On ne peut pas dire ce qu'est "vraiment" une émotion.Christopher a écrit :Le sow, c'est pareil. Vous en parlez tous. Mais aucun de vous ne me dit ce qu'il est vraiment.
On énonce ce qu'on ressent et on compare pour essayer de se coordonner, pour vérifier qu'on est à peu près au même endroit ; c'est le mieux qu'on puisse faire.
J'ai cité le texte de Sadoul. Il y a quelques semaines, je me souviens avoir posté deux déclarations de Dick et Robinson. Il y a des centaines de témoignages de fans disponibles ici et là. Il y a tes émotions de lecteur. A toi de voir si tu trouves quelque part un texte qui dit ce que tu ressens, et/ou si tu souhaites essayer de l'exprimer toi-même. Les deux sont bien.
Cela dit, ce n'est même pas nécessaire. Pour comprendre ce que j'essaie de faire, il suffit d'admettre qu'il y a un état d'esprit, une position cognitive, une expérience esthétique (comme vous voulez) spécifique à la SF, avec les émotions associées. Est-ce une lubie de ma part ? Non. Y a-t-il des indices objectifs que cette position/expérience/émotion ait été non seulement associée à la SF mais ait contribué à sa construction en tant que genre et à son histoire ? Oui. Suis-je le premier à essayer de passer par là pour définir la SF ? Non.
A quoi Erion répond : pas spécifique. Des émotions du même ordre (ou décrites plus ou moins de la même façon) apparaissent dans d'autres domaines. D'autres ajoutent : le sow, je l'ai aussi quand je lis x ou y qui ne sont pas SF, donc…
Comment faire la part des choses ?
J'ai un grand plaisir quand je lis Jack London (qui a écrit de la SF par ailleurs mais ce n'est pas le sujet). Je peux éventuellement m'émerveiller, comme je le fais aussi dans Kipling ou dans Conrad ou dans Garcia Marquès ou dans Tolkien ou devant un tableau de Kandinski. Mais je fais une assez nette différence entre tous ces "merveilleux" et le sense of wonder, même s'il y a ici et là des airs de famille.
D'où cette proposition : admettons, ne serait-ce que pour les besoins du débat, que l'émotion, l'état d'esprit, la position cognitive spécifiquement SF existent bel et bien. Oublions le merveilleux-scientifique et le sow et qualifions l'objet d'"Effet SF" sans en dire plus pour l'instant.
La proposition devient alors : je considère la SF sous l'aspect d'une expérience subjective, d'une position esthétique avec les émotions associées. Cette expérience, cette position, c'est "l'effet SF" et je me demande s'il ne peut pas nous fournir des élements de définition.
Je m'interroge sur la nature de cet effet.
Je remarque, à partir des exemples d'Oncle avec Rosenzweig ou de Sadoul et Métallpolis, que cet effet n'est pas circonscrit au temps de la lecture. Il peut la précéder et la suivre.
Le premier cas est très intéressant. Comme Oncle lui-même l'a remarqué, il suffit pour un fan de voir le sigle SF sur la couverture d'un livre pour connaître l'effet, pour adopter automatiquement la position cognitive correspondante. C'est pourquoi, persuadé que Rosenzweig était Van Vogt, il a peuplé la phrase de "quincaillerie" qui ne s'y trouvait pas. C'est pourquoi les couvertures de pulps sont encore vénérées aujourd'hui : il suffit de les voir pour subir instantanément l'effet SF. Ces couvertures mêlent textes et images (les titres des pulps sont eux-mêmes des images, parfois avec des effets de perspective et de relief). Ce qu'on éprouve à leur contact est l'effet SF à l'état quasiment pur.
Cet effet est aussi celui qu'on éprouve quand on réalise que "j'avais atteint l'âge de mille kilomètres" n'est pas une image poétique, insubstantielle mais la description d'une réalité matérielle. Qu'il y a autour de cette proposition un monde où elle est cohérente et logique.
On peut finalement dire, sans trop interpréter, que l'Effet SF naît au contact du sigle et de son apparatus : illustration de couvertures, titres, pitchs, résumé au dos des livres, feuilletage au pouce debout dans la librairie (qui permet souvent de lire l'incipit, d'où son importance en SF), etc. Toutes ces expériences cumulées permettent au fan de se placer dans le bon état d'esprit ; une variété particulière de suspension de l'incrédulité (condition générale de la lecture de fiction) qui cherche l'extraordinaire mais maintient une exigence logique, sans entrer dans les détails pour l'instant.
Et pendant la lecture, le texte sera jugé bon s'il parvient à cultiver et à concentrer l'Effet SF jusqu'à une culmination inoubliable ("Voici la race qui va peupler le Sevagram" ; "C'était son propre visage" ; "Je suis Ubik. J'ai fait les mondes…" ; "Nous nous battrons avec nos rêves", mais ce peut aussi être un spectacle, comme le soudain dégel de Rama dans le roman de Clarke, la Perte en Ruaba, les vers géants de Dune, etc.)
Rien de tout cela ne devrait poser de vrai problème à Erion ou Oncle.
L'étape suivante consiste à remarquer que l'effet SF peut aussi survenir sans contact préalable avec le sigle et son appareillage. Quand j'ai lu Tlon Uqbar Urbis Tertius ou La bibliothèque de Babel pour la première fois (en Folio), je ne m'attendais absolument pas à ce que j'allais lire. Je ne savais rien sur Borgès. J'ai commencé à lire et…
… à ma grande surprise, je me suis rendu compte que je basculais en mode SF, que je subissais l'Effet. C'est sans doute une expérience très commune puisque à peu près tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui que ces deux textes peuvent être considérés comme des classiques du genre. Je ne m'apesantis pas. J'ai éprouvé l'Effet en lisant certaines nouvelles de Cortazar, certains romans de Burroughs et Pynchon, avec L'invention de Morel de Bioy Casares et beaucoup d'autres. Mais pour en revenir à Borgès, il est intéressant de se demander ce qui provoque en lui l'Effet ? Le texte n'est pas marqué. Il n'y a pas de couverture suggestive. Il n'est pas connu comme auteur spécialisé. Et il n'y a dans son texte ni science, ni futur. Pourtant, l'Effet est là. La phrase suivante consiste logiquement à se demander ce qui le produit et à vérifier que c'est aussi quelque chose qui se trouve dans la science-fiction basique.L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones, on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement.
Ma réponse : ce qui produit l'Effet chez Borgès, c'est le fait que la proposition "l'univers est une bibliothèque infinie" est prise au pied de la lettre. Qu'elle n'est pas la métaphore inaugurale d'une fable sur la multitude des mémoires humaines, ou d'une allégorie sur le rôle du livre dans la civilisation mais une réalité concrète, matérielle, qui fonctionne comme telle sans intervention de l'auteur. L'univers est une bibliothèque infinie et le texte examine les conséquences logiques de cette proposition. Et c'est précisément cette position, exprimée à travers un certain usage du langage, qui produit l'Effet SF.
Puis-je imaginer la même proposition dans un texte de SF "basique" ? Bien sûr. Il suffit par exemple d'écrire une histoire dans laquelle un mathématicien/cosmologiste démontre grâce à une application inattendue de la théorie de l'information que celle-ci échappe à l'entropie ; que depuis le Big Bang, aucune information n'a jamais été perdue car tout est stocké directement sur la structure de l'espace-temps. Conséquence logique : avec des radiotélescopes d'un certain type et un algorithme particulier, on accède en sondant le ciel à des bribes venues de civilisations disparues etc. Puis, vingt ans plus tard, on met au point un gadget neuro qui donne à ceux qui sont implantés la capacité de "lire" directement l'espace-temps ; ceux-là deviennent la voix des choses disparues, incompréhensibles, qui sont entassées sous la surface du monde, lequel est une bibliothèque infinie. L'un de ces implantés décident alors de remonter à la source, à l'information primordiale…(Ne me cherchez pas sur la cohérence, je ne fais qu'improviser à voix haute.)
Il me semble qu'on pourrait écrire un bon texte de SF avec cette idée (c'est peut-être déjà fait, d'ailleurs). Mais L'effet SF ne réside pas dans l'usage de la théorie de l'information et du gadget neuro, qui ne font que l'amplifier. Il réside dans la prise au premier degré de "l'univers est une bibliothèque infinie". Il réside dans la capacité à visualiser, à traiter comme monde, une image extraordinaire née d'un certain usage du langage. Si ce n'était pas le cas, le texte de Borgès n'aurait pas été classé SF, tout simplement. Pas plus que C'est vraiment une bonne vie et tous les classiques où il n'y a ni science ni futur.
L'Effet SF, ce serait quelque chose comme ça : la capacité du lecteur à prendre les noms, les propositions, les métaphores extraordinaires au pied de la lettre parce que quand le texte confirme cette attente – quand le monde s'avère être réellement une bibliothèque infinie et non juste celui qu'on connaît –, il y a un émerveillement particulier qui se produit. Et tout texte qui donne ceci au fan est classé dans la SF parce que cet émerveillement est spécifique.
En quoi cette position du fan diffère-t-elle de l'horizon d'attente classique du lecteur mainstream ? Dans le rapport au langage. "Le monde tel qu'on le connaît" est pour le lecteur mainstream un cadre qui n'admet pas d'exception (je caricature un peu mais c'est pour les besoins de la démonstration). Il ne comporte pas d'objets extraordinaires. Dès qu'un de ces objets apparaît, il est considéré comme une image, une métaphore, dépourvue de réalité substantielle. Dire d'un type qu'il est un mutant ou un martien a un sens, dans le mainstream. Ça en a un autre dans la SF. L'horizon d'attente n'est pas le même. Dans le cas de Borgès ou de Daumal, par exemple, la bibliothèque infinie et le Mont Analogue sont considérés par le mainstream comme des métaphores d'autre chose (la mémoire ; l'ascension spirituelle).
Rien n'interdit de lire les textes comme ça, évidemment. Mais rien n'interdit non plus de les lire comme nous le faisons. C'est ce que je dis en général quand on me pose la question. C'est ce que j'essaie de faire avec le mainstream : y introduire notre façon de lire, l'Effet SF, le sense of wonder, comme une catégorie légitime de l'expérience esthétique. Je n'essaie pas de diluer la SF. J'essaie d'élargir les catégories de la littérature parce que je trouve que la soi-disant étanchéité des expériences est dommageable pour tout le monde. Pour eux, car ils se privent d'un grand plaisir, et aussi d'une certaine souplesse d'esprit spéculative dont on a besoin. Pour nous, parce qu'on se prive du grand public et d'un dialogue avec les autres domaines littéraires. Mais passons là-dessus…
Puis-je aller encore plus loin et faire une interprétation conclusive de l'effet SF qui raccorde avec le sujet du fil ?
Je crois que oui. La position mainstream de base est rigide sur un point précis : le monde est tel qu'il est et pas autrement, même dans la fiction (en un sens, pourrait dire du mainstream qu'il est la hard-science ultime : n'est admis que ce qui existe, est vérifié, attesté). Les propositions extraordinaires, les objets inconnus, n'ont pas de réalité substantielle, ce sont des images poétiques. (On comprend qu'avec de telles préconceptions inconscientes pesant sur l'acte de lecture, la SF soit jugée "incompréhensible" ou "parlant de n'importe quoi").
Cette position implique un certain rapport entre le vrai et le faux, que l'Effet SF floute ou déplace. A première vue, on peut se dire qu'il consiste en l'introduction d'une catégorie intermédiaire : le possible, le plausible, tenu pour vrai le temps du récit. Mais j'ai beau chercher, je ne vois pas comment "l'univers est une bibliothèque infinie" (ou "il y a un enfant-dieu qui oblige toute sa famille à vivre dans ses pensées") puissent jamais être considéré comme des propositions plausibles, même dans un très lointain futur, même avec un paquet de superscience. Ce n'est pas là que se noue l'Effet mais simplement dans la rigueur avec laquelle l'image, la proposition, le concept, l'objet sont matérialisés, réifiés. Si, en tant que faits matériels, ils sont pris au sérieux et explorés comme tels, l'Effet SF se produit. Cela leur donne un statut cognitif qui me semble être un trait propre à la SF : les objets que le genre fabrique sont tout à la fois (le temps de la lecture), vrais et faux, métaphoriques et matériels, injustifiables et pourtant justfiés, causals et acausals, logiques et merveilleux. Oui, ramené aux catégories les plus générales de l'analyse, c'est dans le flou à la jonction du vrai et du faux qui je discerne la source de l'Effet (et si c'est exact, il serait intéressant d'analyser la séduction exercée par les fausses sciences à cette aune).
Or, ce flou, cette incertitude, c'est précisément le régime cognitif du métaphysique. Dire "l'univers est une bibliothèque infinie", c'est une proposition métaphysique. Réifier cette proposition, la considérer sous sa seule acception concrète, matérielle, c'est la faire passer du métaphysique au physique – et c'est à cet instant que se produit l'Effet.