La polysémie ?jlavadou a écrit :Ailleurs qu'en SF, cette phrase pourrait être de l'ordre de la pure métaphore (l'idée que la vie est un chemin qu'on parcourt à pied), par exemple. Mais pour moi, elle procure un vertige similaire quel que soit le contexte dans lequel elle est utilisée, une sensation d'émerveillement, quelque chose de profond et que j'aurais bien du mal à définir aujourd'hui...
Tant que la phrase sur les mille kilomètres n'est pas développée, on sent palpiter autour d'elle un nuage flou de possibilités. Elle peut signifier une multitude de choses, cette phrase, amorcer une multitude de mondes où elle trouvera des significations différentes. L'esprit du lecteur n'examine pas ses possibilités une à une ; il les enregistre inconsciemment et c'est là, je crois, l'origine de ce sentiment de profondeur que tu décris. Cette phrase montre que le langage est profond. Au sens propre : poétique.
Ce qui est remarquable avec la sf, c'est que la réification n'éteint pas ce sentiment. Au contraire, il le maintient en vie. C'est une sorte de paradoxe qui ne cesse de m'étonner : dans l'opération qui consiste in fine à justifier cette phrase, non comme métaphore mais comme description objective d'un fait concret, quelque chose se passe qui prolonge l'émerveillement au lieu de l'éteindre.
On pourrait très bien imaginer, par exemple, que s'ouvre ainsi un roman sur le monde des routiers. Entre eux, via la cb, les hommes de la route ont leurs usages, leurs codes, leur langage. Quand un nouveau chauffeur prend le volant pour la première fois, on lui dit : "quand tu seras vieux de mille kilomètres, tu seras des nôtres". Et c'est pourquoi la narration commence ainsi : "j'avais atteint l'âge de mille kilomètres et au Relais des routiers, la veille, les copains m'avaient attendu pour fêter ça autour d'une bière." La phrase resterait belle mais il me semble que quelque chose en nous serait déçu…
Il est difficile, évidemment, d'éviter l'anachronisme : je spécule sur une autre version de cette phrase après avoir éprouvé l'émerveillement de la version Priest ; j'imagine ce que serait la privation de cet émerveillement. N'empêche : dans Le monde inverti, quand se déploie la première vision de la ville mobile avec ses câbleurs et ses poseurs de rails, quand on comprend que l'incipit n'est pas un simple effet de langage mais une réalité massive, c'est comme si l'auteur réalisait un vœu informulé.