silramil a écrit :[
Le point de départ de l'hypothèse, c'est que la SF s'est présentée elle-même, lors de sa réintroduction en France, comme – basiquement – la littérature de la science et du futur. Avec l'argument de la modernité thématique (et, éventuellement, formelle). Sa réception s'est faite à partir de cette image univoque, qui est toujours en circulation aujourd'hui.
"elle-même" ?
Ceux qui l'ont introduite sur le marché français. Les créateurs du premier discours critique/publicitaire. C'est raccord avec ton ok.
Je passe sur les malentendus et déceptions qui se sont produits par comparaison de la réalité avec cette image : ils sont la sources des dénis connus.
Soit.
L'hypothèse M s'ajoute donc à d'autres, qui mettent en valeur la différence entre réalité et "prévision" SF. (= on nous promet le futur, on nous donne des fantasmes - résumé personnel).
Pas seulement. Et sans lien avec M. Une source de déception a dû être, je crois, la non-concordance du texte SF par rapport à son mythe introductif de "littérature du futur". C'est le bref épisode du Nouveau Roman qui m'inspire ça – et aussi l'expérience de Drode et ses propres critiques sur la pauvreté du texte sf ordinaire, le caractère conventionnel de la narration, souvent, etc. Je crois que pour un critique (un lettré) français de cette époque, l'idée de modernité devait obligatoirement se traduire par un impact sur la forme, une ambition et une conscience spéciale dans le travail du texte. Ceux qui ont lu les livres n'y ont pas trouvé ce qu'ils espéraient. Il y avait quand même de quoi faire mais ils ne l'ont pas vu. Naissance de la réputation "c'est mal écrit". "C'est de la littérature de gare", etc.
L'hypothèse M ajoute une variable cachée aux sources de déni déjà connues, rappelle-toi.
Spécifiquement sur M :
– réception lettrée (construite très peu à partir de la lecture réelle des textes à mon avis, beaucoup plus à partir de l'image générale du genre telle qu'on pouvait la déduire des infos para-éditoriales disponibles) : la SF est un fourre-tout essentiellement axé sur le sensationnel, plutôt naïf et réac dans ses thèmes, voire carrément régressif et ésotérique (les demi-dieux, les batailles cosmiques, les surhommes, l'Atlantide, les pouvoirs psychiques, les soucoupes volantes ???)
cela me paraît excessif, comme je l'ai déjà mentionné, mais il n'est pas question ici de relancer le débat.
Je note donc que l'hypothèse M, en ce qui concerne la réception lettrée, consiste à postuler que la proximité des thèmes avec les hétéroclites a fait pencher négativement la balance pour la SF.
c'est donc parce qu'elle ressemblait aux hétéroclites que la SF a subi un discrédit.
Ton résumé ad post est trop radical mais c'est parce que mon expression n'est pas assez fine. C'est la partie de l'intuition qui est la plus difficile à exprimer – et je sens que ça ne va pas être mieux ce soir.
On parle ici des lettrés qui ne lisent pas, ou ne font au mieux que survoler les livres. Parmi eux, beaucoup sont repoussés par la science, tout simplement. Par la réputation "genre scientifique". J'imagine que ça ne pose pas de problème. Beaucoup le sont aussi sans doute par le caractère tapageur des collections (sauf PdF). Si la réputation "c'est mal écrit" commence à circuler, il est peu probable qu'ils fassent l'effort d'aller plus loin que le survol, sauf livre spécialement signalé comme Les chroniques martiennes. On est face à un jugement en bloc, qui ne trie pas dans les sources de rejet. Mais je pense qu'en dehors de tous ces facteurs, la teneur "étonnamment M" (pour un genre réputé moderne, futuriste et scientifique) devait être perceptible. La vraie question, au fond, est peut-être : "qu'était la modernité littéraire pour un lettré des années 50-60" ? Je ne suis pas sûr de la réponse mais je ne pense pas que les signaux M émis par le genre aient eu place dans cette modernité. C'est donc à la fois plus simple et plus complexe que la simple réaction aux trucs hétéroclites.
Mais j'admets que je n'arrive pas à faire partager, à exprimer correctement cette intuition.
– réception scientifique (peut-être plus encline à lire réellement ?) : beaucoup de science fausse, beaucoup de pseudo-science, beaucoup d'objets métaphysiques et religieux n'ayant strictement rien à voir avec la science. (Mêmes objets).
Puisque l'hypothèse M n'implique pas d'invoquer un processus de comparaison entre réalité et prévision SF, je détecte une contamination de deux aspects ici (science fausse et pseudo-science n'ont rien à voir avec l'hypothèse M).
Ce que je note pour l'hypothèse M, c'est que la réception scientifique aurait été négative en raison de l'identification d'objets métaphysiques et religieux.
Je remarque au passage que la réception lettrée est considérée sous l'angle des représentations mal informées (une mauvaise doxa), tandis que la réception scientifique dispose de bonnes représentations (elle identifie des sujets M dans les textes), mais elle les critique.
Les deux sont donc convergentes : ce que les lettrés croient deviner dans la SF, les scientifiques l'y trouvent.
Oui, on pourrait le dire comme ça. Se souvenir du type de l'unesco dans les années 50 sur la "bonne SF" (scientifiquement sérieuse, voire pédagoqique) et l'autre, plus que douteuse, qui tente de fourguer sous le nom "science" des choses qui n'en sont pas. Les mauvaises réputations s'accumulent. Pas de la littérature (il y a de la science dedans). Mal écrit. Littérature de gare. Réac et "naïvement métaphysique". Pas sérieuse scientifiquement. Ça fait beaucoup.
– réception institutionnelle : ? (En 1950, je ne sais pas ce que c'est.)
l'attribution d'un prix, la mise en marche d'étude universitaires, la promotion médiatique...
Mais bon, c'est vrai que l'hypothèse M n'a pas beaucoup de rapport avec cette réception, qui est de second degré.
On passe alors.
– réception populaire : hormis les lecteurs de SF eux-mêmes (dont j'ignore le nombre et la sociologie dans les années 50), j'imagine que le terme science-fiction est finalement très peu associé à la littérature. J'imagine que beaucoup de gens ne savent même pas que c'est une littérature. Je pense que la plus grande chance statistique d'entendre prononcer le mot est assez vite dans son association avec le thème des soucoupes volantes et par généralisation, dans son usage synonymique de "un truc impossible, vaguement ridicule, qui n'est pas réel et ne peut pas arriver"). Dans cette représentation, il y a certainement un élément de métaphysique populaire qui entre en compte.
Houlà, je tique sur l'emploi de métaphysique populaire.
Je croyais avoir compris que "métaphysique populaire" renvoyait à une certaine forme de métaphysique, et non à "nom que l'on donne à la métaphysique quand c'est le bas peuple qui la pratique".
C'est le cas. Je range sans problème la plupart des hétéroclites dans la "Métaphysique populaire".
Mais revenons à l'hypothèse M
Demain, pour moi.
Mais je réponds quand même à cette question :
Les gens qui ont, eux, apprécié la SF, l'ont-ils fait en dépit de leur répugnance pour des sujets à saveur métaphysique ? en raison de leur goût pour des sujets à saveur métaphysique ?
Mon histoire perso : pour moi, ça a toujours été l'expérience SF la plus intense, l'essence même du sense of wonder. Gosseyn qui similarise à la vingtième décimale. Ben Reich à genoux dans le néant devant L'homme sans visage. L'apothéose finale d'Ubik. Les visions prophétiques dans
Dune. La Perte en Ruaba. Je l'ai dit très vite sur le fil : l'hypothèse est aussi née de cet étonnement : pourquoi, alors que je crois être le basique athée-de-gauche-rationaliste, j'aime tellement tous ces trucs-là ? Pourquoi j'adore lire sous forme de fiction ce qui m'arrache les yeux dans les essais barjos ?
J'adore la SF pour ça, essentiellement. Pour cette capacité à mettre en scène, à donner à vivre des situations "ultimes" qui engagent la nature même de la réalité. Et je pense comme toi que c'est le cas de beaucoup de lecteurs.
Mais je crois aussi qu'il y a beaucoup de gens qui ne veulent
pas de ce vertige – qui le craignent, en détestent jusqu'à l'idée. Et il y en a aussi beaucoup qui le trouvent ridicule, enfantin. Je n'en aurais pas fait une hypothèse sur le déni mais, en me réintéressant à l'histoire de la philosophie au XXème siècle, je me suis rendu compte que cette émotion était précisément celle de la spéculation métaphysique (et aussi religieuse) et que, jusque très récemment, elle a été jugée à la fois nocive ("les hallucinés de l'arrière-monde", Nietzsche) ou vaguement ridicule ("l'ivresse des gouffres, etc."). Le tilt s'est fait comme ça.