Du sense of wonder à la SF métaphysique

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Erion
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Message par Erion » sam. févr. 06, 2010 3:51 pm

Lensman a écrit : Quand la science-fiction revient, dans nos échanges, ça fait tout drôle… C'est dire à quel point on arrive à s'éloigner du sujet!!!
Oncle Joe
Tu sais que le pire, j'ai parfois des étudiants qui sont capables de trouver les métaphores du texte que je leur donne à lire, mais qui passent totalement à côté du texte en lui-même. Ils n'ont pas compris ce qui se déroulait, mais étaient capables d'évoquer des métaphores sur la société, l'humanité, etc.

Et se plantent.

C'est pour ça que je cite la nouvelle de Silverberg "Quand on est allés voir la fin du monde", parce que beaucoup d'entre eux ne comprennent PAS l'enjeu du texte. Ils voient pas de quoi ça parle.

Ce qui est quand même embêtant. C'est bien gentil de pas vouloir hiérarchiser, mais à la base, faut bien comprendre ce que l'histoire raconte, avant d'interpréter le reste.


YEAHHHH 500 !!!
Modifié en dernier par Erion le sam. févr. 06, 2010 3:52 pm, modifié 1 fois.
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Lensman
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Message par Lensman » sam. févr. 06, 2010 3:52 pm

MF a écrit : And Now For Something Completely Different

Lem : Ce que vous voyez là, ce n'est pas une métaphore.
Critique littéraire : Ah bon ?
Lem : Oui, bien que l'auteur soit un véritable écrivain et qu'il manipule à merveille l'ensemble des outils lexicaux et des figures de style -il lui arrive d'ailleurs d'user de la métaphore- ce n'est pas ce qu'il fait lorsqu'il présente son personnage principal sous la forme d'un homme transparent.
Critique Littéraire : "Homme transparent" ne serait donc pas une métaphore ?
Lem : Non ! c'est une métaphore réifiée !
Critique Littéraire : Attendez. Vous me dites que ce n'est pas une métaphore, puis vous m'affirmer que c'en est une.
Lem : Non, pas une métaphore. Une métaphore réifiée !
Critique Littéraire : Une "métaphore réifiée" ? Quelque chose m'échappe. Est-ce que par hasard, une "métaphore réifiée" ne serait pas... comment dire ? une métaphore qui aurait été réifiée. En gros une métaphore.
Lem : C'est uniquement parce que vous limitez la notion de métaphore à la figure de style. Que vous raisonnez en terme de champ lexical. Sortez ce mot de métaphore de son acception classique et voyez-y plutôt des analogies conceptuelles faites par l'auteur lors de la phase réflexive de son travail. La narration littéraire de ces analogies abstraites produit des éléments textuels structurés comme des métaphores et qui peuvent passer pour telles aux yeux du lecteur peu au fait de ce qu'est le processus science-fictif.
Critique Littéraire : Donc, ce ne sont pas des métaphores. Alors pourquoi les nommer ainsi au risque de créer de la confusion ?
Lem : Car au niveau de l'abstraction, c'est bien une forme de métaphore. "L'inconscient est structuré comme un langage", voyez-vous. Ainsi, même si l'auteur n'en est pas conscient, ou même en disconvient, il faut bien parler de métaphore.
Critique Littéraire : Heu... et si on n'est pas lacanien, ça marche aussi ?
J'ai été obligé d'aller me passer de l'eau sur le visage tellement ça m'a fait rire!!!
Oncle Joe

Lem

Message par Lem » sam. févr. 06, 2010 3:54 pm

MF a écrit :Pour revenir au fond du sujet, je comprends :
1°) émergence d'idées/concepts/abstractions chez l'auteur
2°) transcription textuelle dans une forme narrative
3°) lecture et analyse par le critique littéraire.
Le critique littéraire ayant l'habitude de narration "réaliste" sort de sa besace d'analyste le mot "métaphore" dès qu'il rencontre un élément de transcription textuelle qui s'extrait de la (sa ?) réalité.
Et il faut donc lui expliquer que ce qu'il croit être une "métaphore" n'en est pas une mais est plutôt une "métaphore réifiée", afin qu'il soit capable de revenir aux idées/concepts/abstractions, et ainsi de lire le texte pour ce qu'il est et pas pour ce qu'il croit qu'il est.
Tu comprends bien.
MF a écrit :Lem : Ce que vous voyez là, ce n'est pas une métaphore.
Critique littéraire : Ah bon ?
Lem : Oui, bien que l'auteur soit un véritable écrivain et qu'il manipule à merveille l'ensemble des outils lexicaux et des figures de style -il lui arrive d'ailleurs d'user de la métaphore- ce n'est pas ce qu'il fait lorsqu'il présente son personnage principal sous la forme d'un homme transparent.
Critique Littéraire : "Homme transparent" ne serait donc pas une métaphore ?
Lem : Non ! c'est une métaphore réifiée !
Critique Littéraire : Attendez. Vous me dites que ce n'est pas une métaphore, puis vous m'affirmer que c'en est une.
Lem : Non, pas une métaphore. Une métaphore réifiée !
Critique Littéraire : Une "métaphore réifiée" ? Quelque chose m'échappe. Est-ce que par hasard, une "métaphore réifiée" ne serait pas... comment dire ? une métaphore qui aurait été réifiée. En gros une métaphore.
Lem : C'est uniquement parce que vous limitez la notion de métaphore à la figure de style. Que vous raisonnez en terme de champ lexical. Sortez ce mot de métaphore de son acception classique et voyez-y plutôt des analogies conceptuelles faites par l'auteur lors de la phase réflexive de son travail. La narration littéraire de ces analogies abstraites produit des éléments textuels structurés comme des métaphores et qui peuvent passer pour telles aux yeux du lecteur peu au fait de ce qu'est le processus science-fictif.
Critique Littéraire : Donc, ce ne sont pas des métaphores. Alors pourquoi les nommer ainsi au risque de créer de la confusion ?
Lem : Car au niveau de l'abstraction, c'est bien une forme de métaphore. "L'inconscient est structuré comme un langage", voyez-vous. Ainsi, même si l'auteur n'en est pas conscient, ou même en disconvient, il faut bien parler de métaphore.
Critique Littéraire : Heu... et si on n'est pas lacanien, ça marche aussi ?
Aha, très marrant ! On dirait exactement une de mes conversations avec Oncle Joe.

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Lensman
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Message par Lensman » sam. févr. 06, 2010 3:56 pm

Et on fête la 500e!
Champagne (métaphoriquement, hélas, les amis!) pour tout le monde!
Oncle Joe

Lem

Message par Lem » sam. févr. 06, 2010 4:02 pm

Roland C. Wagner a écrit :Exercice :
Isoler la métaphore dans le texte suivant.
La transparence.
Imaginez que vous vous promeniez sur un trottoir au milieu de la foule. Vous ne pourrez jamais prêter attention à toutes les personnes que vous croiserez ; il en subsistera une certaine proportion que vous ne remarquerez même pas, sinon sous la forme de silhouettes noyées dans la masse. Eh bien, pour le commun des mortels, je fais le plus souvent partie de ces silhouettes. Ma sœur Rivière Paisible du Matin Calme aime à dire que je « glisse entre les mailles du tissu de la réalité ». Si j’ai affaire à des individus sensibles à mon Talent — et à condition de ne pas être attifé à ce moment-là comme le croisement d’un clown et d’un épouvantail —, je peux me faufiler parmi eux, traverser leur champ visuel, voire les toucher sans qu’ils s’en rendent compte.
"Je suis tellement transparent que je dois m'habiller comme le croisement d'un clown et d'un épouvantail pour qu'on me remarque."
– Métaphore dans le monde réel (personne n'est transparent, tous les corps physiques humains possèdent la même opacité).
– Métaphore réifiée dans le monde du roman avec justification pseudo-scientifique comme "pouvoir parapsychique".

Fabien Lyraud
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Message par Fabien Lyraud » sam. févr. 06, 2010 4:09 pm

J'ai du mal avec le concept de métaphore réifié. Tout simplement parce que si elle s'incarne la métaphore perd sa qualité de métaphore pour devenir la réalité. La transparence de Tem n'est pas une métaphore c'est la réalité du personnage. Et puis métaphore réifiée c'est un oxymore.
Tu devrais t'intéresser à la sémantique interprétative de Rastier. Je pense que ça t'ouvrirait des horizons théoriques nouveaux qui fairaient progresser ta réflexion.
Bienvenu chez Pulp Factory :
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Le blog impertinent des littératures de l'imaginaire :
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silramil
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Message par silramil » sam. févr. 06, 2010 4:16 pm

Sous moi donc cette troupe s'avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !

Lem

Message par Lem » sam. févr. 06, 2010 4:18 pm

silramil a écrit :L'idée d'une image linguistique comme source d'un récit de SF, ça je suis parfaitement d'accord. D'ailleurs, j'ai eu beau décomposer le processus de création en plaçant d'abord le concept, j'ai ensuite mentionné le fait que le mot choisi pèse sur le développement du sens. Il faut que les choses soient cohérentes et évocatrices. Je ne développe pas plus, mais il y aurait à causer. En tout cas, d'accord là-dessus.
OK.
C'est quand on en vient aux exemples que c'est plus délicat. Là, nos postures de recherche se heurtent, donc il y a une part de préjugé, mais je ne désire pas simplement formuler une objection de principe.
Oh, je n'ai pas l'impression que "nos postures de recherche se heurtent". C'est juste que nous ne sommes exactement attentifs aux mêmes choses. Rien de plus normal. Chacun construit l'outil théorique dont il a besoin pour sruter ce qui l'intéresse. Tout ça est complémentaire.
Le fait que le Monde inverti fonctionne comme un trompe-l'oeil également (= donne le sentiment au lecteur que cette quête de l'optimum est une activité concrète, plausible, se déroulant dans un monde "réel") lui fait un point commun avec la BB. Mais le centre de gravité du Monde Inverti n'est pas l'impulsion qui donne une forme à une métaphore (la poussée en avant vers un optimum), c'est tout le réseau d'objets mineurs et majeurs qui fourmille dans le récit et lui donne effectivement sa charge concrète.
Pour simplifier, je dirai que la réification vient du haut dans la BB (= c'est une réification globale, qui trouve à s'exprimer dans des descriptions détaillées) et du bas dans le Monde inverti (= c'est la conjugaison des objets qui forme peu à peu un monde cohérent).
Passionnant. Il faudrait que je regarde en détail, ça me semble tout à fait plausible. Mais as-tu remarqué le gain théorique ? On a mis à jour un régime textuel qui est commun à La Bibliothèque de Babel et au Monde Inverti. Puisqu'il s'agit de liquider le déni et que celui-ci est postulé (ici et dans une certaine idéalisation) se nourrir de malentendus, d'erreurs de lecture, etc., on dispose d'une passerelle grâce à laquelle on peut dire : "lisez Priest (et par extension la SF) comme vous lisez Borgès". De mon point de vue, c'est décisif.
Pour en venir à mon objection, que j'espère constructive et placée à l'intérieur de ton propre système, le fait d'indiquer la métaphore mettons "primitive" à la source de la Bibliothèque de Babel rend compte de la nouvelle. On peut sentir quelle est la construction verbale établie par Borges simplement en disant que son monde, littéralement, est une bibliothèque.
Par contre, quand on propose une métaphore séminale pour le Monde Inverti, on n'a qu'une vague idée d'un arrière-plan. Il nous manque toute la chair du texte, et surtout tout ce qui, dans le récit est hétérogène à la métaphore. Chercher l'optimum, OK, mais en quoi cela conditionne-t-il la forme de la cité roulante? ses castes? ses coutumes? ses représentations?
Je me demande si tu ne sous-estimes pas la puissance de la SF comme littérature et fiction. Dès lors qu'on accède correctement au texte, Le monde inverti est une lecture ensorcelante. Tous le réseau des élaborations secondes, la cité, les castes, etc., prend sens de lui-même. Il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit à qui que ce soit mais de permettre à chacun d'entrer dans le système de l'auteur et plus largement du genre. Il s'agit de faire en sorte que le lecteur ne repose pas le livre à la page 3 parce qu'il ne comprend pas ce qu'il lit. Si on y parvient, c'est gagné.
Ce qui se passe ensuite – le gain théorique et critique, ce qu'on peut découvrir, mettre à jour, produire comme analyses, relève de la démarche de chaque critique et de son approche particulière.

(Le reste de ton post ne me pose aucun problème.)

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Roland C. Wagner
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Message par Roland C. Wagner » sam. févr. 06, 2010 4:20 pm

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Message par Roland C. Wagner » sam. févr. 06, 2010 4:22 pm

MF a écrit :And Now For Something Completely Different
:lol:
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Message par Roland C. Wagner » sam. févr. 06, 2010 4:23 pm

Lem a écrit :
Roland C. Wagner a écrit :Exercice :
Isoler la métaphore dans le texte suivant.
La transparence.
Imaginez que vous vous promeniez sur un trottoir au milieu de la foule. Vous ne pourrez jamais prêter attention à toutes les personnes que vous croiserez ; il en subsistera une certaine proportion que vous ne remarquerez même pas, sinon sous la forme de silhouettes noyées dans la masse. Eh bien, pour le commun des mortels, je fais le plus souvent partie de ces silhouettes. Ma sœur Rivière Paisible du Matin Calme aime à dire que je « glisse entre les mailles du tissu de la réalité ». Si j’ai affaire à des individus sensibles à mon Talent — et à condition de ne pas être attifé à ce moment-là comme le croisement d’un clown et d’un épouvantail —, je peux me faufiler parmi eux, traverser leur champ visuel, voire les toucher sans qu’ils s’en rendent compte.
"Je suis tellement transparent que je dois m'habiller comme le croisement d'un clown et d'un épouvantail pour qu'on me remarque."
– Métaphore dans le monde réel (personne n'est transparent, tous les corps physiques humains possèdent la même opacité).
– Métaphore réifiée dans le monde du roman avec justification pseudo-scientifique comme "pouvoir parapsychique".
Perdu.

Essaye encore.
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Message par Roland C. Wagner » sam. févr. 06, 2010 4:26 pm

Lem a écrit :justification pseudo-scientifique comme "pouvoir parapsychique".
Non : science imaginaire.

Je me sens obligé d'insister :

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Lensman
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Message par Lensman » sam. févr. 06, 2010 4:40 pm

Lem a écrit : Passionnant. Il faudrait que je regarde en détail, ça me semble tout à fait plausible. Mais as-tu remarqué le gain théorique ? On a mis à jour un régime textuel qui est commun à La Bibliothèque de Babel et au Monde Inverti. Puisqu'il s'agit de liquider le déni et que celui-ci est postulé (ici et dans une certaine idéalisation) se nourrir de malentendus, d'erreurs de lecture, etc., on dispose d'une passerelle grâce à laquelle on peut dire : "lisez Priest (et par extension la SF) comme vous lisez Borgès". De mon point de vue, c'est décisif.
Mais comment les gens lisent-ils Borgès?
Il me semble, et je crois que cela a été dit ici, que l'intérêt porté à Borgès venait justement de son côte "limite", en décalage avec la littérature "normale". Si cela doit devenir une pratique habituelle (lire des trucs à la Borgès comme on lit des textes "ordinaires"), ce caractère "décalé" perd sa raison d'être. On lit Borgès comme une curiosité, une curiosité honorée, certes, mais une curiosité.
A la limité, des critiques seraient bien capables de voir dans la SF… de la mauvaise imitation de Borgès ("Borgès fait bien mieux, et plus court, que ces bavards laborieux…")
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Message par silramil » sam. févr. 06, 2010 4:42 pm

Lem a écrit :
Le fait que le Monde inverti fonctionne comme un trompe-l'oeil également (= donne le sentiment au lecteur que cette quête de l'optimum est une activité concrète, plausible, se déroulant dans un monde "réel") lui fait un point commun avec la BB. Mais le centre de gravité du Monde Inverti n'est pas l'impulsion qui donne une forme à une métaphore (la poussée en avant vers un optimum), c'est tout le réseau d'objets mineurs et majeurs qui fourmille dans le récit et lui donne effectivement sa charge concrète.
Pour simplifier, je dirai que la réification vient du haut dans la BB (= c'est une réification globale, qui trouve à s'exprimer dans des descriptions détaillées) et du bas dans le Monde inverti (= c'est la conjugaison des objets qui forme peu à peu un monde cohérent).
Passionnant. Il faudrait que je regarde en détail, ça me semble tout à fait plausible. Mais as-tu remarqué le gain théorique ? On a mis à jour un régime textuel qui est commun à La Bibliothèque de Babel et au Monde Inverti. Puisqu'il s'agit de liquider le déni et que celui-ci est postulé (ici et dans une certaine idéalisation) se nourrir de malentendus, d'erreurs de lecture, etc., on dispose d'une passerelle grâce à laquelle on peut dire : "lisez Priest (et par extension la SF) comme vous lisez Borgès". De mon point de vue, c'est décisif.
Oh, sur ce point, il y a longtemps qu'on est d'accord, puisque, au moins pour ces textes, nous nous accordons pour parler de fiction spéculative.
Néanmoins, la différence entre le fonctionnement de l'un et de l'autre me paraît de nature à bloquer durablement la lecture des prescripteurs, justement. Pour lire Borges, il faut évoluer dans l'éther intellectuel. Pour lire Priest, il faut mettre les mains dans le cambouis et construire son monde en kit.
Je ne dis pas ça pour critiquer l'un ou l'autre, juste pour souligner que, malgré leurs points de contact, ces textes sont trop différents pour qu'on puisse simplement dire : lisez Priest comme vous avez lu Borges.

Ceci dit, je suis loin de considérer qu'on ne peut pas valoriser la science-fiction. C'est même le noeud de mon entreprise personnelle. Je suis juste très prudent et veux estimer au plus juste la bonne manière de présenter la SF aux "profanes".
Pour en venir à mon objection, que j'espère constructive et placée à l'intérieur de ton propre système, le fait d'indiquer la métaphore mettons "primitive" à la source de la Bibliothèque de Babel rend compte de la nouvelle. On peut sentir quelle est la construction verbale établie par Borges simplement en disant que son monde, littéralement, est une bibliothèque.
Par contre, quand on propose une métaphore séminale pour le Monde Inverti, on n'a qu'une vague idée d'un arrière-plan. Il nous manque toute la chair du texte, et surtout tout ce qui, dans le récit est hétérogène à la métaphore. Chercher l'optimum, OK, mais en quoi cela conditionne-t-il la forme de la cité roulante? ses castes? ses coutumes? ses représentations?
Je me demande si tu ne sous-estimes pas la puissance de la SF comme littérature et fiction. Dès lors qu'on accède correctement au texte, Le monde inverti est une lecture ensorcelante. Tous le réseau des élaborations secondes, la cité, les castes, etc., prend sens de lui-même. Il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit à qui que ce soit mais de permettre à chacun d'entrer dans le système de l'auteur et plus largement du genre. Il s'agit de faire en sorte que le lecteur ne repose pas le livre à la page 3 parce qu'il ne comprend pas ce qu'il lit. Si on y parvient, c'est gagné.
Ce qui se passe ensuite – le gain théorique et critique, ce qu'on peut découvrir, mettre à jour, produire comme analyses, relève de la démarche de chaque critique et de son approche particulière.
Je te rassure, je ne sous-estime nullement la puissance de la SF : c'est au contraire parce que j'y vois le genre de choses que tu décris que je conteste la portée explicative de ta théorie (d'une manière convergente avec les autres sceptiques, Erion et Oncle Joe en particulier). Je ne dis pas que cette théorie est fausse, loin de là, ni qu'elle déforme les textes. Elle est simplement insuffisante pour expliquer ce qui se passe dans un texte de SF.
Mais je suis bien conscient que ce n'est qu'un aspect d'une théorie en formation, et durement éprouvée par cinq cent pages de discussion.

Maintenant, s'il s'agit simplement de prévenir chez le lecteur déformé par des années de pratique réaliste le "choc du futur" qui rend pour lui le texte de SF illisible, c'est un autre problème. Sur le principe, pourquoi pas, mais il subsiste toujours le risque du malentendu et de la déception : si on dit aux critiques lisez Priest, vous retrouverez Borges, vu qu'ils réifient tous deux des métaphores, ils risquent de crier à l'arnaque quand ils verront que ça ne marche pas pareil. Cela dit, c'est un calcul comme un autre; si pour neuf critiques qui s'offusquent il y en un qui voit l'intérêt, ça fait toujours un lecteur de plus... et petit à petit...

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Erion
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Message par Erion » sam. févr. 06, 2010 4:42 pm

Lensman a écrit : Mais comment les gens lisent-ils Borgès?
Il me semble, et je crois que cela a été dit ici, que l'intérêt porté à Borgès venait justement de son côte "limite", en décalage avec la littérature "normale". Si cela doit devenir une pratique habituelle (lire des trucs à la Borgès comme on lit des textes "ordinaires"), ce caractère "décalé" perd sa raison d'être. On lit Borgès comme une curiosité, une curiosité honorée, certes, mais une curiosité.
A la limité, des critiques seraient bien capables de voir dans la SF… de la mauvaise imitation de Borgès ("Borgès fait bien mieux, et plus court, que ces bavards laborieux…")
Oncle Joe
Surtout que Borgès, ça manque de poulpes qui parlent.
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