Maurice G. Dantec.
Explorer en détail un tel sujet m’entraînerait hors des limites de cette préface. Je devrais au minimum poser le problème des fausses sciences et des phénomènes para-religieux dans lesquels la SF joue un rôle. J’aborderais une question d’esthétique, l’opposition du Beau et du Sublime, qui me ramènerait au XVIIème siècle, me pousserait à parler de philosophie et finalement à considérer mon objet moins comme une sensibilité née avec la révolution industrielle que comme un fait cognitif de grande envergure, remontant à l’antiquité et relevant pour partie du sacré. Pour ne pas sombrer à mon tour dans le délire d’interprétation, je serais contraint de renoncer à la critique et d’écrire de la science-fiction sur la science-fiction.
Ces subtilités n’ayant pas leur place ici, je me contente de formuler une hypothèse sur le déni, et les raisons pour lesquelles il s’achève…
Il y avait de quoi faire. Que tu aies choisi de placer
Ad Majorem en tête de ton papier comme exemple et substance de mon point de vue, comme de lire "invoquer les Grands Anciens" au premier degré est plutôt… ton problème que le mien.